D'après Eric HELLO et sa lecture néomalthusienne du roman de Jean Darricarrère • Thèse de doctorat de l'Université de Bordeaux (Sciences et Environnements : Épistémologie et histoire des sciences), soutenue le 9 décembre 2016.

Jean Darricarrère : Le droit à l'avortement
Les deux consciences – magistrat et médecin
Albin Michel, Paris, 1908.

La production des médecins néomalthusiens adopte parfois la fiction réaliste. C'est ce que fait Jean Darricarrère dans Le droit à l'avortement. Les deux consciences : magistrat et médecin, en 1908. Ce choix de la forme romanesque permet de poser les enjeux de la question malthusienne de façon claire et accessible et se justifie donc dans une perspective d'illustration et de diffusion de la doctrine. C'est aussi un moyen indirect de diffuser des informations relativement précises sur les procédés abortifs et leurs risques respectifs sans s'exposer aux poursuites judiciaires. Arrêtons-nous sur cette œuvre.
Un médecin nommé Lafargue est accusé par l'avocat général Renault d'avoir pratiqué un avortement clandestin dans des conditions d'hygiène déplorables ayant entraîné la mort d'une femme. Au cours du procès qui s'ensuit, on apprend que si Lafargue est bien partisan du recours à l'avortement, il n'a pas pratiqué l'intervention pour laquelle il est jugé.
Cette histoire est inspirée d'une affaire d'avortement, datant de novembre 1896, dont on avait alors beaucoup parlé. Le docteur Charles Boisleux, médecin gynécologue réputé, avait été condamné à cinq ans de prison pour avoir pratiqué un avortement sur une certaine demoiselle Thomson, enceinte d'un professeur d'équitation marié ; intervention qui avait entraîné la mort de la jeune femme par perforation de l'utérus. Son amant, à la demande duquel le curetage ayant provoqué l'avortement avait été réalisé, s'était ensuite suicidé.
Tirant parti de cette situation tragique, un autre médecin, le doyen Paul Brouardel [1], avait, par des articles dans la presse et par la publication de rapports médicaux-légaux liés à l'affaire, tenu le rôle d'un avocat général, au détriment de Boisleux. Ce point fait écho aux « deux consciences », celle du médecin (progressiste) et celle du magistrat (réactionnaire), évoquées par Jean Darricarrère. Cette affaire a également motivé un article d'Octave Mirbeau, « Brouardel et Boisleux », publié dans Le Journal du 25 juillet 1897.

Les personnages de cette fiction sont tous empruntés à la société de l'époque et, plus précisément, aux personnages ayant joué un rôle, militants ou opposants, dans les questions néomalthusiennes entre 1896 et 1906. On y rencontre des personnages réels, tels que le sénateur Bérenger, adversaire opiniâtre de la propagande néomalthusienne. Mais d'autres personnages, supposés fictifs, tiennent le rôle d'acteurs du mouvement néomalthusien. On y croise ainsi un avatar de Paul Robin fondateur d'une certaine « Ligue de la procréation volontaire », décrit comme « un ancien membre de l'Université, mis à la retraite d'office suite à un scandale retentissant ». De même, l'évocation de « ces conférencières au verbe hardi, souvent indécent, prêchant l'émancipation de la femme, son droit à la stérilité, préconisant la grève des ventres comme le seul moyen de la régénération sociale » ne peut pas ne pas faire penser à Nelly Roussel. [2]

Nelly Roussel (1878-1922)

s’oppose à de nombreuses reprises à l’article 317

qu’elle juge « anachronique » et « monstrueux ». [Photo de presse]

Jean Darricarrère trouve, avec ce roman, l'occasion de présenter, et de défendre, la dimension éthique de l'action néomalthusienne. En faisant défiler une galerie de portraits-types, il ne tombe jamais dans la caricature. Le roman s'ouvre sur la plaidoirie de l'avocat général Renault dans le cadre du procès intenté au docteur Lafargue. Le prévenu est accusé de complicité dans une affaire d'avortement au cours de laquelle une femme adultère, Mme Levrel, est décédée, et son amant, Paul Vanof, un romancier, s'est suicidé. Lafargue vient de passer quatre mois en détention préventive. Il reconnaît avoir pratiqué sur sa patiente des opérations gynécologiques mais indique que cette dernière, lui cachant le fait qu'elle était enceinte et prétendant avoir eu ses règles récemment, était venue le consulter pour une métrite (infection aiguë de l'utérus). La méthode qu'il avait utilisée pour traiter l'infection, et qu'il présente comme étant celle du professeur Pozzi [3], comporte deux étapes. La première consiste à introduire une tige de laminaire dans l'utérus afin de le dilater ; la seconde, à introduire une sonde irrigatrice pour procéder au nettoyage et à la désinfection de l'organe. C'est à l'époque une procédure ordinaire pour le traitement des métrites. Renault, farouche opposant à la prophylaxie anticonceptionnelle, se vantant d'avoir déjà obtenu la condamnation d'un grand nombre d'avorteurs et d'avortées, tient absolument à faire un exemple en condamnant Lafargue. Mais des lettres de Vanof à son amante et à Lafargue, qui sont produites au procès, prouvent finalement la bonne foi de ce dernier. On lui a délibérément menti pour qu'il prescrive un acte médical qui a conduit à l'avortement et au décès de Mme Levrel. Un non-lieu est prononcé.
La suite du roman se focalise sur la personne de l'avocat général, un magistrat peu fortuné dont la femme est morte de la tuberculose quelques années auparavant. C'est un homme de conviction, dévoué, prenant très au sérieux son devoir de faire appliquer le code pénal de manière rigoureuse. Il élève seul sa fille, Suzanne, âgée de vingt-trois ans, qu'il pense avoir protégée de tous les dangers et dont la vertu et la probité sont irréprochables. Celle-ci envisage d'épouser un jeune élève officier, Maurice Vanier, âgé de vingt-sept ans, dont le père était un ami de Renault. Vanier a été affecté pour quatre années de service en Algérie. Quelques mois avant la fin de son engagement militaire, le magistrat et sa fille se rendent en Algérie afin que le mariage ait lieu sur place. Le récit du voyage est l'occasion pour Jean Darricarrère de développer certaines critiques, et en particulier celle du colonialisme et du traitement indigne des indigènes par les coloniaux. Mais il critique également le rôle des congrégations religieuses dans les colonies, qu'il connaît bien pour avoir lui-même servi comme médecin militaire en Algérie et à Madagascar pendant plusieurs années.
La jeune Suzanne Renault retrouve son fiancé et se consacre aux préparatifs du mariage. La veille de celui-ci, les deux amants ont une relation sexuelle. Mais le soir même, le jeune lieutenant Vanier, alors qu'il rejoint son casernement pour sa dernière nuit de célibataire, est saisi d'une attaque et meurt subitement. L'autopsie nous apprend que Vanier avait la syphilis et que c'est à sa demande qu'il avait été envoyé en Algérie. Au bout de quatre ans, se croyant guéri et non contagieux, il avait tenu à se marier au plus vite. Darricarrère développe à ce sujet des considérations sur le traitement de la syphilis dont la prophylaxie souffre, selon lui, de nombreux préjugés et d'affirmations non scientifiques. [4]

Entre alors en scène le docteur Clair, médecin militaire. Cet homme, auquel Darricarrère s'identifie, est un médecin brillant, un esprit libre, travailleur, humaniste et radicalement athée, qui se heurte en permanence, dans le cadre de ses fonctions en Algérie, à l'hypocrisie des congrégations religieuses et au rejet de la communauté des militaires français. En ne se pliant à aucun rituel religieux, en choisissant de prodiguer des soins gratuits aux indigènes, en affirmant une indépendance à l'égard de tout dogme et de toute institution contraignante, il s'attire de nombreuses inimitiés. Mais il est tout de même respecté pour son dévouement et la qualité de son travail. A l'occasion de la présentation du docteur Clair, certaines positions éthiques et politiques de l'auteur sont abordées. Ainsi, un certain nombre de pages à la tonalité franchement anti-colonialiste sont consacrées à l'idée, assez rarement défendue à l'époque, de la relativité des valeurs culturelles et de la dignité égale de toutes les cultures. En outre, Darricarrère dénonce la brutalité des colons et l'impunité dont ils jouissent dans ces lieux éloignés des grands centres urbains et de la métropole. Évoquant l'attitude des officiers français dans les villages algériens, il écrit :

    « Ce [que les indigènes] leur reprochaient d'abord, c'était leur autoritarisme dédaigneux, souvent brutal ; car pour hâter l'exécution de leurs ordres ou de leurs fantaisies, pour simplement se frayer un passage dans la foule, les officiers recouraient volontiers à la cinglante cravache ou à la lourde matraque, sans que le patient, parfois sérieusement blessé, pût jamais obtenir une réparation de l'autorité militaire, toute puissante en ces régions exclusivement soumises à son pouvoir. Cette injustice indignait les Arabes contre les conquérants qui, sous couleur de civilisation, leur imposaient une tyrannie sans appel, comme sans mesure. Une autre raison de leur haine contre « les infidèles » était le mépris ironique qu'ils professaient publiquement à l'endroit de leurs marabouts, de leurs cérémonies cultuelles et de leurs rites, alors qu'ils exigeaient d'eux le plus profond respect envers les représentants de la religion catholique. »[5]

Très affectée par le décès de son fiancé, Suzanne est prise en charge par le docteur Clair. En l'examinant, le médecin découvre, d'une part, que la jeune fille est enceinte et, d'autre part, qu'elle a contracté la syphilis au cours de l'unique rapport qu'elle a eu avec son fiancé. Averti par le docteur Clair, Renault s'effondre. Sa dignité, lui qui avait fondé sa carrière sur le combat contre l'avortement, et celle de sa fille, destinée désormais à être une de ces filles-mères syphilitiques pour lesquelles l'avocat général n'avait jamais montré la moindre compassion, sont menacées. Cette inversion de la situation de départ est le prétexte à de longs échanges entre les deux hommes sur le caractère humain de l'avortement et sur l'inégalitaire condition qui est celle des femmes, plus particulièrement des jeunes femmes. Dans un premier temps, le père s'emporte contre le fiancé décédé, syphilitique certainement conscient de l'être, qui a souillé l'honneur de sa fille. Clair lui répond que le lieutenant Vanier a vraisemblablement été lui-même victime de mauvais médecins arguant que le poids de la morale dans la société empêche de parler ouvertement de la sexualité et, en conséquence, de travailler sérieusement sur les maladies vénériennes.
Mal étudiées, insuffisamment connues, ces maladies sont, y compris dans le monde médical, l'objet d'idées fausses. L'une d'elles est qu'un syphilitique infecté depuis quatre ans, même s'il reste malade, n'est plus contagieux. Le jeune militaire, mal conseillé, avait donc accepté de se marier au terme de ce délai. Vaincu, le magistrat se reproche son aveuglement :

    « N'y avait-il pas déjà de nombreux écrivains qui demandaient l'abolition de cet article du code, prétendant qu'il vaut mieux tuer un être avant sa naissance que de le laisser mourir une fois né ? L'un d'eux n'avait-il pas écrit, tout récemment, qu'à son avis, l'avortement, de même que la stérilité volontaire, était souvent un devoir de primordiale honnêteté, quand des tares héréditaires ou la misère attendaient l'enfant à sa naissance ; qu'il était, parfois, un acte inspiré par des considérations de prudence économique des plus naturelles et des plus légitimes. […] Il avait suffi de la menace du malheur et de la déconsidération de sa fille, pour qu'il comprit la portée et l'intention profondément humanitaires des défenseurs du droit à l'avortement. Il ne songeait plus à blâmer les écrivains courageux demandant qu'il fût autorisé, comme toute autre opération chirurgicale, jugeant que c'était là pure affaire personnelle, dont l’État n'avait pas à se mêler. Il pensait comme eux, aujourd'hui qu'il se rendait compte des conséquences douloureuses, entraînées par une conception à la fois illégitime et entachée de nocuité morbide. » [6]

Renault demande donc au docteur Clair de pratiquer un avortement sur sa fille. Mais l'opération doit avoir lieu au moment où Clair, suite aux manœuvres souterraines de la part des religieux et du commandement militaire locaux pour l'évincer, apprend qu'il est déplacé d'office dans un autre hôpital algérien. Il décide alors de quitter l'armée, non sans s'être acquitté auparavant de sa promesse d'interrompre la grossesse de Suzanne. Ses derniers jours sur place sont consacrés au suivi médical des conséquences de l'intervention.
Il prodigue aussi des conseils, à la fille et à son père, sur les soins adéquats au traitement de la syphilis. A la dernière page de l'ouvrage, le magistrat apprend fortuitement que le courageux docteur Clair est en réalité le demi-frère du docteur Lafargue, contre lequel il avait plaidé deux mois auparavant. Le roman est intéressant parce qu'il révèle, de l'intérieur, les questions sociales et morales auxquelles doivent faire face les médecins qui sont les compagnons de route du néomalthusianisme. Il est d'abord l'occasion, pour son auteur, de détailler assez précisément les techniques abortives et les questions morales qui accompagnent ces actes.
Il donne à voir, d'un point de vue subjectif, ce que sont les dilemmes auxquels sont confrontés les praticiens qui s'engagent dans le militantisme de la génération consciente. Il permet aussi de se faire une idée des risques qu'ils prennent. Le livre oppose habilement les « deux consciences ». D'abord, celle du magistrat, conservatrice et avant tout soucieuse d'ordre social, qui juge à partir de valeurs discutables et non scientifiques. Ensuite, celle du médecin qui est lucide quant à la réalité sociale et éclairée par la science. A aucun moment l'ouvrage ne fait l'apologie de l'avortement comme solution. Il déplore en revanche le fait que la propagande pour la prophylaxie anticonceptionnelle soit frappée d'interdit, ce qui, de fait, conduit à des situations qui rendent l'avortement nécessaire. Or, celui-ci est une solution de dernier recours qui implique une souffrance morale et physique, qui aurait pu être évitée. Ce que le livre illustre aussi, de manière plus indirecte, c'est que la confrontation à des situations réelles, à condition qu'elle soit éclairée par la raison et qu'elle ne soit pas fondée sur des préjugés moraux et religieux, est la seule manière de former les consciences et de parvenir à des décisions et des actes humains et bons.

Le livre est enfin l'occasion, comme nous l'avons rapidement évoqué, d'aborder d'autres questions, comme celle de la religion et de l'hypocrisie qui l'accompagne, mais aussi celle du colonialisme. Ce faisant, on est amené à constater que le fondement de l'approche néomalthusienne, aussi surprenante qu'elle puisse apparaître par certains de ses aspects, est incontestablement humaniste. Jean Darricarrère, en ce sens, est l'exemple même de ces médecins engagés professionnellement et moralement dans le néomalthusianisme. L'analyse sociale qui est la sienne est loin d'être optimiste, même si Darricarrère nous propose des personnages positifs, car les individus épris de justice doivent faire face à de très nombreux obstacles pour vaincre les conservatismes.

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    Notes et sources de l'auteur :

    [1] Il s'agit de Paul Brouardel, doyen de la faculté de médecine de Paris, spécialiste de médecine légale et auteur du Cours de médecine légale de la Faculté de Paris (1901), que nous évoquons au chapitre 8, dans le passage consacré à l'avortement. [note de l'auteur]

    [2] Darricarrère, 1908, pp. 2-3 [c'est Darricarrère qui souligne ; note de l'auteur].

    [3] Il s'agit du médecin et anthropologue Samuel Pozzi que nous évoquons au chapitre 8 de la thèse [note de l'auteur]

    [4] En 1914, Jean Darricarrère publira un troisième livre (un second roman) La grande ignorée, (Edition du Progrès, Le Havre). « L'ignorance générale, est la grande cause de la propagation et de la gravité de la syphilis, mal que tant d'honnêtes gens et d'innocents contractent, puis transmettent à leur tour. » Ce roman didactique du Dr Darricarrère sera reçu comme une œuvre intéressante et utile mais restera largement ... ignoré.

    [5] Darricarrère, 1908, pp. 157-158. [note de l'auteur]

    [6] Darricarrère, 1908, pp. 270-271 [c'est Darricarrère qui souligne ; note de l'auteur]..

 


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