Paris-presse - L’Intransigeant 25 novembre 1945. Jehanne d'Alcy, la première star A la séance du 28 décembre, au Grand Café, à côté de Tabary, il y avait Mme et M. Méliès. [1] Mme Méliès m'accueille dans une paisible maison de retraite du Vésinet [3]: — Nous n'étions pas d'accord, mon mari et moi. Méliès s'enthousiasmait pour cette nouvelle invention, qui ne me plaisait pas du tout ! Et il voulut aussitôt acheter le brevet des frères Lumière qui refusèrent. Aussi, construisit-il un appareil, et ses premières projections eurent lieu au Théâtre Robert-Houdin. [4] Ah ! ce théâtre. Nous l'avons gardé trente-six ans et, la nuit surtout, les souvenirs m'assaillent. Méliès me faisait participer à tous ses tours : je me revois dans la malle des Indes et ... la tête coupée. Mais mon mari comprit bien vite l'importance du cinéma. Il monta un atelier, passage de l'Opéra, et construisit un studio à Montreuil. La cinémathèque voudrait bien acheter ce studio mais on en demande deux millions. Un jour prochain, on démolira cette maison où rôdent encore les ombres de tous ceux qui tournèrent à mes côtés, dans les films de Méliès. C'est là que furent réalisés Les moniteurs de Joinville, Le coucher de la mariée, La Parisienne, L'Indiscret, Le Tub, L'Adultère, Cendrillon, Jeanne d'Arc où j'incarnais Mme d'Arc. Mme Méliès se penche sur son passé, évoque les efforts de son mari, ses recherches, et lui rend hommage : — Méliès aimait le cinéma sans arrière-pensée commerciale. Ne croyez pas que les débuts furent faciles : les acteurs se méfiaient du cinéma, et si nous avons pu faire tourner Paulus, Claudius (qui avait mauvais caractère), et Delpierre, la Comédie-Française dédaignait le cinéma... — Elle s’est rattrapée depuis !... — La guerre de 1914 devait définitivement nous faire perdre le courage et absorber nos maigres ressources. La suite ? Vous la connaissez : c’est l’oubli, c’est la petite boutique de jouets et de friandises, à la gare Montparnasse, où Méliès m’aidait dans mon commerce, jusqu'au jour où Léon Druhot [6] nous découvrit ! On organisa des galas et nous fumes accueillis à la Maison de retraite d’Orly, où mon mari est mort.[7] La boutique de confiserie et jouets à la Gare Montparnasse en 1932. Commerce exploité par Mme Fanny Méliès avec l'aide de son mari. — Allez-vous, parfois, au cinéma ? — Oui, mais je n'aime pas les comédies : une pièce est meilleure sur la scène qu’à l’écran. De mon temps, on n’expliquait rien aux spectateurs et ils comprenaient ; maintenant, on parle beaucoup et le public semble ne pas saisir... — Et la couleur ? — J'ai vu un film en couleurs. Les tons sont crus et ne vaudront jamais le travail à la main qui permettait des couleurs vraies. Ah ! si vous aviez vu comme l’or des épaulettes et des boutons brillait sur les uniformes des officiers qui passaient dans les films de Méliès ! Croyez-moi. le progrès ne remplacera pas les coloristes à la main. N’est-il pas touchant de constater combien Mme Méliès est restée fidèle à tout ce qui touche à l’art de son mari ? Comme nous lui demandons de poser devant notre photographe, cette toujours jeune dame de quatre-vingts ans, réplique vivement : — Là, vous me faites de la peine. Publiez, plutôt, une photo de Reutlinger, prise à l’époque où je faisais de la plastique... D'ailleurs, aujourd'hui, je ne suis pas à mon avantage. Madame Stéphanie Méliès alias Jehanne d'Alcy photographiée par Reutlinger vers 1888 (à gauche) et au Vésinet en 1945 (à droite) pour Paris-Presse.
**** Notes et sources : [1] Il s'agit de la première séance publique de cinéma qui eut lieu le samedi 28 décembre 1895, dans le sous-sol du Grand Café, 14, boulevard des Capucines, à Paris. La "Mme Méliès" en question était donc sûrement Eugénie Génin, première épouse de Méliès (voir note 4). [2] Le Château d’Orly, lieu de retraite de la Mutuelle du cinéma, dont Méliès et sa femme seront les premiers et seuls occupants à partir de 1932 et jusqu'en 1938. [3] Il s'agirait non d'une maison de retraite mais d'une pension de famille, Les Marronniers, 9 bis rue du Maréchal Foch. [4] Dans tout l'interview, Mme Méliès parle comme si elle avait été l'épouse du cinéaste depuis le début de l'histoire. Mais lorsqu'elle fit sa connaissance en 1888, Méliès était déjà marié depuis 1885 à Eugénie Génin qui lui donnera deux enfants et mourra à Paris (14e) le 3 mai 1913. Si Jehanne d'Alcy fut à ses côtés comme actrice, comme costumière et peut-être comme maîtresse durant toute l'aventure du Théâtre Robert-Houdin ou presque, elle n'a épousé Méliès qu'en 1925 (10 décembre), alors qu'ils étaient veufs tous les deux depuis longtemps. [5] Stéphanie (Fanny) Faës, née en 1865 s'est mariée très jeune avec Gustave Marcel Manieux et s'est retrouvée veuve à 22 ans (22 janvier 1887). Engagée comme assistante par Émile Voisin, un marchand d’appareils de prestidigitation, illusionniste et codirecteur du théâtre Robert-Houdin, pour son agilité et sa petite taille qui se prêtent aisément aux numéros d’escamotages ; elle tiendra ce rôle auprès de Meliès après 1888. Le cinéma lui conférera le statut d'actrice sous le pseudonyme de Jehanne d'Alcy. En 1949, le magazine Carrefour (la semaine en France et dans le monde) la fera figurer parmi les « stars » du 7e Art comme « première vamp du cinématographe » aux cotés de Musidora, Jean Harlow, Teda Bara, Greta Garbo, Mae West et quelques autres dans un article célébrant un demi siècle de cinéma. [6] C'est Léon Druhot, rédacteur en chef de Ciné-Journal (revue de cinéma qui cessa de paraître en 1938), qui retrouva en 1929 Georges Méliès et le fit sortir de l'oubli. Les surréalistes découvrirent alors son œuvre. [7] Georges Méliès est mort à l'hôpital Léopold Bellan (Paris 14e) le 21 janvier 1938. [8] Mme Méliès apparaît dans le film réalisé en 1952 par Georges Franju en hommage au pionnier du cinéma : Le Grand Méliès. On peut voir ce film,à la Cinémathèque ou sur YouTube (avec un commentaire en Anglais).
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