L'éclipse du 17 avril 1912

La première éclipse totale de Soleil du XXe siècle touche une France rurale dont deux guerres mondiales et les conséquences d'une révolution scientifique et technique nous séparent définitivement. L'éclipse du 17 avril 1912 fut visible de l'ouest au nord-est, vers midi, sur une ligne joignant les Sables-d'Olonne à Liège. À l'ouest de Paris, "vers Saint-Germain-en-Laye", elle fut presque totale. La "totalité"c'est à dire le moment culminant du phénomène dura deux secondes à Saint-Germain-en-Laye où les curieux s'étaient réunis en nombre. Les toits de Paris avaient été pris d'assaut même si l'éclipse n'était que partielle sur la capitale. A l'hôpital Bichat, au pavillon des opérés, tous les malades transportables avaient été installés aux fenêtres et un interne dévoué projetait l'image de l'éclipse sur un mur pour les quelques patients restés dans leur chambre. Au Vésinet plusieurs centaines de personnes s'étaient déplacées pour l'occasion. Certains avaient organisé pour la circonstance de grandes réunions de familles ou d'amis. Les membres de l'Académie des Sciences quant à eux avaient choisi la terrasse de St Germain.

Les astronomes notent que l'éclipse était "perlée". Cela signifie que la disparition du Soleil entre les vallées et les pics des montagnes lunaires n'est pas complète et dessine un chapelet de perles brillantes. Ces perles marquent les irrégularités du bord lunaire et morcellent en points séparés les derniers feux du petit croissant de Soleil. Le phénomène était alors mal connu et fit débat.


Carte proposée par Le Figaro (p. 1) du mercredi 17 avril 1912

Dans une des études savantes qui cherchait à prévoir le déroulement de cet événement, on peut lire le nom du Vésinet:

Comment verrons-nous l'éclipse du 17 avril 1912 ?
Dans une étude fort documentée, publiée dans les colonnes de la Revue Générale des Sciences pures et appliquées, le 15 février 1910, M. D. Savitch avait donné les éléments et les phases principales de l'éclipse du 17 avril 1912. [...] Nous voyons que l'éclipse offre:

    1° Une phase annulaire depuis le Venezuela jusqu'en un point situé à la hauteur des Canaries;

    2° Une phase totale à travers le Portugal, l'Espagne, la France jusque vers Liège en Belgique, avec une durée maximum de six secondes en Espagne;

    3° Une phase annulaire jusqu'en Sibérie, entre Nasarowskaja et Atchinsk.

Mais, depuis les dernières éclipses, il est devenu évident que le demi-diamètre lunaire [estimé à 15'32"83] est trop fort. [...] De son côté M. Landerer, l'astronome espagnol bien connu, ayant calculé autrefois les éclipses de 1900 et de 1905, a adopté finalement pour le demi-diamètre de la Lune: 15'31"62. Cette différence de 3 centièmes de seconde change quelque peu le phénomène dans son aspect. L'éclipse, dans ce cas, est annulaire sur la plus grande partie du parcours. Elle est totale seulement sur la péninsule ibérique, entre Penafiel et Castandiello, petit village de la province d'Oviédo. [...] La trajectoire nouvelle passe:

    En Portugal, 4'2 plus au sud;

    Près de Paris, 2' plus au sud. Elle s'abaisserait donc de près de 4 kilomètres du côté du Vésinet.

    En Allemagne, l'écart serait moins sensible et n'atteindrait que 0'9.

M. Crommelin pense que les Éphémérides américaines ont quelque peu exagéré les corrections à faire subir aux positions lunaires et il les a diminuées de 1/6 pour les faire cadrer avec les positions de la Lune observées cette année. En adoptant les nouveaux nombres, nous trouvons que la ligne de totalité s'étend davantage sur la péninsule ibérique. A partir d'un point situé en pleine mer avant les Sables-d'Olonne, l'éclipse devient annulaire et on a:

    0s,7 aux Sables;

    1s,2 à Thouarcé au sud d'Angers;

    2s,6 à Saint-Germain-en-Laye [~Le Vésinet];

    3s,3 vers Attichy;

    4s,0 à Cerfontaine, en Belgique.

On le voit, à part le tracé de l'éclipse, qui est d'une importance capitale, les divergences entre les derniers calculs au point de vue de la durée ne sont pas énormes. Il nous semble fort probable que la totalité n'existera pas en France, au moins théoriquement. Comment verrons-nous l'éclipse ?

Les valeurs différentes du demi-diamètre lunaire, telles qu'elles résultent des mesures d'éclipses et d'occultation, ne sont que des moyennes; elles ne sauraient donc s'appliquer à un point particulier. Je m'explique: si la Lune était parfaitement sphérique, nous pourrions rechercher la valeur de son demi-diamètre apparent; mais il est loin d'en être ainsi; il existe sur notre satellite des dépressions et des reliefs qui s'écartent énormément du niveau moyen. Faisons un simple calcul; nous allons nous rendre compte que ces inégalités dépassent de beaucoup les faibles valeurs sur lesquelles nous discutons à propos de la grandeur de l'éclipse du 17 avril prochain.
Les plus hautes montagnes de la Lune atteignent près de 8 kilomètres, c'est-à-dire environ la 217e partie du demi-diamètre lunaire, ce qui nous donne un diamètre apparent pour la hauteur de ces montagnes de 4 secondes d'arc environ. Nous arriverions au même résultat en considérant que la valeur de la corde qui sous-tend une seconde d'arc à la distance de la Lune est de 1,832 kilomètres. Réduisons même de moitié cette hauteur des montagnes lunaires; nous sommes loin des centièmes de seconde sur lesquelles on discute.
Pratiquement les calculs montrent que le disque de la Lune et celui du Soleil, le jour de l'éclipse, seront tout à fait égaux en moyenne. Il s'ensuit cette conclusion bien extraordinaire que l'éclipse ne sera ni totale ni annulaire. Elle ne sera pas totale, pour la raison que les dépressions seront bien en deçà du bord solaire. Elle ne saurait être annulaire, car les reliefs viendront interrompre l'anneau brillant et les observateurs de la phase principale seront dans le cas où se trouvent tous les observateurs d'éclipse au moment du deuxième et du troisième contact c'est-à-dire que le phénomène des grains de Baily sera visible sur tout le pourtour pendant une fraction de seconde, même dans les endroits de la totalité supposée.

Clichés de l'éclipse du mercredi 17 avril 1912
par Léon Gaumont (1863-1946)
,
inventeur et industriel français dont toute la carrière
fut consacrée à la photographie et au cinéma,

Dans ces conditions, nous pouvons espérer voir la couronne, même en France, d'autant plus que nous traversons une période de minimum d'activité et que la couronne sera nettement polaire, c'est-à-dire caractérisée par de longs appendices équatoriaux. En 1905, tous mes collaborateurs ont aperçu, en même temps que moi, la couronne avant la totalité, et elle fut nettement visible plusieurs secondes après le troisième contact. Quant aux photographies, ne doutons pas qu'elles révèlent les appendices coronaux.
En Tunisie, où j'ai pris des photographies avec un objectif de F:4,3 d'ouverture et des plaques extra-rapides, les clichés posés avant et après la totalité montrent certains rayons coronaux. En 1900, M. Willis a photographié la couronne huit minutes après la totalité, et M. Maunder cinq minutes après l'avant-dernier contact.
Conclusion: l'éclipse du 17 avril 1912 est un cas très rare et qui n'a jamais été observé ni signalé dans les Annales de l'Astronomie.

Abbé Th. Moreux,
Directeur de l'observatoire de Bourges.

Dans L'Humanité (alors quotidien socialiste dirigé par Jean Jaurès), ce jour-là, l'éclipse est annoncée en première page: "Éclipse sur Terre et dans le ciel (de 10 h à 13 h 08)", titre-t-on avant d'attirer l'attention des lecteurs sur la variation de la coloration des êtres et des objets pendant les deux secondes de totalité attendues. "Dans une lumière sinistre […], les visages prendront une teinte cadavérique, […] le vent de l'éclipse se lèvera..."
Dans l'édition du mardi 16, un article signé Aldebarran promettait aux Parisiens, "un inoubliable spectacle que les plus vieux d'entre eux n'ont pu encore contempler, et que les plus jeunes ne reverront que lorsqu'ils seront centenaires". En effet, disait-il, Paris n'a pas connu d'éclipse totale "depuis le 22 mai 1724", et "n'en verra pas d'autre avant le 11 août 1999". Le quotidien précisait que le 17 avril, "dès 10 h 48, le Soleil commencera à s'échancrer...[Et qu'à] 1 heure 32 minutes 44 secondes, l'éclipse sera terminée". En post-scriptum, il conseillait d'observer l'éclipse "avec un simple verre fumé obtenu en promenant un morceau de carreau sur une bougie". On pouvait aussi voir le reflet du phénomène dans une eau calme...

Mais à la une des journaux, ce jour là, l'éclipse fut éclipsée par une terrible nouvelle dont l'impact traversera le siècle: "Une catastrophe que l'on croyait impossible: le Titanic a sombré, engloutissant près de 1500 personnes".


Société d'Histoire du Vésinet, 2008 - www.histoire-vesinet.org