D'après Adolphe Mayer dans Le Journal, n°1818, 19 septembre 1897.

Henri Chivot, le misanthrope du Vésinet

La nouvelle de la mort d'Henri Chivot a causé, hier soir, dans les théâtres, une très douloureuse surprise. Dans la journée même, il avait dû lire aux artistes du théâtre Déjazet la version nouvelle d'une de ses anciennes pièces, qu'on allait reprendre ; mais il s'était fait excuser au dernier moment pour cause d'indisposition légère. En quelques heures, une crise de rhumatisme intestinal a eu raison de sa vigueur, de sa résistance, qui étaient extrêmes.

Henri Chivot vers 1880

Le bagage dramatique de Chivot est considérable : seul, ou en collaboration avec Duru, – mort il y a quelques années, – il a écrit un nombre invraisemblable de pièces dont quelques-unes ont véritablement contribué à enrichir les directeurs qui les ont montées. Cependant, tout s'use à la longue ; si le public demande, exige toujours des pièces solidement construites et bien faites, fussent-elles bâties sur un très ancien modèle, il veut aussi un peu plus d'agrément qu'autrefois dans l'écriture et quelque modernité dans le style.
Or, Chivot était resté résolument hostile à ce qu'il appelait la nouvelle école ; les drôleries de notre jargon boulevardier lui paraissaient aussi incompréhensibles que du sanscrit et il en proscrivait absolument l'usage dans le travail de ses derniers collaborateurs.

C'est qu'il avait complètement évité de se mêler au mouvement dont le bruit n'était même pas parvenu jusqu'à lui. A peine lisait-il les journaux, les mêmes depuis trente ans ; toute la prose née dans ces dernières années lui était inconnue. Il eût ignoré de même la nouvelle génération des auteurs dramatiques sans les colonnes Morris qui ne cessaient de lui apprendre des noms nouveaux ; mais sa curiosité n'allait pas plus loin. Chivot n'avait même pas la moindre idée des rapports de tous les instants qui existent dans le monde des théâtres, entre les directeurs, les auteurs, les acteurs et les journalistes.
Aussi, professait-il sur les critiques importants de la Presse quotidienne une crainte respectueuse. Il se les imaginait isolés en une tour d'ivoire, dominant avec solennité tout le petit monde des théâtres et prononçant d'irrémissibles arrêts. Cette croyance était presque touchante. Il y a peu de mois, un de nos amis, jeune auteur à ses débuts, mis par hasard en rapport avec Chivot, entreprit de lui raconter combien les choses s'étaient modifiées depuis 1850 : il lui affirma qu'auteurs et acteurs fréquentaient les mêmes cafés, dînaient dans les mêmes restaurants, et que les critiques se mêlaient à eux et ne dédaignaient pas de leur serrer la main aux uns et aux autres. Chivot fut stupéfait.
Lorsque, il y a quelques année, M. Samuel eut l'idée de reprendre, en matinée, aux Variétés, les chefs-d'oeuvre du vaudeville, les pièces ancestrales, on eut recours aux lumières de Chivot qui avait connu tous les comédiens légendaires. Il interrompait parfois les acteurs des Variétés pour leur indiquer d'antiques créations. Sarcey [1], qui assistait à la répétition pour préparer sa conférence, apporta aussi sa petite provision de souvenirs.
Alors, Chivot demanda avec curiosité : « Quel est donc ce gros monsieur qui a tant de mémoire ? » « C'est Sarcey », lui répondit-on.
« Vraiment, c'est Sarcey, dit Chivot avec ahurissement, c'est que je ne l'avais jamais vu ! »
Or, notez qu'à cette époque Chivot avait eu bien près de cent pièces représentées sur les théâtres parisiens, et que Sarcey en avait jugé au moins les trois quarts. Nous allons rappeler les titres les plus célèbres de cette production intarissable.

Attaché au secrétariat du Chemin de fer de Lyon, il débuta en 1855 avec une Trilogie de pantalons, vaudeville en un acte ; puis, peu de temps après, sur tous les théâtres de Paris, de l'Odéon à Déjazet : Mon nez, mes yeux, ma bouche ! le Beau Dunois, les Cent Vierges, les Braconniers, le Carnaval d'un Merle blanc, la Vie de château, les Filles de Barazin, Fleur-de-Thé, les Chevaliers de la Table-Ronde, les Forfaits de Pipermans, l'Ile de Tulipatan, les Splendeurs de Fil-d'Acier, les Couverts d'argent, les Orphéonistes en voyage, la Blanchisseuse de Berg-op-Zoom, le Pompon, les Pommes d'or, Voir Paris et mourir ! Zilda, le Grand Mogol, l'Etoile du berger, Madame Favart, les Locataires de Monsieur Blondeau, Villa Blancmignon, les Noces d'Olivette, la Mascotte, Gillette de Narbonne, Boccace, le Truc d'Arthur, la Princesse des Canaries, l'Oiseau bleu, le Grand Mogol, les Noces d'un réserviste, la Cigale et la Fourmi, Surcouf, les Petites Godin, le Voyage de Suzette, la Fée aux Chèvres, le Pays de l'or, Madame la Commissaire, plus une multitude de pièces en un acte et en deux actes dont la nomenclature serait interminable.

Boccace, opéra-comique en trois actes, musique de Franz von Suppé, Folies dramatiques, 29 mars 1882

 

La mère des compagnons, opéra-comique en trois actes, musique de Florimond Hervé, Folies-Dramatiques, 15 décembre 1880

 

Fleur de thé, opéra bouffe en trois actes, musique de Charles Lecocq, Athénée, 11 avril 1868

 

Le Beau Dunois, opérette en un acte, musique de Charles Lecocq, Variétés, 13 avril 1870

Chivot a collaboré avec Saint-Georges, Lecocq, Offenbach, Vasseur, Audran, Hervé, Suppé, Planquette.
Il était âgé de soixante-sept ans. Chivot jouissait dans le monde des théâtres, d'une réputation de probité et de dignité parfaites ; tous ceux qui l'ont approché regretteront en lui l'homme courtois et correct qui ne trempa jamais dans ces petites compromissions fâcheuses dont les Courriers de théâtres sont parfois forcés d'entretenir le public.

    Notes :

    [1] Francisque Sarcey (1827-1899) célèbre critique dramatique et journaliste français, très conservateur et très prude.


Société d'Histoire du Vésinet, 2014 - www.histoire-vesinet.org