Le commissaire
Gilles apparaît pour la première fois en 1933 dans le roman Hasard.
Après avoir pris connaissance du manuscrit, l’éditeur Gallimard,
à qui l’auteur l’avait soumis, le retenait et proposait au créateur
de Gilles un contrat pour une longue série. Pierre
Horay reprit plus tard la réédition des premiers livres et l’édition
des suivants. La série devait compter vingt-deux volumes, dont la
publication s'échelonna de 1933 à 1955, avec deux oeuvres posthumes,
puisque la mort brutale de l’auteur, en 1954, vint mettre fin trop
tôt, hélas! à la carrière du commissaire Gilles. L‘apparition du commissaire Gilles
suit d’assez près celle de l’inspecteur Maigret dans le domaine
de la littérature policière. Jacques Decrest, sans doute influencé
par les premiers "Maigret", qui n’avaient pas encore atteint la
grande notoriété que nous leur connaissons, pensa qu'il était possible
de créer un autre fonctionnaire du Quai-des-Orfèvres dont la personnalité
différerait radicalement de celle qu'avait campée Simenon. Il est
en effet curieux de constater combien ces deux personnages sont
dissemblables, tant sur le plan social qu'intellectuel. Gilles est
un homme élégant, distingué, cultivé, amateur d'art de littérature,
féru d'histoire, qui n'aura qu'un seul regret lors de son trop bref
séjour à Vienne au cours de son enquête Les Trois Jeunes Filles
de Vienne: celui de n'avoir pu écouter un concert de Mozart
dans la ville où mourut celui-ci. Il est vraisemblable que, dans
une pareille circonstance, Maigret aurait davantage déploré de ne
pouvoir savourer plus longuement l'excellente bière et la charcuterie
autrichiennes. Ce qui ne veut pas dire que Gilles n'était pas un
gourmet. Il est fait allusion à plusieurs reprises dans ses
livres aux plaisirs de la table et Gilles ne se pardonne pas d'avoir mangé
une tarte sans y avoir prêté assez d'attention!
Jacques Decrest se plaisait à dire que ses romans étaient en général,
plutôt que des romans policiers, "des romans avec un policier".
Le titre avait une grande influence sur Jacques Decrest. Contrairement
à beaucoup d'écrivains, qui baptisent leur livre après l'avoir terminé,
le titre était le plus souvent pour lui générateur de l'idée d'où
découlait le roman. Pour bâtir celui-ci, il partait d’un événement
simple, plausible, d'un fait divers de tous les jours qu'il situait
seulement dans un milieu déterminé, et qu'il laissait ensuite se
développer et suivre son cours sans aucune idée préconçue sur l'évolution
des circonstances ni sur l'issue finale. Au fur et à mesure que
son manuscrit avançait, Jacques Decrest s’effaçait de plus en plus
devant le commissaire Gilles, et le comportement de ce dernier devenait
le simple prolongement des réactions naturelles d’un homme fin et
subtil devant les faits qui se présentaient successivement à lui.
Les aventures de Gilles avec Françoise, son adorable fiancée, servent
de toile de fond à ses histoires jusqu'à ce que nous le retrouvions
marié et père de famille. Ces éléments apportent dans chacune
de ses enquêtes une note de jeunesse et de fraîcheur. Le roman Fumées sans Feu, remporta en 1951 le Grand Prix de Littérature
policière, couronnant ainsi l'ensemble de l’œuvre de Decrest parue
à cette époque. Il est signé Germaine et Jacques Decrest, car dans
cette enquête Mme Decrest a apporté une précieuse collaboration
à son mari tant dans la conception que dans la rédaction de ce livre
original. Le commissaire Gilles est une figure marquante
dans la lignée des policiers classiques de roman et, tout en conservant
sa personnalité bien particulière, il trouve une place justifiée
aux côtés de M. Lecoq, Sherlock Holmes, Ellery Queen, Hercule Poirot,
Nestor Burma, Maigret pour n'en citer que quelques-uns. Jacques
Decrest aimait ses personnages. Il a donné très simplement et en
quelques mots l'explication de son succès en disant: “Je fais des
romans que j’aurais aimé lire...” Le 18 juillet 1954, un dimanche, alors qu ‘il
jouait aux boules avec son fils Gilles dans le jardin de sa maison
du Vésinet, il fut subitement terrassé par une crise cardiaque.
il avait soixante ans. Il était près de sept heures du soir. La
table du thé (cher au commissaire comme à son créateur) n’était
pas encore desservie. Le manuscrit de son prochain roman était ouvert
sur son bureau et il allait se remettre au travail. Ce manuscrit, Les Complices de l'Aube, laissé inachevé
par cette disparition soudaine, fut terminé par Thomas Narcejac.
Ce dernier, guidé par l’amitié admirative qu'il portait à l'œuvre
et à son auteur, voulut leur rendre un dernier hommage en acceptant
d'une façon totalement désintéressée d’en écrire la fin.