Europe artiste, juillet 1883

Galerie artistique : Bianca Donadio

La prochaine resurrection de l'Opéra-Italien va nécessairement amener une pléiade d'étoiles pour la plupart étrangères à notre firmament lyrique, et par conséquent, inconnues du public parisien. Comme le nombre en sera considérable et qu'il faudra les présenter à tour de rôle à nos lecteurs, je vais, dès à présent, ouvrir la série des biographies des célébrités lyriques que se proposent de nous présenter les frères Corti.
Je commencerai donc par Mlle Bianca Donadio, qui, malgré son nom italien, est un peu des nôtres, et que je me rappelle fort bien avoir connu autrefois sous le nom, bien français, celui-là, de Blanche Dieudonné.
Voici donc encore une cantatrice française à laquelle l'art du chant a prodigué ses plus précieux trésors, et qui doit, ainsi que la Patti, sa fortune à Strakosh, ce type original de maestro qui passe sa vie à créer ou à dénicher des virtuosités lyriques.
Après avoir inventé Adelina et l'avoir lancée à toute vapeur dans la voie des triomphes, Strakosh fit la rencontre de Blanche Dieudonné. Il crut découvrir une mine de diamants, dans son gosier. Il se consacra entièrement à elle et lui aplanit le sentier difficile de l'art. Ce fût pour la jeune artiste une chance rare que de rencontrer un impresario tel que non seulement a le mérite grand de deviner ses sujets mais qui ne recule devant aucun sacrifice pour le lancer dans la voie du succès lorsqu'il en a rencontré un à son idée.
Chez Blanche l'intelligent impresario avait reconnu l'étoffe d'une étoile future des plus brillante ; aussi l'a-t-il comblée de soins et bourrée d'études !...
Jeune, jolie et douée d'un sentiment musical exquis, Blanche Donadio possède en outre une voix délicieuse, d'un timbre pur et argentin, puissante et douce à la fois et d'une fraîcheur qui rassérène l'âme de ceux qui ont le rare bonheur de l'entendre.
Ses admirateurs n'hésitent pas à lui donner le titre glorieux de diva. Pour ma part, je la considère comme une de ces rares artistes qui font les délices du public en même temps que la fortune de leurs impresarii.
De même que la Patti, que la Galetti, que la Ferni, Bianca Donadio est une cantatrice qui illustre son art au point de faire précéder son nom de l'épithète de célèbre.

La Donadio est une fort jolie personne chez laquelle la grâce excède la beauté. Sa riche chevelure, ses yeux bleus limpides et doux, son port de reine et sa noble figure en font la femme la plus sympathique que l'on puisse rêver.
La Patti a le profil prononcé et les yeux noirs de ceux qui vous fascinent. La Donadio a une figure qui enchante et ses yeux reflètent l'azur des cieux. Elle est d'une taille ordinaire, plutôt grande que petite, et dans le rôle de Rosine du Barbier répond parfaitement à la description qu'à fait Beaumarchais de son héroïne par la bouche de Figaro: "Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce et tendre, accorte et franche, agaçant l'appétit, pied furtif ..."
Ses opéras favoris sont : La Sonnambula, l'Etoile du Nord, Hamlet, Lucie et le Barbier. Dans ce dernier ouvrage, il serait difficile de dire si la Donadio chante véritablement la musique de Rossini ou si elle se laisse entraîner par ses élégants caprices, dont elle agrémente la délicieuse musique du maître.
Quoi qu'il en soit, la Donadio est une artiste de la bonne école. Son émission est excellente et la qualité de sa voix des meilleures.
La scène de la leçon laisse un vaste champs aux chanteuses pour faire preuve d'habileté dans les morceaux dits de bravura, qu'elles choisissent selon leur goût et selon leur virtuosité. La Patti, par exemple, choisit de préférence les variations de Proch, d'un goût quelque peu discutable, mais à cause des nombreuses difficultés que ces variations renferment ; la musique en pareil cas devient secondaire, c'est la virtuosité de l'artiste qui prime et l'on applaudit cette avalanche de notes sortant d'un gosier expérimenté et rompu par les exercices vocaux, comme on applaudit les sauts périlleux d'un acrobate.
Le talent souple et multiple de la Donadio lui permet d'aborder tous les genres. Elle chantera aujourd'hui la Rosine du Barbier, ou l'Amina de la Sonnambula et le lendemain elle chantera l'Ophélie d'Hamlet avec la même facilité d'exécution et avec le même succès. Qu'elle soit Ophélie, Amina ou Rosine, elle est toujours l'interprète fidèle et correcte de ces diverses belles pages musicales.
Dans la Sonnambula, la Donadio révèle le côté le plus important de sa physionomie artistique, et du chant spianato, du chant de la mélodie qui parle à l'âme en passant par le cœur. Malgré ses délicieuses fioritures, le chant domine toujours et cette bordée de gracieuses arabesques n'est jamais qu'accessoire.
Dans le Barbier, le rôle de Rosine n'est qu'un prétexte pour faire ressortir les deux grands types de Figaro et de Bazile : le premier, l'astucieux médiateur d'une société corrompue, pour lequel l'or n'est pas une chimère ; le second, la noire incarnation de l'hypocrisie. Dans la Sonnambula, au contraire, Amina est tout.
L'idylle bellinien est une source inépuisable de perles précieuses, perles que la Donadio fait sortir en nombre incalculable de son riche gosier, accomplissant avec une facilité inouïe les casse-cou les plus périlleux, jouant avec les mi suraigus avec une adresse et une habileté étonnantes. D'un naturel rare dans son jeu, la Donadio est comédienne jusqu'au bout des ongles. Chez elle, tout est naturel sans la moindre petite ombre d'exagération.
A l'entendre braver toutes ces difficultés de vocalises, on se demande si elle n'a pas emprunté au rossignol tous les trésors de son doux ramage. Partout où elle s'est fait entendre, le succès a récompensé ses efforts. Dans ses innombrables pérégrinations à travers les deux hémisphères, la jeune et sympathique cantatrice a toujours été l'objet d'ovations enthousiastes. Les nombreux cadeaux, palmes et couronnes qu'elle en a rapporté en font foi. Il suffit qu'elle se présente sur la scène pour que les applaudissements éclatent de toutes parts.

Paris seul manquait à sa gloire. Pour s'y faire connaître et pour obtenir du dilettantisme parisien la consécration de son talent, la Donadio a refusé un brillant engagement avec Abbey, le fameux impresario américain, malgré les remontrances de son impresario Strakosch qui voyait ainsi s'échapper une petite fortune de ses mains [1].
Espérons que Paris saura gré à la Donadio de ce sacrifice et qu'il le lui prouvera lors de ses prochains débuts au théâtre des Nations sous l'habile et intelligente direction des frères Corti, auxquels nous devrons, ainsi qu'à M. Maurel, la résurrection de l'Opéra Italien, non seulement à Paris mais en France.

Fernand Strauss.

    [1] Bianca Donadio renonçait à un contrat de 600.000 frs. A titre de comparaison, elle a acheté sa maison du Vésinet 31.000 frs

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2011 - www.histoire-vesinet.org