A propos du livre de Louis-Albert Revah, Éditions Grasset & Fasquelle (Paris) 2003.

Berl, une vie
Une destinée posthume éclatée

Emmanuel Berl ne croyait pas à l'existence d'une identité personnelle et il affirmait la discontinuité totale des différents états du moi, dans l'espace comme dans le temps. Ce credo, inscrit dans nombre de ses livres, répété encore devant deux interlocuteurs de marque [1] , et qui laisse un Jean d'Ormesson quelque peu sceptique, semble validé par la destinée posthume de l'écrivain. Pour un certain nombre de nos contemporains, de tous âges et de toutes conditions, Berl est "un auteur rare et secret" [2] dont Sylvia, Présence des morts, Rachel et autres Grâces, par leur concision voltairienne qui n'exclut pas l'acuité psychologique ni la profondeur mystique, les reposent peut-être ou qui sait les dispensent des méandres proustiens (pour Jacques Lecarme, Berl est le "Proust de l'autobiographie"). A cette "secte", il faut joindre la communauté plus visible des amis de Mireille, qui confondent le mari et la femme dans la même admiration.
D'autres, qui ont eu le privilège de connaître Berl – Patrick Modiano, Jean d'Ormesson, Jean-Paul Enthoven
[3] – semblent autant ou plus que par l'œuvre avoir été séduits par l'homme, d'une intelligence aiguë, brillant causeur comme il ne s'en fait plus, familier de Bergson, Proust, Gallimard, Drieu la Rochelle, Aragon, Breton, Malraux, Cocteau, Colette, entre autres, et dont la mémoire se confondait avec celle du XXe siècle. A ceux qui ne comptèrent pas parmi ces happy few, l'entretien télévisé réalisé par Roger Grenier offre quelque compensation, si tant est que l'enregistrement puisse capter la grâce du moment.

Mais il est un tout autre Berl, celui des historiens. Lesquels à leur tour se subdivisent en plusieurs catégories. Ceux de l'immédiat avant-guerre pointent comme un oiseau rare ce juif pacifiste et munichois au point d'avoir en juin 1940 prêté sa plume au maréchal Pétain ! Les historiens de la vie politique font un sort au brillant journaliste, qui dirigea au milieu des années 30 l'hebdomadaire Marianne, créé pour faire pièce à Candide et à Gringoire, porte-parole de la droite dure. Les historiens des idées peuvent à bon droit placer Mort de la pensée bourgeoise à l'avant-garde de la pensée "non-conformiste" de la IIIe République finissante, cependant que Mort de la morale bourgeoise préfigure le gauchisme soixante-huitard.
La multiplicité des personnages qu'a joués Berl et qui explique cette destinée posthume éclatée illustre certes sa théorie. Mais ne peut-on pas soutenir que c'est sa propre propension au cloisonnement psychique qui la lui a inspirée ? Pour ma part je pense
[4] avec Jean d'Ormesson – pas franchement contredit par son interlocuteur sur ce point – qu'il y a bien "une espèce d'unité d'Emmanuel Berl" [5] – dans le cas contraire, comment d'ailleurs un projet biographique serait-il envisageable ? C'est cette unité que ce travail voudrait s'efforcer de mettre en lumière.
Ce devrait être là, me semble-t-il, le propos commun de tous les biographes, pour peu que l'on considère la biographie, non comme une succession d'instantanés, mais comme un portrait dans le temps. Quand il s'agit d'un personnage illustre, la tentation peut exister d'accumuler les détails pour satisfaire un public dévot, crédule même et peu porté à l'effort, qui s'imaginera, par une lecture facile, faire entrer en lui, à la façon dont le fidèle catholique absorbe dans la communion le corps glorieux du Christ, l'âme essentielle de Marcel Proust. Mais la figure de Berl n'est pas de celles qui flattent le fétichisme du grand nombre. A vrai dire, elle n'existe pas ; elle est à construire. Oserai-je à ce propos évoquer, et puisque Proust se trouve dans l'horizon de Berl, "ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables" ?
[6]

Les matériaux qui seront utilisés ici sont de deux ordres : pour l'enfance et la jeunesse de Berl, il y a son œuvre littéraire, largement autobiographique, à laquelle font écho les entretiens avec Patrick Modiano et Jean d'Ormesson ; pour la période politico-journalistique, ses pamphlets, ses éditoriaux, ses essais. Berl n'a cessé de revenir sur son enfance pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie. Il en traite de façon attachante et réfléchie, sans pourtant s'arracher à sa subjectivité. La poursuite du plaisir littéraire interdirait-elle de chercher à sortir du cercle enchanté ?
Jean d'Ormesson se souvient d'un Berl dont le discours procédait par libres associations, "étendu sur son lit comme sur un divan d'analyste"
[7]. Le maître contemporain possède sur moi, entre autres nombreuses supériorités, celle d'avoir connu l'écrivain, de s'être entretenu avec lui, d'avoir bénéficié de sa part d'un transfert positif. Même si, au cours de ces échanges, il ne renonça nullement, avec la courtoisie de rigueur, à l'esprit critique, son rôle même lui imposait de céder à la séduction de son interlocuteur, qui était grande [8]. La tâche ingrate m'échoit, beaucoup plus aisée in absentia, de résister au contraire à l'entreprise de séduction, à la façon dont son art en fait un devoir au psychanalyste pour accéder à la logique profonde du sujet [9] . Certes ici nulle visée thérapeutique. Mais pour les vivants même n'a-t-on pas dit que la guérison vient par surcroît ? Et les patronages illustres ne manquent pas pour un tel projet. Philippe Lejeune [10] cite un texte de Michel Leiris, dans L'Age d'homme, par lequel celui-ci répond par avance à Berl : "Ce que j'ai appris (dans la psychanalyse) c'est que même à travers les manifestations à première vue les plus hétéroclites, l'on se retrouve identique à soi-même, qu'il y a une unité dans une vie et que tout se ramène quoi qu'on fasse à une petite constellation de choses qu'on tend à reproduire sous des formes diverses, un nombre illimité de fois. "Il ne s'agit pas à proprement parler de "psychanalyser" Berl, mais de ne pas renoncer à comprendre, quand l'écrivain lui-même, par ses indications répétées, nous tend la perche". Le Narrateur confie sa crainte des souris et des rats, son rêve d'une cage où sont enfermés ses parents, changés en souris blanches, couvertes de pustules [11]. Cette peur des rats, qui remonte à la petite enfance... et se relie, nous l'avons vu, au docteur Proust..., nul doute que la psychanalyse ne lui trouve un sens, lié à l'analité, au masochisme, à condition de pouvoir psychanalyser l'homme : ce qui n'est pas le cas" [12]. La Sorbonne a tranché.

Pourtant, les cas du Président Schreber et de Norbert Hanold, l'amoureux de la Gradiva, l'un mort, l'autre fictif, ne comptent pas moins dans le corpus freudien que ceux du petit Hans ou de Dora. Comme l'écrit André Green : “ Si l'analyse est vraie (italiques de l'auteur) alors l'analyste tire d'elle un savoir véridique sur l'homme, qu'il peut s'exercer à vérifier, même quand les conditions techniques de l'analyse ne sont pas remplies [13]. ” Quand le biographe travaille pour une part à partir d'ouvrages autobiographiques, quel parti va-t-il choisir ? Faire de la paraphrase, en piochant au petit bonheur dans les différentes couches de souvenirs ? Ce serait écrire la vie de Jésus – dont certains affirment encore, comme Berl de lui-même, qu'il n'a pas existé – en ne décollant pas de la lettre des Evangiles. Je voudrais que le lecteur prenne mon point de vue freudien comme un parti pris esthétique, dirais-je un propos d'art, une manière d'appréhender la réalité humaine qui se veut plus profonde que d'autres, mais chacun est libre de juger, de l'intention comme du résultat. Un portrait expressionniste n'enlève rien au charme de l'impressionnisme, à la puissance du cubisme, à la vérité de la photographie. La psychanalyse n'est pas une science, ses détracteurs l'ont assez dit. Et l'histoire ? Et qu'est-ce que la science ? Si j'accumule les détails de la vie d'un personnage, je ferais œuvre "scientifique", donc objective, vraie, tandis qu'en cherchant à comprendre les ressorts profonds qui l'ont fait aimer, penser, agir, je serais dans la subjectivité, l'arbitraire, le délire peut-être ! La vérité d'une biographie ne pourrait-elle s'apprécier – encore une fois en toute liberté de jugement – comme celle d'un portrait, quelle qu'en soit la manière ?
Quant à ses écrits non littéraires, Berl affirme qu'ils lui ont servi à "(se) défouler quand (il était) en colère ou à examiner un certain nombre de questions qu'il n'arrivait pas à se résoudre sans écrire"
[14]. C'est marquer leur dimension subjective, qu'il s'agisse "d'abréagir l'affect", comme on disait dans les premiers temps du freudisme, ou de construire une vision qui accorde le sentiment avec la raison. La connaissance des traits de caractère tels qu'ils seront apparus dans l'enfance ne sera donc pas inutile pour apprécier les écrits politiques de Berl, même si, à l'évidence, ils sont liés à l'actualité.

Je sais bien que les historiens des idées se montrent quelque peu réservés quant à "l'approche socio-psychanalytique" [15] et que, pour adapter, en l'inversant, une formule désormais célèbre passée en proverbe politique, les explications freudiennes n'intéressent que ceux qui les donnent. Mais, comme on sait, il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir... Au demeurant, de même qu'il faut féliciter Michel Winock d'avoir dépassé les clichés encore trop souvent répandus sur Julien Benda, de même puis-je espérer que ce travail sur Berl, son frère ennemi (certes son cadet de vingt-cinq ans mais la guerre de 1914 a figé la France), ajoutera quelques rides d'expression au visage trop lisse que l'auteur de Sylvia a voulu offrir à la postérité.
Le vieillard toujours vif mais apaisé évoque avec une distance qui ne rend pas compte de la tonalité du moment les éclats de sa jeunesse et de sa maturité. Ils ont pourtant contribué à sa réputation sulfureuse, notamment auprès de ceux qui, ayant subi les pires persécutions, ne purent admettre qu'un des leurs ait donné des armes – intellectuelles – à leur ennemi. Avec la chute du mur de Berlin, l'approfondissement de la construction européenne, la mondialisation, le déclin des religions, à quelques notables exceptions près, l'époque où Berl provoquait l'opinion, poussé par son mal-être autant que par son esprit critique, est définitivement entrée dans l'Histoire. Je ne l'ai pas connue, mais peu s'en est fallu, car les marques intellectuelles, affectives du passé se prolongent longtemps dans le présent, surtout quand des événements tragiques ont fait remonter le passé à la surface. L'écolier juif qui a lu, sous le régime de Vichy, au fond d'une campagne reculée, Le Tour de France par deux enfants
[16] utilisé naguère comme manuel par une grand-mère institutrice, peut ainsi plus d'un demi-siècle après se retrouver de plain-pied avec le fils d'Albert Berl et d'Hélène Lange, qui avait déjà l'âge de raison à l'époque de l'affaire Dreyfus. La nécessité de faire preuve, dans la mesure où vos moyens vous le permettent, de la plus grande rigueur historique, ne se discute pas et il est normal d'être jugé en fonction de critères objectifs. Mais je n'irai pas jusqu'à affirmer que ne pas éprouver d'intérêt personnel pour un sujet suffit à vous qualifier pour le traiter. “ L'historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays ”, a écrit, comme on sait, Fénelon, l'un des grands hommes d'Emmanuel Berl. Voire.

****

    Notes et sources

    [1] Emmanuel Berl, Interrogatoire par Patrick Modiano, suivi de Il fait beau, allons au cimetière, Gallimard, 1976 ; Emmanuel Berl et Jean d'Ormesson, de l'Académie française, Tant que vous penserez à moi, Grasset, 1992.

    [2] Jacques Lecarme, Drieu la Rochelle ou le bal des maudits, PUF, 2001.

    [3] Jean-Paul Enthoven,"Berl, Présence d'un mort", in Les Enfants de Saturne, Grasset, 1996.

    [4] Le "nous" se veut d'humilité, mais comme à Jacques Lecarme, il m'apparaît "trop majestueux".

    [5] Berl et d'Ormesson, Tant que vous penserez à moi (désormais Tant que...), op. cit., p. 156.

    [6] Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, 1987, t. 1, p. 47.

    [7] Tant que..., p. 9.

    [8] Irait-il jusqu'à soutenir avec Lecarme que "Berl était fort peu narcissique" ?

    [9] Ce n'est pas une profession de lacanisme : "Le coeur a ses raisons..."

    [10] Philippe Lejeune, L'Autobiographie en France, Armand Colin, 1971.

    [11] “ Et qui nous tiennent des discours cicéroniens ”, Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, 1988, t. II, p. 386.

    [12] Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Gallimard, 1996, pp. 791-92.

    [13] André Green, Un œil en trop, Editions de Minuit, 1969, p. 112.

    [14] Tant que..., p. 54.

    [15] Michel Winock, dans son brillant essai, Le Siècle des intellectuels, Editions du Seuil, 1997, p. 242, à propos de mon Julien Benda, un misanthrope juif dans la France de Maurras, Plon, 1991.

    [16] Sans évidemment la brillante postface écrite par Jean-Pierre Bardos à l'occasion du centenaire de ce best-seller, Librairie Eugène Belin, 1977.

Commander le livre.