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Le refuge de
Daisy au Vésinet

Lorraine Kaltenbach a raconté dans son livre Le secret de la Reine Soldat [1] la vie aventureuse de Marie-Sophie de Bavière, la plus romanesque des sœurs de Sissi, impératrice d'Autriche.

    Aussi rebelle que l'illustre impératrice, elle fut autrement plus vivante et charnelle. À vingt ans, elle bluffa l'Europe en abandonnant ses crinolines pour traverser en pantalon la révolution italienne du Risorgimento. À trente ans, elle devint une figure du Paris de la Belle Époque. Que cachait son attirance pour la Ville Lumière ? La nostalgie de sa passion secrète pour un zouave pontifical français, mais surtout Daisy, leur enfant, dont elle ne put jamais faire l'aveu public : le pape, l'empereur François-Joseph, les rois de Bavière, de Naples et des Deux-Siciles auraient eu trop à perdre si ce scandale avait été divulgué. La reine soldat imposera son droit de renouer avec la fille qu'on lui avait arrachée, et s'alliera avec les anarchistes pour châtier ceux qui l'avaient outragée et chassée de son trône. [2]

Lorraine Kaltenbach, qui a mené ses recherches dans ses archives familiales et parcouru durant trois ans la France, l'Allemagne et l'Italie, est parvenue à ressusciter les amours cachées de cette combattante et à lever le voile sur la mystérieuse Daisy de Lavaÿsse [3]. C'est parce que son tragique destin a conduit Daisy à passer par Le Vésinet que nous ajoutons au récit les quelques éléments issus de sources locales, que l'auteure a pu ignorer et qui complètent sa recherche.

    Une villa retirée

    […] Six jours après sa reconnaissance de paternité [26 mai 1867], le zouave achète d’ailleurs une maison à l’écart de Paris et des curieux, dans la coquette et tranquille ville du Vésinet, une villa située 23 route de la Croix. Il y installe l’enfant et sa gouvernante.

C'est ainsi qu'apparaît, dans l'ouvrage de Lorraine Kaltenbach, notre ville-parc.
Au printemps de 1867, M. Charles Felix de Lavaÿsse de Châteaubourg, un jeune aristocrate, ancien zouave pontifical, achète une maison au Vésinet pour y loger, en toute discretion, Daisy (c'est un pseudonyme) sa fille âgée de cinq ans, née d'une relation adultère, avec une « grande de ce monde », une « tête couronnée », une héroïne adulée par les uns haïe par d'autres.

Plan général du lotissement du Parc du Vésinet (détail) 1882
... route de la Croix, n°23, formant partie du lot n°82 de l'ilet 11 du lotissement dudit parc ...
Illustration SHV.

A cette époque, Le Vésinet n'est pas encore une commune indépendante et c'est dans les archives cadastrales de Chatou (dont dépend la portion où se situe la route de la Croix) que l'on peut relever le nom de Lavaÿsse de Châteaubourg, Charles Félix, 124 Faubourg St Honoré à Paris. comme propriétaire d'un lot (n°24 sur le plan) consistant en un jardin d'agrément et une maison.
L'acquisition est décrite comme suit :

    ... Une propriété de campagne d'une contenance superficielle d'environ mille quatre cent cinquante mètres, située au parc du Vésinet, commune de Chatou, route de la Croix, n°23, formant partie du lot n°82 de l'ilet 11 du lotissement dudit parc ; ladite propriété consistant en un grand bâtiment formant un carré long, bâti à l'italienne, élevé en partie sur cave, d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage divisé en quatre pièces. Le tout clos de murs et de palissades, avec entrée par une porte à deux vantaux sur la route de la Croix, et sortie par derrière sur la route de la Plaine conduisant à la gare de Chatou. Petit bâtiment à gauche. Jardin planté d'arbres d'agrément. Concession d'eau.

Selon l'hypothèse de L. Kaltenbach, la maison fut occupée durant la belle saison (avril-octobre 1867) par la fillette Daisy et sa gouvernante bavaroise Mechtilde, [4] et peut-être ou parfois, M. de Lavaÿsse de Châteaubourg lui-même. Tout le monde regagnant la capitale à l'automne, comme la plupart des villégiateurs. M. de Lavaÿsse de Chateaubourg, souffrant de tuberculose, mourra à Cannes le 18 avril 1868 à l'âge de 32 ans et sa fille sera confiée à son beau-frère (le mari de sa sœur), le colonel Émile Berthaut, un officier d'artillerie, qu'elle suivra dans ses diverses affectations. [5]
Les formalités de la succession nous livrent quelques éléments qui éclairent et confortent les hypothèses de l'auteure. A commencer par une rature sur le relevé cadastral où Lavaÿsse de Châteaubourg, Charles Félix, 124 Faubourg St Honoré à Paris est rayé et suivi d'un nouveau nom de propriétaire : Marie de Lavaÿsse de Châteaubourg (fille mineure), 8 rue de Hanhovre, Paris .On dispose aussi d'un descriptif du bien, sans doute peu différent de l'état où il était lorsque le père, la fillette et sa gouvernante y emménagèrent.

    Au rez-de-chaussée, on trouve la cuisine, une salle à manger en acajou avec un service de Giens et une lampe en porcelaine. Dans l’antichambre, un coffre en bois et un vieux bahut ; puis un grand et un petit salon avec un cabinet Louis XIII, bleu grisé, une jardinière en prunier, tapissée de reps cerise, des tables en marbre ; un tableau représentant un canard, des chaises et un grand fauteuil « moleskine ». À l’étage, une des quatre chambres est transformée en garde-meuble. [...] Celle de l'enfant est décorée de deux petits fauteuils crapaud en même étoffe, de quelques chaises en merisier, couvertes en perse de différentes couleurs et d’une petite commode en marqueterie.

L'hypothèse selon laquelle Marie-Sophie de Bavière aurait pu retrouver sa fille occasionnellement dans cette maison discrète, plus tard, est infirmée par une annonce immobilière parue en 1877 indiquant que la maison est habituellement louée « moyennant mille cinq cents francs pour une année seulement ». Ce serait donc plutôt une maison de rapport. Pourtant, sur l'annuaire du Vésinet de 1882, le nom Lavaysse (de) est inscrit dans la liste des habitants de la Route de la Croix, ce qui suggère que Daisy, qui en est la propriétaire (elle a 19 ans), la réserve à un usage personnel. En revanche, ni sur les recensements de Chatou (1872), ni sur ceux du Vésinet à partir de 1877, on ne trouve mention d'aucun des noms des protagonistes de l'histoire.
En 1875, Le Vésinet est devenu une commune distincte et le Cadastre, avec un certain retard, en tient compte. Un nouveau relevé mentionne Lavaysse de Chateaubourg, 86 fg St Honoré à Paris comme propriétaire du lot 322, bientôt rayé à son tour au profit de Berthaut, Jean Achille Emmanuel (brigadier au 13e d'artillerie à Vincennes). C'est aussi le nom de Berthaut qui figure à l'adresse du 25 route de la Croix dans l'annuaire de 1892. Il s'agit du fils du colonel Émile Berthaut, subrogé-tuteur autant que père de substitution de Daisy. Celle-ci a désigné par testament Emmanuel Berthaut comme héritier de cette maison. [4]
Daisy a succombé, le 6 janvier 1886 – 47 rue des Mathurins – Paris (8e) au mal que lui a probablement transmis son père, la tuberculose qui l'a rongée peu à peu durant des années.

Charles Félix Emmanuel de Lavaÿsse-Châteaubourg et sa fille Mathilde dite Daisy

Lui, vers 1860 en uniforme de Zouave pontifical, elle peu avant sa mort en 1886.

Archives familiales Kaltenbach-Lavaÿsse, tous droits réservés.

Pour ceux qui ne prendront pas le temps de lire le Secret de la Reine Soldat, rappelons brièvement qu'une enfant était née des amours de Charles Félix Emmanuel de Lavaÿsse-Châteaubourg, jeune noble français au service du pape Pie IX et de Marie-Sophie Amélie, duchesse de Bavière devenue par son mariage reine de Naples et des Deux Siciles mais rapidement chassée de ce trône par les chemises rouges de Garibaldi.
Née le 24 novembre 1862 au Couvent des Ursulines d'Augsbourg en Allemagne et baptisée le 22 février 1863 à la paroisse de St Bonifaz à Munich, l'enfant avait reçu les prénoms de Mathilde Marie Sophie Henriette Elisabeth Louise et le nom de Lavaÿsse, la mère étant non dénommée (et le père absent).
Plusieurs années plus tard, le père jugera utile de faire établir à Paris (8e) un certificat de reconnaissance en paternité dans les termes suivants :

    Lavaÿsse, acte n°609 du seize mai mil huit cent soixante sept à onze heures du matin, par-devant nous adjoint au maire du 8e arrondissement de Paris, délégué officier de l'état civil, a comparu Charles Emmanuel de Lavaÿsse, propriétaire âgé de trente et un an, demeurant rue du Faubourg Saint-Honoré, 124, non marié. Lequel nous a déclaré qu'il se reconnaissait le père d'un enfant de sexe féminin, née à Munich (Bavière), inscrite au registre des actes de la paroisse de Saint-Boniface (comme récemment née), l'an mil huit cent soixante trois, le vingt deux février, comme fille de Charles Félix Emmanuel de Lavaÿsse-Châteaubourg, et de mère non dénommée. Ladite reconnaissance ayant pour but de valider au besoin la déclaration de naissance de l'enfant faite au nom du comparant, sans l'apposition approbative de signature, a été faite devant nous en présence de Henri Edouard de Lavaÿsse, propriétaire âgé de trente huit ans, demeurant rue Thénard, 9 et de François Cernier, rentier, âgé de 69 ans demeurant rue Cambacérès 3, lesquels nous ont attesté l'individualité du comparant et ont signé avec lui et nous, après lecture faite .

Quelques jours plus tard, il signait l'acte d'acquisition de la maison du Vésinet [5]...
C'est à la même mairie du 8e arrondissement que sera enregistré l'acte de décès de Daisy :

    Lavaÿsse-Châteaubourg. Acte n° 39. L’an mil huit cent quatre-vingt-six, le 7 janvier à onze heures du matin, acte de décès de Marie Louise Élisabeth Mathilde Henriette de Lavaÿsse-Châteaubourg, âgée de vingt-deux ans et dix mois, sans profession, née à Munich (Bavière), décédée en son domicile rue des Mathurins, n°47, le six janvier courant à neuf heures du matin, fille de Charles Felix Emmanuel de Lavaÿsse-Châteaubourg, décédé, et de mère non dénommée, célibataire. Dressé vérification faite du décès par nous, Jérémie Kastler, adjoint au maire, officier de l’état civil du 8e arrondissement de Paris, chevalier de la Légion d’honneur, officier d’Académie, sur la déclaration faite de Georges Adrien Sol de Marquein, âgé de quarante-deux ans, propriétaire, demeurant à Paris, rue de Lisbonne, n°49, ami de la défunte, et de Henry de Gineste-Najac, âgé de quarante-sept ans, propriétaire, demeurant à Paris, avenue d’Antin, n°18, ami de la famille, qui ont signé avec nous après lecture.

Elle sera inhumée au cimetière du Père Lachaise dans la chapelle de la famille de Lavaÿsse où une plaque au nom de Mathilde de Lavaÿsse (1863-1886) garde sa mémoire.

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    Notes et sources.

    [1] Le secret de la reine soldat: L'extraordinaire soeur de Sissi. de Lorraine Kaltenbach, Editions du Rocher, Paris, 2021, 304 pages.

    [2] Ibid. Présentation de l'ouvrage par l'éditeur,

    [3] Daisy était le prénom sous lequel la fillette fut présentée à ses cousines, des petites filles de son âge qui ne surent jamais (ou beaucoup plus tard) quelle était son origine. C'est aussi le prénom de cette parente trop tôt disparue et un peu mystérieuse qui se transmit dans la famille de l'auteure pendant plusieurs générations...

    [4] Mechtilde Joséphine Köhl, la fidèle gouvernante qui accompagna Daisy durant toute sa courte vie, était née à Munich en 1839. Elle finira ses jours à l’âge de soixante-dix ans, dans la maison d’Émile Berthaut à Saint-Jean-de-Losne (21).

    [5] Un document notarié fait état de « M. Louis-Charles-Edouard de Lavaÿsse, demeurant à Paris, rue de Hanovre, n°8, agissant au nom et comme tuteur datif de mademoiselle Marie Louise Elisabeth Mathilde Henriette de Lavaysse (Daisy) et M. Joseph-Emile Berthaut, lieutenant-colonel au 25e régiment d'artillerie, [...] agissant au nom et comme subrogé-tuteur ad hoc de la mineure Mathilde de Lavaysse ».


Société d'Histoire du Vésinet, 2024 • www.histoire-vesinet.org