A propos du livre de Louis-Albert Revah, Éditions Grasset & Fasquelle (Paris) 2003. Berl, une vie Emmanuel Berl ne croyait pas à
l'existence d'une identité personnelle et il affirmait la discontinuité
totale des différents états du moi, dans l'espace comme dans le
temps. Ce credo, inscrit dans nombre de ses livres, répété encore
devant deux interlocuteurs de marque [1] , et qui laisse un Jean d'Ormesson quelque peu sceptique, semble
validé par la destinée posthume de l'écrivain. Pour un certain nombre
de nos contemporains, de tous âges et de toutes conditions, Berl
est "un auteur rare et secret" [2] dont Sylvia, Présence des morts, Rachel et autres
Grâces, par leur concision voltairienne qui n'exclut pas l'acuité
psychologique ni la profondeur mystique, les reposent peut-être
ou qui sait les dispensent des méandres proustiens (pour Jacques
Lecarme, Berl est le "Proust de l'autobiographie").
A cette "secte", il faut joindre la communauté plus visible
des amis de Mireille, qui confondent le mari et la femme dans la
même admiration. Mais il est un tout autre Berl,
celui des historiens. Lesquels à leur tour se subdivisent en plusieurs
catégories. Ceux de l'immédiat avant-guerre pointent comme un oiseau
rare ce juif pacifiste et munichois au point d'avoir en juin 1940
prêté sa plume au maréchal Pétain ! Les historiens de la vie politique
font un sort au brillant journaliste, qui dirigea au milieu des
années 30 l'hebdomadaire Marianne, créé pour faire pièce
à Candide et à Gringoire, porte-parole de la droite
dure. Les historiens des idées peuvent à bon droit placer Mort
de la pensée bourgeoise à l'avant-garde de la pensée "non-conformiste"
de la IIIe République finissante, cependant que Mort de la morale
bourgeoise préfigure le gauchisme soixante-huitard. Les matériaux qui seront utilisés
ici sont de deux ordres : pour l'enfance et la jeunesse de Berl,
il y a son œuvre littéraire, largement autobiographique, à laquelle
font écho les entretiens avec Patrick Modiano et Jean d'Ormesson
; pour la période politico-journalistique, ses pamphlets, ses éditoriaux,
ses essais. Berl n'a cessé de revenir sur son enfance pendant les
vingt-cinq dernières années de sa vie. Il en traite de façon attachante
et réfléchie, sans pourtant s'arracher à sa subjectivité. La poursuite
du plaisir littéraire interdirait-elle de chercher à sortir du cercle
enchanté ? Pourtant, les cas du Président
Schreber et de Norbert Hanold, l'amoureux de la Gradiva, l'un mort,
l'autre fictif, ne comptent pas moins dans le corpus freudien que
ceux du petit Hans ou de Dora. Comme l'écrit André Green : “ Si
l'analyse est vraie (italiques de l'auteur) alors l'analyste tire
d'elle un savoir véridique sur l'homme, qu'il peut s'exercer à vérifier,
même quand les conditions techniques de l'analyse ne sont pas remplies [13]. ” Quand le biographe travaille pour une part à partir d'ouvrages
autobiographiques, quel parti va-t-il choisir ? Faire de la paraphrase,
en piochant au petit bonheur dans les différentes couches de souvenirs
? Ce serait écrire la vie de Jésus – dont certains affirment encore,
comme Berl de lui-même, qu'il n'a pas existé – en ne décollant pas
de la lettre des Evangiles. Je voudrais que le lecteur prenne mon
point de vue freudien comme un parti pris esthétique, dirais-je
un propos d'art, une manière d'appréhender la réalité humaine qui
se veut plus profonde que d'autres, mais chacun est libre de juger,
de l'intention comme du résultat. Un portrait expressionniste n'enlève
rien au charme de l'impressionnisme, à la puissance du cubisme,
à la vérité de la photographie. La psychanalyse n'est pas une science,
ses détracteurs l'ont assez dit. Et l'histoire ? Et qu'est-ce que
la science ? Si j'accumule les détails de la vie d'un personnage,
je ferais œuvre "scientifique", donc objective, vraie,
tandis qu'en cherchant à comprendre les ressorts profonds qui l'ont
fait aimer, penser, agir, je serais dans la subjectivité, l'arbitraire,
le délire peut-être ! La vérité d'une biographie ne pourrait-elle
s'apprécier – encore une fois en toute liberté de jugement – comme
celle d'un portrait, quelle qu'en soit la manière ? Je sais bien que les historiens
des idées se montrent quelque peu réservés quant à "l'approche
socio-psychanalytique" [15] et que, pour adapter, en l'inversant, une formule désormais célèbre
passée en proverbe politique, les explications freudiennes n'intéressent
que ceux qui les donnent. Mais, comme on sait, il n'est pas nécessaire
d'espérer pour entreprendre ni de réussir... Au demeurant, de même
qu'il faut féliciter Michel Winock d'avoir dépassé les clichés encore
trop souvent répandus sur Julien Benda, de même puis-je espérer
que ce travail sur Berl, son frère ennemi (certes son cadet de vingt-cinq
ans mais la guerre de 1914 a figé la France), ajoutera quelques
rides d'expression au visage trop lisse que l'auteur de Sylvia a
voulu offrir à la postérité. **** Notes et sources [1] Emmanuel Berl, Interrogatoire par Patrick Modiano, suivi de Il fait beau, allons au cimetière, Gallimard, 1976 ; Emmanuel Berl et Jean d'Ormesson, de l'Académie française, Tant que vous penserez à moi, Grasset, 1992. [2] Jacques Lecarme, Drieu la Rochelle ou le bal des maudits, PUF, 2001. [3] Jean-Paul Enthoven,"Berl, Présence d'un mort", in Les Enfants de Saturne, Grasset, 1996. [4] Le "nous" se veut d'humilité, mais comme à Jacques Lecarme, il m'apparaît "trop majestueux". [5] Berl et d'Ormesson, Tant que vous penserez à moi (désormais Tant que...), op. cit., p. 156. [6] Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, 1987, t. 1, p. 47. [7] Tant que..., p. 9. [8] Irait-il jusqu'à soutenir avec Lecarme que "Berl était fort peu narcissique" ? [9] Ce n'est pas une profession de lacanisme : "Le coeur a ses raisons..." [10] Philippe Lejeune, L'Autobiographie en France, Armand Colin, 1971. [11] “ Et qui nous tiennent des discours cicéroniens ”, Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, 1988, t. II, p. 386. [12] Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Gallimard, 1996, pp. 791-92. [13] André Green, Un œil en trop, Editions de Minuit, 1969, p. 112. [14] Tant que..., p. 54. [15] Michel Winock, dans son brillant essai, Le Siècle des intellectuels, Editions du Seuil, 1997, p. 242, à propos de mon Julien Benda, un misanthrope juif dans la France de Maurras, Plon, 1991. [16] Sans évidemment la brillante postface écrite par Jean-Pierre Bardos à l'occasion du centenaire de ce best-seller, Librairie Eugène Belin, 1977.
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