D'après Eric HELLO et sa lecture néomalthusienne du roman de Jean Darricarrère • Thèse de doctorat de l'Université de Bordeaux (Sciences et Environnements : Épistémologie et histoire des sciences), soutenue le 9 décembre 2016. Jean Darricarrère : Le droit à l'avortement La production des médecins néomalthusiens adopte parfois la fiction réaliste. C'est ce que fait Jean Darricarrère dans Le droit à l'avortement. Les deux consciences : magistrat et médecin, en 1908. Ce choix de la forme romanesque permet de poser les enjeux de la question malthusienne de façon claire et accessible et se justifie donc dans une perspective d'illustration et de diffusion de la doctrine. C'est aussi un moyen indirect de diffuser des informations relativement précises sur les procédés abortifs et leurs risques respectifs sans s'exposer aux poursuites judiciaires. Arrêtons-nous sur cette œuvre. Les personnages de cette fiction sont tous empruntés à la société de l'époque et, plus précisément, aux personnages ayant joué un rôle, militants ou opposants, dans les questions néomalthusiennes entre 1896 et 1906. On y rencontre des personnages réels, tels que le sénateur Bérenger, adversaire opiniâtre de la propagande néomalthusienne. Mais d'autres personnages, supposés fictifs, tiennent le rôle d'acteurs du mouvement néomalthusien. On y croise ainsi un avatar de Paul Robin fondateur d'une certaine « Ligue de la procréation volontaire », décrit comme « un ancien membre de l'Université, mis à la retraite d'office suite à un scandale retentissant ». De même, l'évocation de « ces conférencières au verbe hardi, souvent indécent, prêchant l'émancipation de la femme, son droit à la stérilité, préconisant la grève des ventres comme le seul moyen de la régénération sociale » ne peut pas ne pas faire penser à Nelly Roussel. [2] Nelly Roussel (1878-1922) s’oppose à de nombreuses reprises à l’article 317 qu’elle juge « anachronique » et « monstrueux ». [Photo de presse] Jean Darricarrère trouve, avec ce roman, l'occasion de présenter, et de défendre, la dimension éthique de l'action néomalthusienne. En faisant défiler une galerie de portraits-types, il ne tombe jamais dans la caricature. Le roman s'ouvre sur la plaidoirie de l'avocat général Renault dans le cadre du procès intenté au docteur Lafargue. Le prévenu est accusé de complicité dans une affaire d'avortement au cours de laquelle une femme adultère, Mme Levrel, est décédée, et son amant, Paul Vanof, un romancier, s'est suicidé. Lafargue vient de passer quatre mois en détention préventive. Il reconnaît avoir pratiqué sur sa patiente des opérations gynécologiques mais indique que cette dernière, lui cachant le fait qu'elle était enceinte et prétendant avoir eu ses règles récemment, était venue le consulter pour une métrite (infection aiguë de l'utérus). La méthode qu'il avait utilisée pour traiter l'infection, et qu'il présente comme étant celle du professeur Pozzi [3], comporte deux étapes. La première consiste à introduire une tige de laminaire dans l'utérus afin de le dilater ; la seconde, à introduire une sonde irrigatrice pour procéder au nettoyage et à la désinfection de l'organe. C'est à l'époque une procédure ordinaire pour le traitement des métrites. Renault, farouche opposant à la prophylaxie anticonceptionnelle, se vantant d'avoir déjà obtenu la condamnation d'un grand nombre d'avorteurs et d'avortées, tient absolument à faire un exemple en condamnant Lafargue. Mais des lettres de Vanof à son amante et à Lafargue, qui sont produites au procès, prouvent finalement la bonne foi de ce dernier. On lui a délibérément menti pour qu'il prescrive un acte médical qui a conduit à l'avortement et au décès de Mme Levrel. Un non-lieu est prononcé. Entre alors en scène le docteur Clair, médecin militaire. Cet homme, auquel Darricarrère s'identifie, est un médecin brillant, un esprit libre, travailleur, humaniste et radicalement athée, qui se heurte en permanence, dans le cadre de ses fonctions en Algérie, à l'hypocrisie des congrégations religieuses et au rejet de la communauté des militaires français. En ne se pliant à aucun rituel religieux, en choisissant de prodiguer des soins gratuits aux indigènes, en affirmant une indépendance à l'égard de tout dogme et de toute institution contraignante, il s'attire de nombreuses inimitiés. Mais il est tout de même respecté pour son dévouement et la qualité de son travail. A l'occasion de la présentation du docteur Clair, certaines positions éthiques et politiques de l'auteur sont abordées. Ainsi, un certain nombre de pages à la tonalité franchement anti-colonialiste sont consacrées à l'idée, assez rarement défendue à l'époque, de la relativité des valeurs culturelles et de la dignité égale de toutes les cultures. En outre, Darricarrère dénonce la brutalité des colons et l'impunité dont ils jouissent dans ces lieux éloignés des grands centres urbains et de la métropole. Évoquant l'attitude des officiers français dans les villages algériens, il écrit : « Ce [que les indigènes] leur reprochaient d'abord, c'était leur autoritarisme dédaigneux, souvent brutal ; car pour hâter l'exécution de leurs ordres ou de leurs fantaisies, pour simplement se frayer un passage dans la foule, les officiers recouraient volontiers à la cinglante cravache ou à la lourde matraque, sans que le patient, parfois sérieusement blessé, pût jamais obtenir une réparation de l'autorité militaire, toute puissante en ces régions exclusivement soumises à son pouvoir. Cette injustice indignait les Arabes contre les conquérants qui, sous couleur de civilisation, leur imposaient une tyrannie sans appel, comme sans mesure. Une autre raison de leur haine contre « les infidèles » était le mépris ironique qu'ils professaient publiquement à l'endroit de leurs marabouts, de leurs cérémonies cultuelles et de leurs rites, alors qu'ils exigeaient d'eux le plus profond respect envers les représentants de la religion catholique. »[5] Très affectée par le décès de son fiancé, Suzanne est prise en charge par le docteur Clair. En l'examinant, le médecin découvre, d'une part, que la jeune fille est enceinte et, d'autre part, qu'elle a contracté la syphilis au cours de l'unique rapport qu'elle a eu avec son fiancé. Averti par le docteur Clair, Renault s'effondre. Sa dignité, lui qui avait fondé sa carrière sur le combat contre l'avortement, et celle de sa fille, destinée désormais à être une de ces filles-mères syphilitiques pour lesquelles l'avocat général n'avait jamais montré la moindre compassion, sont menacées. Cette inversion de la situation de départ est le prétexte à de longs échanges entre les deux hommes sur le caractère humain de l'avortement et sur l'inégalitaire condition qui est celle des femmes, plus particulièrement des jeunes femmes. Dans un premier temps, le père s'emporte contre le fiancé décédé, syphilitique certainement conscient de l'être, qui a souillé l'honneur de sa fille. Clair lui répond que le lieutenant Vanier a vraisemblablement été lui-même victime de mauvais médecins arguant que le poids de la morale dans la société empêche de parler ouvertement de la sexualité et, en conséquence, de travailler sérieusement sur les maladies vénériennes. « N'y avait-il pas déjà de nombreux écrivains qui demandaient l'abolition de cet article du code, prétendant qu'il vaut mieux tuer un être avant sa naissance que de le laisser mourir une fois né ? L'un d'eux n'avait-il pas écrit, tout récemment, qu'à son avis, l'avortement, de même que la stérilité volontaire, était souvent un devoir de primordiale honnêteté, quand des tares héréditaires ou la misère attendaient l'enfant à sa naissance ; qu'il était, parfois, un acte inspiré par des considérations de prudence économique des plus naturelles et des plus légitimes. […] Il avait suffi de la menace du malheur et de la déconsidération de sa fille, pour qu'il comprit la portée et l'intention profondément humanitaires des défenseurs du droit à l'avortement. Il ne songeait plus à blâmer les écrivains courageux demandant qu'il fût autorisé, comme toute autre opération chirurgicale, jugeant que c'était là pure affaire personnelle, dont l’État n'avait pas à se mêler. Il pensait comme eux, aujourd'hui qu'il se rendait compte des conséquences douloureuses, entraînées par une conception à la fois illégitime et entachée de nocuité morbide. » [6] Renault demande donc au docteur Clair de pratiquer un avortement sur sa fille. Mais l'opération doit avoir lieu au moment où Clair, suite aux manœuvres souterraines de la part des religieux et du commandement militaire locaux pour l'évincer, apprend qu'il est déplacé d'office dans un autre hôpital algérien. Il décide alors de quitter l'armée, non sans s'être acquitté auparavant de sa promesse d'interrompre la grossesse de Suzanne. Ses derniers jours sur place sont consacrés au suivi médical des conséquences de l'intervention. Le livre est enfin l'occasion, comme nous l'avons rapidement évoqué, d'aborder d'autres questions, comme celle de la religion et de l'hypocrisie qui l'accompagne, mais aussi celle du colonialisme. Ce faisant, on est amené à constater que le fondement de l'approche néomalthusienne, aussi surprenante qu'elle puisse apparaître par certains de ses aspects, est incontestablement humaniste. Jean Darricarrère, en ce sens, est l'exemple même de ces médecins engagés professionnellement et moralement dans le néomalthusianisme. L'analyse sociale qui est la sienne est loin d'être optimiste, même si Darricarrère nous propose des personnages positifs, car les individus épris de justice doivent faire face à de très nombreux obstacles pour vaincre les conservatismes. **** Notes et sources de l'auteur : [1] Il s'agit de Paul Brouardel, doyen de la faculté de médecine de Paris, spécialiste de médecine légale et auteur du Cours de médecine légale de la Faculté de Paris (1901), que nous évoquons au chapitre 8, dans le passage consacré à l'avortement. [note de l'auteur] [2] Darricarrère, 1908, pp. 2-3 [c'est Darricarrère qui souligne ; note de l'auteur]. [3] Il s'agit du médecin et anthropologue Samuel Pozzi que nous évoquons au chapitre 8 de la thèse [note de l'auteur] [4] En 1914, Jean Darricarrère publira un troisième livre (un second roman) La grande ignorée, (Edition du Progrès, Le Havre). « L'ignorance générale, est la grande cause de la propagation et de la gravité de la syphilis, mal que tant d'honnêtes gens et d'innocents contractent, puis transmettent à leur tour. » Ce roman didactique du Dr Darricarrère sera reçu comme une œuvre intéressante et utile mais restera largement ... ignoré. [5] Darricarrère, 1908, pp. 157-158. [note de l'auteur] [6] Darricarrère, 1908, pp. 270-271 [c'est Darricarrère qui souligne ; note de l'auteur]..
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