D'après Raymond Escholier pour la Revue des deux mondes : recueil de la politique, de l'administration et des mœurs (Paris) mai 1933.

Cri d’alarme au Vésinet

Epinay-sur-Seine, Argenteuil, Bezons, l’île de Chatou, la Grenouillère que peignit si souvent Maupassant et qui nous ramène aux canotiers du consulat de M. Grévy ; l’île de Croissy pavoisée d’affiches géantes et intempestives et enfin, aux portes de Saint-Germain où s’arrête notre voyage, Le Vésinet.
Après tant de laideurs côtoyées, Le Vésinet, véritable nid de fleurs et de feuillages, parc anglais dont les maisons privées sont de charmants cottages, montre ce que peuvent faire, sur un point de la région parisienne, l’intelligence, le goût et la volonté d’un animateur tel que fut Alphonse Pallu, son fondateur, et aussi, il faut bien le dire, la vigilance des municipalités qui lui ont succédé depuis cinquante ans.
Cette verdoyante oasis dont les peupliers et les saules, les chemins ombreux, les lacs miroitants semés d’îles, les ruisseaux, les cascatelles, ont souvent inspiré Corot [1], voici que les puissants de ce monde méditent de la détruire, de la réduire, grâce à d’affreux lotissements, à l’état lamentable de ces coins de banlieue qui soulèvent le cœur.

 

« ... les chemins ombreux, les lacs miroitants semés d’îles, les ruisseaux, les cascatelles qui ont souvent inspiré Corot. »

 

Par bonheur, Le Vésinet possède un syndicat d’initiative conscient de ses devoirs et, dans le même instant où l’un de nos lecteurs nous dénonçait « le scandale de l’île Séguin », son président, M. de Tomaz [2], nous envoyait ce message alarmant :

    « Le Syndicat d’initiative du Vésinet a voulu récemment donner la direction de son activité à quelques hommes désintéressés qui soient encore capables d’éprouver du désespoir ou de la colère devant le massacre d’un paysage. Le Vésinet est un paysage ; on le massacre, on va le massacrer. Le comité du Syndicat d’initiative a poussé le cri d’alarme ; il s’efforce de grouper autour de lui les habitants du Vésinet pour une action efficace. Le but que nous voulons atteindre, c’est l’inscription du « Parc du Vésinet » à l’inventaire prévu par l’article de la loi du 2 mai 1930 (sur la protection des sites). » [3]

Et dans une excellente notice jointe à la lettre qu’il voulait bien nous adresser, le président du Syndicat d’initiative du Vésinet rappelait dans quelles déplorables conditions s’élabore le Grand Paris.

    « Il est devenu commun de se lamenter sur l’enlaidissement progressif des environs de Paris. Partout où l’on jette les yeux, ce n’est que massacre et saccage. Les ensembles les plus beaux, les sites les plus charmants, sont déshonorés par des constructions abominables.

    « Ceux qui délivrent chaque jour des autorisations de bâtir sont-ils donc privés de toute imagination ? Ne se représentent-ils pas comment les édifices dont ils permettent la construction se comporteront à l’endroit où on va les placer ? Ne leur est-il pas possible de donner quelques idées directrices aux architectes ? Les amis sincères de la beauté ne pourront-ils plus que se lamenter sur des ruines ? Et les collectivités ne comprendront-elles plus jamais que leurs intérêts les plus immédiats leur commandent de se défendre contre les vandales de toujours, qui paraissent aujourd’hui commander à tous ?

    « Les exemples sont innombrables ; en dehors même des constructions, et dans tout ce qui constituera plus tard le Grand Paris, on ne trouve qu’imprévision et laideur ; tracés américains, déboisement, absence de toute règle dans la construction, sont quelques-uns des maux qui caractérisent les agglomérations nouvelles. Dans une circonférence de vingt kilomètres de rayon autour du Paris actuel, tous les paysages ont été détruits ; les îlots boisés qui subsistent sont des domaines dont la surface diminue chaque jour et dont, le plus souvent, les abords immédiats ont été morcelés sans précaution »

Et avec une anxieuse fierté, le Syndicat d’initiative proclame cette incontestable vérité : Une seule exception, Le Vésinet. Car la chose qui frappe le plus le nouveau venu, visiteur ou habitant, quand il arrive au Vésinet, c’est le caractère exceptionnel de la beauté de cet endroit. Nulle part, autour de Paris, on ne trouve sur l’étendue de toute une commune, pareil ensemble et pareille harmonie...
Enfin, cette remarque dont les créateurs du Grand Paris feraient utilement leur profit :

    « Lorsqu'on sait par quels moyens relativement simples ce magnifique résultat a été obtenu, on reste confondu de n’avoir jamais vu copier avec la même ampleur les méthodes qui ont permis de créer Le Vésinet... »

Les directeurs du Syndicat d’initiative ont raison et leur cause, pourtant très intéressante, passe ici les limites d’un cas particulier pour toucher à l’intérêt général.
Que l’appel des défenseurs du Vésinet soit entendu, on doit l’espérer. Il est trop éloquent, trop raisonnable aussi, pour ne pas retenir l’attention de la Commission des sites. Il ne faut pas qu’on continue à construire de nouvelles usines au bord de la Seine, entre le pont du Pecq et le pont de Bougival, dans l’un des plus beaux paysages de l’Ile-de-France. Il faut veiller sur l’exécution de la route directe Paris-Saint-Germain ; et pour cela, ce site, en effet, doit être classé sans retard.
Mais ce qu’on doit souhaiter encore, c’est que la leçon du Vésinet, dont la municipalité, dont le Syndicat d’initiative luttent avec une admirable énergie pour sauvegarder la beauté de leur coin de terre, porte ses fruits, à Paris, autour de Paris, dans toute la France.
Il faut bien comprendre dans notre beau jardin français, comme dans notre douce Ile-de-France, que détruire des promenades séculaires, jeter bas nos demeures d’autrefois, laisser s’écrouler les sanctuaires où priaient nos aïeules, c’est non seulement attenter au trésor spirituel de la patrie, mais c’est aussi frustrer celle-ci de richesses matérielles, tarir les sources de revenus fonciers qui ne souffrent pas, eux, du caprice des changes.
Il est trop manifeste qu’avant tout, il importe de préserver les rares îlots verdoyants de la région parisienne. Pour cela, comptons sur l’opinion plutôt que sur l’état actuel d’une législation parfaitement insuffisante. N’est-ce pas encore M. le sénateur Morizet [4] qui vient d’écrire ces lignes désenchantées ?

    « Détruire une des maisons du Paris historique n’est pas l’unique forme de l’attentat contre la beauté de la Ville. Endommager un de ses paysages traditionnels est un autre crime auquel la Commission des perspectives monumentales parisiennes, créée en 1909 au sous-secrétariat d’Etat des Beaux-Arts, la Commission du Vieux Paris et le Comité technique et d’esthétique institués en 1897 et 1909 à la préfecture de la Seine, ne peuvent opposer que leurs protestations. La Commission départementale des Sites, formée en 1907, après le vote de la loi Beauquier [5] et réorganisée après celui de la loi du 2 mai 1930, ne dispose pas d’armes beaucoup plus efficaces.

    Celle-ci a obtenu le classement de trois sites dans Paris, de six dans le reste du département : l’esplanade des Invalides, les Champs-Elysées de la Concorde au Rond-Point, l'île de la Folie au Bois de Boulogne ; le bord de la Marne à Champigny, l'île de Bonneuil, un terrain du Val-de-Beauté et un jardin à Nogent-sur-Marne, l'île de Chennevières à Saint-Maur, l’entrée du Bois au pont de Suresnes. Que c’est peu ! »

On croit rêver. Vraiment, il est grand temps que l’opinion publique s’émeuve et oblige nos dirigeants à mieux respecter nos richesses naturelles et monumentales. En attendant, un devoir strict s’impose aux administrateurs de la région parisienne : respecter jalousement tout ce qui embellit le cours de la Seine et profiter du plan d’extension pour ajouter à sa douce et noble harmonie. La Ville de Paris doit avoir un miroir et une ceinture dignes de sa beauté royale.

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    Notes SHV.

    [1] Jean Baptiste Camille Corot (1796-1875), peintre et graveur, est aussi l'un des fondateurs de l'école de Barbizon. Il aurait fréquenté et tiré des croquis et des esquisses du paysage composé par Choulot au Vésinet. Malheureusement, on n'en retrouve pas trace dans ses œuvres. Une avenue lui a été dédiée en 1888.

    [2] Robert de Tomaz (Tomaszkiewicz), né à Enghien en 1881 et d'origine polonaise, publiciste (presse financière), fut président du Syndicat d'Initiative de 1931 à 1933. Il habitait au 10bis allée du Lac Inférieur., la villa La Tillyère.

    [3] L'objectif fut atteint l'année suivante par les arrêtés ministériels de février 1934, celui du 5 instituant "Sites classés" le Lac des Ibis, les pelouses et les coulées appartenant à la commune, celui du 1er inscrivant à l'inventaire des sites "dont la conservation présente un intérêt général" les autres lacs et les rivières (propriétés de la Société Lyonnaise des Eaux et de l'Eclairage). Ceux-ci deviendront à leur tour "Sites classés" en 1983.

    [4] André Morizet (1876-1942) homme politique socialiste français. Maire de Boulogne-Billancourt, il a contribué à dessiner les traits du « Grand Paris », enjeu majeur de la politique urbaine de la région parisienne depuis les années 1920. Il sera avec Henri Sellier, maire de Suresnes, en charge du projet de Grand Paris du Front populaire.

    [5] Charles Beauquier (1833-1916) député du Doubs, fut rapporteur de la loi du 21 avril 1906 qui organisait pour la première fois la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique. Elle renforçait la notion de patrimoine historique déjà évoquée par le texte de loi du 30 mars 1887.


Société d'Histoire du Vésinet, 2020 • www.histoire-vesinet.org