Extrait de Le colonel De Gaulle et ses blindés [1] de Paul Huard [2]

Le colonel de Gaulle et ses blindés

L'état-major

Le 7 mai, averti officieusement de sa prochaine prise de commandement, il convoque à Wangenbourg le capitaine Viard, du 2e bataillon de chars de combat, et lui offre d’entrer dans son état-major. L’intéressé souhaitant rester à la tête de sa compagnie, de Gaulle lève les yeux au ciel sans mot dire et l’envoie sur-le-champ à Poissy mettre le quartier général sur pied. Le seul autre officier demandé fut un lieutenant de réserve d’aviation, journaliste, qui ne devait pas rejoindre devant Laon.
Le 11 mai, de Gaulle ayant reçu l’ordre d’avancer sa prise de commandement, passe le sien et part seul pour Le Vésinet, où il arrive le 12 à son poste de commandement, la villa Beaulieu, route de la Croix. Il devait y rester quatre jours.
Le lieutenant-colonel de chars breveté Rime-Bruneau, désigné comme chef d’état-major, l’y attendait ainsi que le chef d’escadron d’artillerie breveté Faivre, chef du 3e Bureau. Seuls officiers d'état-major confirmés de la division, ils ignoraient ce qu’était une division cuirassée. Le premier venait de Tunisie, où il avait organisé la ligne de Mareth. Les autres officiers, arrivés du 12 au 14 mai, avaient été affectés soit sur leur demande, comme le capitaine du Génie de Nadaillac, venant du service des Essences à l’état-major de la IIIe Armée, soit d’office, comme le capitaine Nollet, nouvellement promu, finissant un stage de huit jours au 2e Bureau de la 2e DCR. Comme leurs camarades, aucun d’entre eux n’avait servi dans un état-major de division en campagne et n’était averti des problèmes qu’ils allaient affronter.
Ces officiers n’eurent même guère le temps de faire connaissance, leurs activités se dispersant entre les liaisons, démarches et perceptions inhérentes à la formation accélérée d’un état-major, car l’évolution de la situation avait conduit le GQG à donner simultanément, le 13 mai, l’ordre de mise sur pied et l’avis de mise en route, dans un délai de 48 heures, d’unités dispersées sur tout le territoire, dont certaines n’existaient pas encore.
Le petit groupe d’auxiliaires dont disposa le colonel de Gaulle pendant les opérations devant Laon et jusqu’au 20 mai fut ainsi réparti :

    3e Bureau (Opérations)

      Chef d’escadron Faivre (Artillerie), Capitaine Viard (Chars), Capitaine Simon

    2e Bureau (Renseignements)

      Capitaine Nollet (Chars)

    4e Bureau (Matériel. Services)

      Capitaine de Nadaillac (Génie), Capitaine Leton (Chars)

    1er Bureau (Personnel. Effectifs)

      Chef de bataillon Groth (Chars) Capitaine de Lamezan (Cavalerie)

      Le lieutenant Cruvilier, resté au Vésinet en postcurseur, devait être chargé des cartes.

Ces officiers, venus d’horizons divers, connaissaient la réputation d’autorité, de compétence et d’exigence dans le service de leur nouveau chef qui manifesta d’emblée son emprise sur ses collaborateurs. Un chef de bataillon de chars, affecté comme sous-chef d’état-major, fut fraîchement éconduit lorsqu’il se présenta : « Je ne veux pas de vous ; demain, vous serez malade ! » Peu après, de Gaulle signifia presque brutalement à son chef d’état-major qu’il serait seul à décider de tout. Le lieutenant-colonel Rime-Bruneau était un officier de haute stature, de caractère entier, ancien de l’Artillerie Spéciale (AS) du général Estienne, ce qui, dans les Chars, était une référence. Sa désignation par le ministère, où de Gaulle ne comptait pas que des amis, avait surpris ceux qui connaissaient les deux hommes, car elle laissait présager des heurts qui ne tardèrent pas. Comme le chef d’état-major avait exprimé, sur un point de détail, une opinion différente de la sienne, de Gaulle déclara à la cantonade : « Je n’ai que faire de vos avis, je vous donne des ordres. » Après un second accrochage, le chef d’état-major avait perdu l’autorité qui lui revenait et ne compta plus sur le plan du commandement.
Cet état de fait fut préjudiciable sur le plan général. N’étant pas toujours tenu au courant des ordres donnés sur le terrain par le commandant de la division, le chef d’état-major dut se borner à s’occuper de l’arrière, sans pouvoir même, dans ce domaine, prendre les initiatives et faire les déplacements que la situation imposerait, notamment pour exploiter les ressources de la Subdivision de Laon et établir avec son commandant une liaison qui eût été nécessaire. L’incompatibilité psychologique existant entre les titulaires de deux postes jumelés, qui auraient dû étroitement collaborer en toute confiance, devait s’accentuer, en raison du pessimisme et du manque de résistance physique du chef d’état-major qui fut évacué le 20 mai.
En revanche, l’ensemble des officiers subalternes, que dominait la personnalité du colonel de Gaulle, n’eut pas à s’en plaindre. Un capitaine de chars qui se présenta au dîner du 14 mai rapporte : « Au cours du repas, de Gaulle s’est adressé à chacun de nous, posant les questions habituelles sur nos affectations antérieures, notre ancienneté et les chefs avec lesquels nous avions servi ; en un mot, chacun présenta son curriculum. Sondage rapide, questions précises, ton très courtois. A l’issue de cet entretien, il s’était sûrement fait une opinion, sinon avait porté un jugement sur la qualité de l’entourage qui lui avait été donné. Je ne me souviens pas l’avoir entendu émettre une opinion sur la situation générale, ni sur les difficultés et les problèmes que posait le rassemblement des éléments de la division. A coup sûr, il donnait l’impression de dominer la situation. Satisfait ? Qui peut le dire ? Il n’était pas dans ses habitudes de laisser percer ses sentiments.
Le capitaine de gendarmerie affecté à la Prévôté, qui avait servi dans les chars au cours de la Grande Guerre, lui ayant fait part, en se présentant, de son désir de prendre le commandement d’une compagnie, de Gaulle en fut satisfait, le lui promit et lui témoigna dès lors sa confiance. Il lui dit que la division allait partir à l’instruction en Champagne.

Fermé et secret à l’égard des chefs de corps, auxquels il s’imposa par des procédés variés : distance, hauteur, silence, intimidation, et quelquefois ouvert, à ses heures, à de rares subalternes qu’il agréait, tel fut un comportement habituel au colonel de Gaulle à l’égard des cadres.
Les officiers des bureaux qu’il enlevait, au hasard, pour l’accompagner sur le terrain, à défaut d’aide de camp titulaire, étaient traités avec une constante correction, mais sans paroles inutiles. Au départ, il disait seulement, en montrant un point sur la carte : « conduisez-moi là » et se plongeait dans ses pensées, la moindre erreur de parcours déclenchant son irritation. L’image que l’on a proposée d’officiers maussades qui se cabrèrent devant « ce long colonel sec et méprisant » méconnaît à la fois l’esprit de devoir des intéressés et la personnalité vraie du colonel de Gaulle qui, connaissant bien l’état d’esprit d’officiers sortis de l’École qui l’avait lui-même profondément marqué, les traita toujours honorablement.
Quoi qu’il en ait été, « grâce au zèle de tous, l’état-major prend forme, s’organise, s’équipe, se munit de tous les moyens matériels qui constituent sa dotation. Autre chose est d’agréger les esprits et les volontés, le principal, à vrai dire, pour un organe de commandement. Pourtant les cœurs se révèlent dociles et ardents ; la tension que provoquent l’enjeu et la menace de l’ennemi est un fameux adjuvant ; cette fois encore, la faculté de réaction et d’adaptation du Français se vérifie parmi ce cénacle, pourtant bien disparate, d’un état-major où une centaine de militaires de tout grade et de toute provenance sont appelés à la collaboration la plus étroite et la plus délicate ».

Le Quartier Général

Le 14 mai, le colonel de Gaulle se fit présenter à Chatou et au Vésinet les commandants d’unités et chefs des services mis sur pied dans la région de Saint-Germain, Chatou, Poissy :

    Commandant du Quartier Général : lieutenant Relier (Chars).

    Adjoint : sous-lieutenant Bernard (Train), détaché au PC avancé et suppléant l’officier d’ordonnance pour le service personnel du colonel.

    Transmissions : capitaine Châtenay.

    Train : capitaine Laporte.

    Intendance : intendant militaire de Cluzel.

    Directeur du Service de Santé : médecin commandant de Courrèges.

    Adjoint : dentiste lieutenant P. Lejeune.

    Prévôté : capitaine Donne (Gendarmerie).

    Aumôniers (capitaines) : Bourgeon et Lenoir.

    En outre, deux officiers de Justice militaire, un officier trésorier, un officier de la Poste aux Armées, qui n’eurent pas à intervenir.

« A l’heure précise, note un témoin, je vis arriver un colonel tiré à quatre épingles, les cheveux soigneusement plaqués et l'air très froid. Il prononça quelques paroles, je lui fus présenté à mon tour et cette réunion fut empreinte de gravité. »

Les Corps de Troupe

Le 13 mai, date de préavis de mouvement dans les 48 heures, la situation des corps désignés pour former la 4e DCR était la suivante :

    — en état de combattre :

      — le 2e bataillon de chars (R.35) ;

      — le 24e bataillon de chars (R.35) ;

      — la 345e compagnie autonome (D2), unités venant de la Ve Armée ;

      — le 46e bataillon de chars (BI bis) venant de percevoir son matériel dans la région de La Charité-sur-Loire ;

      — le 4e bataillon de chasseurs portés, en Champagne, sans ses véhicules tout-terrain.

    — non en état de combattre :

      — le 19e bataillon de chars (D2) à la Ve Armée.

    — en voie de formation accélérée :

      — le 322e RATT (2 groupes de 75) à Vernon.

Dès son arrivée au Vésinet, le colonel de Gaulle avait étudié à haute voix l’ordre de bataille des bataillons de chars, répartis entre la 6e demi-brigade (Chars lourds B1 bis et compagnie de chars moyens D2), sous le commandement du lieutenant-colonel Sudre, et la 8e demi-brigade de chars légers du lieutenant-colonel Simonin, indiquant au passage les officiers qu’il connaissait, soit plus de la moitié, les ayant eu sous ses ordres à Metz ou à la Ve Armée. Il ignorait la situation paradoxale du 4e BCP, qui serait transporté en autocars de réquisition, et celle des autres unités affectées en voie de formation (47e BCC, B1 bis ; 44e BCC, R. 35), qui rejoindront au sud de l’Aisne, ainsi que l’état des deux régiments de cavalerie destinés à la 4e Division Légère Mécanique, les 10e Cuirassiers, régiment de découverte, et 3e Cuirassiers (un groupe de chars moyens Somua) qui seront engagés devant Laon.
D’autres unités, non encore affectées, rejoindront après le 20 mai : 7e régiment de Dragons portés, 305e RA (groupe de 105), batteries de défense contre avions et antichars qui feront cruellement défaut devant Laon.
Chaque unité sera décrite à son arrivée sur le terrain.
[...]
Le 14 mai après-midi, le GQG décide la mise sur pied immédiate, dans la région de Laon, aux ordres du colonel de Gaulle, d’un groupement blindé rattaché au Détachement d’armée Touchon, comprenant les unités de la 4e DCR et de la 4e DLM que l’on pourra rassembler. Pratiquement, la division sera engagée en trois échelons, précédée par l’état-major, le quartier général et des services :

    Le 1er échelon, arrivé du 15 au 17 mai, participera à l’opération sur Montcornet, le 17 mai.

    Le 2e échelon, arrivé les 17 et 18 mai, participera, avec le précédent, à l’opération sur Crécy.

    Le 3e échelon, le plus nombreux, rejoindra à partir du 20 mai, au sud de l’Aisne et de la Somme, et prendra part à l’attaque sur Abbeville.

Les faits concernant le 1er échelon se sont succédé de la manière suivante.
Le 15 mai au matin, le colonel de Gaulle, qui s’apprêtait à aller inspecter le 4e BCP en Champagne le lendemain, est convoqué au GQG. Avant de quitter Le Vésinet, il donne à son état-major un préavis de départ immédiat et se rend d'abord à Montry, où il est reçu par le général Doumenc, major général, son seul soutien dans un milieu réservé, sinon hostile à son égard.
Le général de Gaulle a écrit (dans ses Mémoires) qu’il reçut du major général sa mission : Le commandement veut établir un front défensif sur l’Aisne et sur l'Ailette pour barrer la route de Paris. La VIe Armée, commandée par le général Touchon et formée d’unités prélevées dans l’Est, va s’y déployer. Avec votre division, opérant seule en avant dans la région de Laon, vous avez à gagner le temps nécessaire à cette mise en place. Le général Georges... s’en remet à vous des moyens à employer. D’ailleurs vous dépendrez de lui seul et directement ; le commandant Chomel assurera la liaison.
[...]
A 15 heures, il quitte Le Vésinet avec les chefs des 2e et 4e Bureaux et un détachement léger. Le chef d’état-major et le QG partent pour Corbeny, point fixé par le GQG, dans le cadre de la VIe Armée. [3]

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    Notes et sources :

    [1]Paul Huard, Le colonel De Gaulle et ses blindés. Chapitre 2 : Mise sur pied de la 4e Division Cuirassée. La liaison du 3e Bureau. Editions Plon, 1980.

    [2]C'est en chercheur, au terme d'une carrière d'archéologue, que Paul Huard, tout à la fois témoin direct et historien, à conduit l'écriture de ce livre. Il a consacré de nombreuses pages à expliquer sa démarche, détailler ses sources, nombreuses et variées, synthétiser par des chronologies un récit parfois austère mais toujours rigoureux.

    [3] Paul Huard, Le colonel De Gaulle et ses blindés. Annexe I : Chronologie du colonel De Gaulle du 11 au 22 mai 1940, ibid.


Société d'Histoire du Vésinet, 2023 • www.histoire-vesinet.org