...je n'ai pas pu m'en empêcher,
évidemment, c'est sur la route, avenue de Neuilly,
la Défense, puis on arrive au rond-point à
Nanterre, là, il y a deux possibilités
On peut prendre à gauche, longer la Seine,
attraper les peupliers qui bordent l'île à
Bougival, ensuite grimper la côte raide qui monte
jusqu'à Saint-Germain.
Ou bien, plus fort que moi, j'ai pris d'instinct
l'autre chemin, l'autre direction, celle qui va
tout droit, coupe à travers les casernes de ciment
alignées de chaque côté de l'avenue, à Rueil, qui
débouche sur le pont de Chatou, j'enfile le
boulevard Carnot, et puis, cinq cents mètres plus
loin, irrésistible, tourné brusquement à gauche,
dévalé le boulevard des Etats Unis en pente douce,
après la rue de la Faisanderie, les murs de
moellons de la villa Beau Soleil raclent l'oeil,
en bas, au carrefour, l'immense grille découvre la
pelouse, les arbres, au fond le château, vaste
propriété toujours vide, on n'y voit jamais
personne.
Encore à gauche, c'est la rue Henri-Cloppet,
trottoirs agrestes bordés de talus herbus, les
grilles plus modestes, derrière, la rangée
familière des maisons s'égrène au long des
décennies, remonte jusqu'aux années trente.
Au 29, là, propriété de famille, là que j'ai passé
la guerre, là que grands-parents surgissent,
l'incendie de 38 flambe, le toit s'effondre, les
meubles rustiques des chambres partis en
fumée.
Lattes couvertes de toile goudronnée à la place,
réparation d'infortune, là qu'on a vécu tassés au
rez-de-chaussée, épaules rentrées, bourrasque
souffle, toit familial gémit, le 12 juin 42, lundi
matin, j'ai dû sortir avec l'étoile jaune au
poitrail, sur la veste.
Vestiges, malgré moi m'attire, on a arraché le
vieux tablier marron, troué, de la grille,
dépeuplé les arbres, sablé les allées, détruit les
bosquets, à la place, pimpant, tout neuf centre
culturel, on en a fait un lieu public, pour jeunes
juifs, dans la cuisine, dans l'office sombres, le
week-end, paraît-il, on y danse, devenus caveau,
ma tombe à souvenirs, pas pu m'en empêcher,
c'était sur le chemin, à peine en route, marche
arrière, j'avais juré que je n'y remettrais plus
les yeux, chaque fois que j'y retourne, ça me
retourne, de fond en comble, quand j'y reviens,
tous mes revenants s'agitent, m'agitent, mon père
qui crache ses poumons, je l'entends du petit bois
derrière la maison, où je prépare le concours de
Normale Sup, qui s'arrache des expectorations
glaireuses, des convulsions sibilantes du fin fond
de la poitrine de la mémoire.
Ma mère m'appelle pour ouvrir le cadenas de la
grille, je suis plus grand qu'elle, les bras plus
longs, les siens chargés des lourds filets du
marché, la poussette du samedi cahotée sur des
kilomètres, jambes fatiguées, usure des semaines
de bureau, tempes écarlates le soir, tamponnées à
l'eau vinaigrée
J'ai fait vinaigre, moi j'accours, je t'ai acheté
quelque chose que tu aimes bien, m'allèche,
demande quoi, elle rit, répond tu verras, repars
travailler, me rappelle
Julien, aide-moi à descendre les filets dans la
cuisine, me souviens, une autre ère, une autre
vie, dans une existence antérieure, changé de
prénom depuis, changé de peau, métempsycose
Je reparcours en sens inverse, remonte mes
incarnations à rebrousse-poil, me retrouve là, un
instant, devant la grille du jardin, la voiture
garée à ras du tertre, clameurs m'assaillent,
secoué par des hoquets de souvenir, sanglots de
mémoire, silencieux, immobile, je regarde la
maison.
Maso, oui, bien sûr, faut l'être, je n'ai pas pu
m'en empêcher, pas prévu, pas au programme,
c'était sur le chemin de Dieppe, on passe par
Pontoise, puisqu'on passe par Pontoise, moi, je
connais la route de Saint-Germain, puisqu'on passe
par Saint-Germain, j'ai pris la route du Vésinet,
puisqu'on...
Con, naturellement, j'ai juré de ne plus jamais
revoir, revenir, à quoi ça sert, vous fait
souffrir, pour rien, inutile, des décennies que
c'est mort, me mord quand même, au passage, mors
aux dents, dévale la pente du boulevard, tourne à
gauche, devant le 29 arrêté pile.
– Oui, tu vois, mon grand-père était plus rupin
que moi. Lui, au moins, il habitait les beaux
quartiers, il avait deux propriétés. Moi, en
meublé rue des Sablons, je suis une purée ! Il
pouvait à peine signer son nom, au début, il
mettait une croix sur ses chèques. Moi, j'écris
des livres ! Club des fauchés, j'appartiens à la
confrérie de la panade. C'est le progrès.
– Tu as une maison à Queens.
– Justement, à Queens, pas au Vésinet. Ce n'est
pas tout à fait pareil...
– En tout cas, je suis contente d'avoir vu où tu
as passé une partie de ton enfance, d'où tu
viens...
Un amour de
soi, de Serge Doubrovsky, roman,
Hachette Littérature, 1982, est paru en Livre
de poche.