D'après Degas peintre du Vésinet, Le Vésinet Magazine n°44 et 45, 2015-2016.

Edgar Degas peint l'hippodrome du Vésinet

Degas s'est inspiré de l'Hippodrome du Vésinet pour peindre deux toiles majeures de son œuvre, consacrées au monde hippique : Le Faux départ et Le Défilé.
C'est la conclusion du travail d'un historien d'art australien, Malcolm Park. Après avoir consacré sa thèse de doctorat en 2001 [1] à Edouard Manet, M. Park a publié diverses études sur les œuvres de cet artiste et tout particulièrement celles qui représentaient des courses de chevaux. A cette fin, il a rassemblé une abondante documentation sur les hippodromes où les impressionnistes auraient pu opérer. Parmi ces lieux, Le Vésinet, qu'en 1988, Robert Herbert retenait parmi les « lieux de charme et de plaisirs » qui « auraient pu » attirer les peintres de la mouvance impressionniste [2].

Jusqu'à une période récente, on ne connaissait de l'hippodrome du Vésinet que la représentation qu'en fit Henry Johnson, professeur de dessin et illustrateur de l'Histoire du Vésinet - La forêt, la Colonie, la Commune de l'instituteur Désiré Thibault en 1889. De cet ouvrage manuscrit, il n'existe qu'un exemplaire original et la Société d'Histoire du Vésinet possède une copie. [3] Le dessin fut publié pour la première fois dans la Revue municipale du Vésinet (n°84, septembre 1988). Il fut reproduit sur une plaque historique du Syndicat d'Initiative en 2011. Il est en ligne sur notre site depuis 2003. Il représente de façon naïve le champ de courses mais offre une vision assez précise de ce que pouvaient être ses tribunes et celles-ci sont reconnues pour être originales [4].
C'est à partir de ce dessin que M. Park a remarqué la ressemblance avec les peintures de Degas et qu'il a entrepris une investigation plus poussée. [5]

 

 

Les tribunes du Champ de courses du Vésinet

Détail d'un dessin de Henry Johnson (1889)

Edgar Degas (1834-1917), peintre et sculpteur français, est considéré comme l'un des représentants majeurs de l'impressionnisme, bien que lui-même ne se reconnaisse pas comme tel, se classant plutôt comme réaliste ou intransigeant, terme qu'il aurait souhaité substituer à celui d'Impressionniste. Il est surtout connu pour son analyse perspective du mouvement. Ses conceptions artistiques étaient très originales : il s'est peu intéressé aux paysages et s'est surtout inspiré de personnages animés, dans l'univers de la danse, celui des chevaux et des courses hippiques. Le choix de travailler principalement puis uniquement en atelier n'était pas qu'un choix esthétique. Un problème de vue qui s'est manifesté dès avant 1860 l'empêchait de travailler dans une lumière trop intense. Peu à peu, il a dû se résoudre à peindre en intérieur, puis à la lumière artificielle.
Élève d'Ingres auquel il vouait une admiration sans borne, il parvint à une grande maîtrise du dessin qui constituera toujours une caractéristique majeure de son art. Durant un séjour en Italie où il étudia, à Florence, Naples et Rome, les œuvres du Quattrocento et peignit de nombreux portraits, il explora à fond l'art ancien, tout en programmant dès 1859 dans ses carnets, toute une liste de motifs de la vie contemporaine qu'il projetait de traiter : musiciens, danseuses, deuils, cafés le soir... autant de thèmes qu'on retrouvera dans son œuvre.
D'origine bourgeoise, décrit comme « grognon, acerbe et soupe au lait », il est né en 1834 au 8, rue St-Georges à Paris dans une famille de banquier. Grand amateur de peinture, il avait réuni dans son appartement une importante collection de tableaux de son époque (Delacroix, Ingres, Corot, Gauguin, Cézanne) dispersée après sa mort en 1917.

Degas allait aux courses avec son ami Manet. Il existe des croquis de l'un par l'autre aux courses. Ses carnets contiennent de nombreuses esquisses de chevaux et de jockeys. Quelques peintures importantes dans son œuvre concernent le monde des courses. Pour étudier le mouvement des allures du cheval, Degas, bien avant que ne soient publiées les photographies de Muybridge en 1878, était allé dès 1861 en Normandie, au Ménil-Hubert près du haras du Pin, chez son ami Paul Valpinçon. Là, il fit de nombreux dessins dans des Carnets, se constituant ainsi un corpus, dans lequel il puisera pour modeler en cire des chevaux qui lui serviront pour ses tableaux et ses pastels. Cette recherche du mouvement est un élément essentiel dans l'œuvre de Degas. [6] A cette période, il a peint un certain nombre de scènes de course et, en 1866, soumis avec succès une peinture, Scène de Steeple-chase, au Salon de Paris.
Par la suite, il a approfondi ce thème avec des œuvres très originales. Parmi elles, deux au moins ont été composées à partir d'éléments de décors vésigondins.

Le Défilé, dit aussi Chevaux de courses devant les tribunes (Racehorses before the Stands)

Le thème des courses, récurrent dans l'œuvre de Degas qui puise son inspiration dans la vie quotidienne de ses contemporains, lui permet de traiter le sujet traditionnel du cavalier en le transposant dans un cadre moderne. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les champs de courses deviennent des lieux de sociabilité très à la mode. Les bourgeois parisiens tels que Degas y partagent leur passion pour ce loisir d'origine britannique et aristocratique. Degas est également attiré par ce thème pour les possibilités qu'il offre d'étudier les formes et le mouvement. Il est influencé par divers artistes anglais spécialisés dans la peinture des courses qui connaissent alors un vif succès, les représentations équestres des maîtres anciens (Uccello, Gozzoli, Van Dyck) ou d'artistes plus contemporains comme Vernet, Géricault ou Meissonier.

Edgar Degas, Le défilé, dit aussi Chevaux de courses devant les tribunes

essence sur papier marouflé sur toile - 46 x 61 cm. Musée d'Orsay, Paris, France - RF 1981

Le défilé, également intitulé Chevaux de courses devant les tribunes, est une des premières peintures réalisées sur ce thème. Degas traduit l'atmosphère d'un champ de courses où seul le mouvement nerveux du dernier pur-sang permet de percevoir l'imminence du départ. Le choix de cet instant, en apparence banal, manifeste la volonté de réduire le rôle du "sujet" en tant que tel dans la peinture. Degas accorde la primauté à la lumière et au dessin : il s'intéresse davantage aux silhouettes des cavaliers et à leurs montures qu'au départ de la course. Il néglige volontairement certains éléments qui permettraient d'identifier le lieu ou les propriétaires des chevaux, comme la couleur des casaques. Les motifs du tableau en diagonale, les forts contrastes de lumière, notamment les ombres portées des chevaux, soulignent encore la perspective jusqu'au point de fuite situé sensiblement au centre qui met en valeur le dernier jockey. [7]
La localisation du Défilé est longtemps restée non précisée. Le Bois de Boulogne, Saint-Ouen, Longchamp surtout ont été envisagés sans conviction. A propos de Longchamp, le critique expliquait :

« Les tribunes ressemblent assez peu à celles de Longchamp, et les cheminées d'usines dans le lointain sont vraisemblablement celles de la zone industrielle de Puteaux. Mais le soleil, dans ce cas, serait plein nord ! On en conclura aisément que Degas a réalisé des compositions d'atelier sans se soucier beaucoup d'un emplacement spécifique. Son dédain pour la fidélité au paysage était notoire, et il lui suffisait d'évoquer un champ de courses contemporain. Il s'est servi de diverses études qu'il avait lui-même réalisées et peut-être de dessins d'autres artistes, mêlant et redisposant les attitudes (qu'il répète souvent) jusqu'au moment où il parvenait à un résultat satisfaisant. »

Et un autre :

Contrairement à ce qui a souvent été suggéré, Degas ne semble pas avoir situé ses courses à Longchamp, dont les tribunes, construites en 1857 et agrandies en 1863, sont visibles dans la Revue générale d'architecture (1868) de César Daly. Alors que les tribunes dans le tableau d'Orsay [Le Défilé] présentent une structure similaire de fonte et de bois, elles montrent aussi un pavillon central surmonté d'une tourelle qu'on ne trouve pas à Longchamp...

Les remarques concernant l'origine de la lumière ou la présence de cheminées dans le lointain valent aussi pour Le Vésinet mais les tribunes, au contraire, sont cette fois très ressemblantes. En se référant à la manière de travailler de Degas, on s'aperçoit que le réalisme ou l'intransigeance qu'il aime invoquer ne se rapportent pas la reproduction exacte d'un lieu. La lumière sert la mise en scène, la dynamique de la composition.

« Dans Le Défilé, au lieu que l'action se déroule selon un flux horizontal, il a utilisé des lignes orthogonales qui reculent de manière abrupte. Un cavalier fend l'espace triangulaire en forme de coin formé par les tribunes et l'échelonnement des autres chevaux, créant ainsi un deuxième coin plus petit dont la pointe indique le centre de la composition. Cet angle est dynamique puisque à son sommet il n'y a rien d'autre que le cheval récalcitrant. Sa ruée, à l'arrière-plan, met en danger la stabilité de ce coin, comme elle menace le contrôle que les autres jockeys conservent sur leurs animaux fougueux. La rapidité potentielle — c'est le sentiment que l'on doit éprouver avant une course — n'est pas présente dans ce seul cheval récalcitrant, elle s'incarne surtout dans les moyens artistiques employés par Degas. En ne laissant sur la piste vide rien d'autre que les chevaux et leurs ombres [...], Degas crée une sensation de vitesse dans notre perception même. Nos yeux peuvent courir sur cet espace fictif, leur vitesse s'accroissant de ces ombres particulières qui résultent de l'apparition du soleil dans cette position inhabituelle, au-delà du champ de courses, tout au fond de l'espace ; c'est pourquoi il fallait que la lumière vînt du nord ! » [8]

Cette lumière rasante, donnant de longues ombres a permis aussi d'épiloguer sur l'heure ou sur la saison. Éclairage semi-lunaire pour les uns [9], pâle soleil d'hiver pour les autres [10], elle cadre mal avec la saison des courses ou leurs horaires. En revanche, dans un carnet de croquis utilisé par Degas entre 1867 et 1869, on a cru reconnaître un groupe de femmes, un jockey vu de dos, utilisés pour construire l'ensemble du Défilé. Le Défilé, présenté dans un catalogue de 1872, aurait été réalisé entre 1867 et 1872 ou peut-être plus précisément entre 1867 et 1869. On a cru trouver dans une lettre adressée par Fantin-Latour à Whistler, datée du 4 janvier 1869, une allusion aux deux peintures de Degas, le Défilé et le Faux départ qui auraient alors été conçues à la même époque [11]. Tout cela est parfaitement compatible avec les tribunes du champ de courses du Vésinet, mises en place pour la saison hippique de 1867.

Le Faux départ(the false start)

Degas a donné au Faux départ un léger caractère dramatique en montrant l'excitation des chevaux avant la course. Mis sur la voie, peut-être, par les tauromachies de Goya, il a conduit son cheval dans un espace vide, accroissant l'illusion de vitesse par le moyen de la palissade et de la grille verticale, mais il l'a ensuite ralentie au moyen de l'autre cheval, et arrêtée sur l'homme qui donne le départ avec son drapeau rouge.
[...] Dans le Faux départ, les ombres dématérialisent le sol, elles le changent en une surface qui reflète perpétuellement la vitesse. Pour la plupart des spectateurs modernes, les deux peintures de Degas suggèrent mieux la rapidité des chevaux que les deux courses de Manet...

Edgar Degas, Le faux départ (The False Start)

Huile sur panneau, 32,1 x 40,3 cm. - Yale University Art Gallery, New Haven, USA

Le même soleil boréal projette ses ombres dans Le Faux départ ; la tribune n'est pas inspirée de celles de Longchamp mais elle est clairement du même modèle que celle du Défilé. C'est même l'élément principal de ce tableau avec le cheval et son cavalier au premier plan. Le dessin de la tribune a été tracé avec soin. On peut discerner le travail de mise en place au crayon et les détails qui ont été repassés à l'encre pour rendre lisibles les ornements du toit. La tribune s'inspire d'un modèle bien réel qui est d'ailleurs connu. Le croquis préparatoire , de la main de Degas, appartient à une collection privée New-Yorkaise (Mrs John Hay Whitney). On en trouve quelques reproductions médiocres sur Internet (voir ci-dessous). Il a été pauvrement reproduit dans divers catalogues d'expositions comme ceux de Théodore Reff (1982) ou de Jean S. Boggs (1996) pour la National Gallery of Art de Washington. [12]

The Grandstand (study for The False Start).

Dessin annoté de Degas, non daté. graphite sur papier, 21 x 33 cm.

Collection privée, New-York.

 

La tribune de l'hippodrome d'Illiers, Eure-et-Loir [13].

Démontée en 1894 au Vésinet et partiellement remontée à Illiers peu après, la tribune est ici photographiée au début du XXe siècle à l'occasion d'un concours de chevaux de trait.

Détail d'une carte postale, SHV.

La datation du Faux départ est aussi hasardeuse que celle du Défilé. On sait que le tableau, déjà détenu alors dans une collection privée, a été vendu au marchand d'art Durand-Ruel en mars 1872. Il date donc probablement de la même période que le Défilé, s'inspirant des mêmes éléments de décors recueillis lors d'une ou de plusieurs visites au Vésinet. M. Park émet l'hypothèse que le cadre modeste du petit hippodrome offrait de nombreux avantages pour le recueil de scènes informelles plutôt que la piste bondée de l'hippodrome de Longchamp. Il a pu être le lieu le plus probable pour de nombreuses études au graphite et aux techniques mixtes faites par Degas, de jockeys et de spectateurs, au cours des années 1860.
Il n'y avait, durant ces premières années, que 4 ou 5 réunions par an au Vésinet. Mais le champ de course était ouvert aux promeneurs toute l'année (il était même, hors saison hippique, un lieu très prisé pour les rencontres à l'
épée ou au pistolet !). Le croquis du Grandstand a pu être fait à n'importe quel moment puique les travées sont désertes. On peut aussi rappeler un fait-divers rapporté par le journal La Liberté le 6 juillet 1870, sous le titre Le faux départ du Vésinet. [14]

    Le champ de courses du Vésinet s'est transformé tout à coup, avant-hier [4 juillet 1870], en champ de bataille. Le public, ne voulant pas ratifier un « départ » de chevaux jugé « bon » par le starter, s'est insurgé contre le comité et a violemment arrêté, montures, jockeys, commissaires et le reste. Mais on n'a pas encore nommé le starter consciencieux qui a été la cause involontaire de toute la bagarre et l'objet principal des imprécations de la foule des parieurs de vingtième ordre. C'est M. Bouruet-Aubertot, le propre frère de Mme Maurice Richard. [15]

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    Notes et sources :

    [1] Malcolm Park, Ambiguity, and the engagement of spatial illusion within the surface of Manet's paintings, PhD thesis, UNSW, Sydney, 2001.

    [2] Robert L. Herbert, L'Impressionnisme, Les plaisirs et les jours, Flammarion, Paris, 1991 [traduit de l'américain, edition originale, Yale University, 1988].

    [3] Désiré Thibault, Histoire du Vésinet - La forêt, la Colonie, la Commune,Le Vésinet, 1889 (Illustré par Henry Johnson, professeur de dessin).

    [4] Sophie Cueille, Le cheval de course en Ile-de-France : une présence architecturale et paysagère, In Situ, revue des patrimoines, Le cheval et ses patrimoines (1e partie), 2012.

    [5] Dans une correspondance personnelle, Malcolm Park nous a confirmé que c'est à partir d'éléments trouvés sur le site de la SHV (histoire-vesinet.org) qu'il a été mis "sur la piste de l'hippodrome du Vésinet".

    [6] Mariel Oberthur, Degas et le cheval, In Situ, revue des patrimoines, 27 Le cheval et ses patrimoines (2e partie), 2015.

    [7] Documentation Musée d'Orsay, 2006.

    [8] Robert L. Herbert, ibid.

    [9] Armand Silvestre, La Vie Moderne, 24 Avril 1879.

    [10] Jennifer R. Gross (Edit.) Edgar Degas, Defining the Modernist Edge, Yale University Press, 2003.

    [11] Paul-André Lemoine, Degas et son Oeuvre, 4 vols. Paris, 1946-1949.

    [12] Théodore Reff, Manet and Modern Paris, 1982 ; Jean S. Boggs et coll., Degas at the Races, 1998 (National Gallery of Art, Washington).

    [13] Illiers est une petite ville du Perche, connue autrefois pour ses élevages de chevaux percherons. Marcel Proust y passa sa jeunesse chez sa tante et l'utilisa sous le nom de Combray dans sa suite romanesque À la recherche du temps perdu. En 1971, centenaire de la naissance de Proust, la ville prit le nom d'Illiers-Combray.

    [14] La Liberté (Paris), mercredi 6 juillet 1870.

    [15] Fille du fondateur du "Gagne-Petit" ancienne enseigne de grand magasin de l'avenue de l'Opéra à Paris, seconde épouse de Maurice Richard, homme politique plusieurs fois ministre.


Société d'Histoire du Vésinet, 2016 - www.histoire-vesinet.org