Journal des débats politiques et littéraires, n° 198, 18 juillet 1928.

Les étoiles filantes

Au temps, lointain déjà, de mon enfance, je passais les chaudes soirées d'été dans le grand jardin familial. Sur les rosiers fleuris, un peu de jour semblait s'être attardé. J'allais, respirant les parfums par bouffées : senteurs fraîches d'herbes et de terre arrosées, haleines sucrées de roses et de magnolias.[1]
L'ombre peu à peu s'amoncelait le long des marronniers trapus, des acacias clairs, des arbres gainés de lierre bruissant d'abeilles ; puis, de tous ces points plus sombres, la nuit méridionale déferlait. Elle s'était fait attendre ; on croyait qu'elle ne viendrait plus ; tout à coup elle s'installait. Le fil argenté de la rivière s'apercevait à travers les feuillages. Je détachais le bateau blanc. J'entends encore. le bruit de la chaîne mouillée, à l'instant où, du pied, j'éloignais, de la terre le frêle esquif. Couché sur les bancs, ne percevant que le clapotis de l'eau, ne voyant que l'espace je perdais la notion du réel, me figurais quitter la planète et suivais les sillages de feu laissés par les étoiles filantes.
« Ce sont des âmes qui, entrent en Paradis », m'avait raconté le vieux jardinier. Je le croyais.

Jenny Golder, La Rampe, 1926

Heureux âge, que tu es loin. « Ce sont des âmes qui entrent en Paradis ». Je songe toujours à cette phrase quand de terrestres étoiles s'éteignent subitement.
Astres de l'écran ou de la scène, vedettes de l'univers silencieux des ombres ou du royaume bruyant du music-hall, votre rayonnement est tel que la foule acclame votre reflet à l'égal des plus grands créateurs. Tout vous est permis. Un simple souhait et, comme pour « Cendrillon », un carrosse naît à votre usage, un carrosse modernisé, métamorphosé en puissante limousine. La gloire vous accompagne, la planète est trop petite pour contenir vos admirateurs ; une heure de votre temps vaut une fortune ; un sourire n'a pas de prix ; les grands de ce monde s'agenouillent devant vous ; richesses, honneurs, encens, beauté, que vous faut-il de plus ?
Les gens qui vous voient passer vous envient ; vos mains de femmes élégantes et adulées ont su saisir le bonheur et, sans doute, le retenir. A votre berceau, toutes les fées étaient présentes.

Et puis, brusquement, en pleine jeunesse, en plein succès, Claude France [2] et vous maintenant, Jenny Golder, vous disparaissez. Étrange anomalie ! Ceux qui luttent quotidiennement, peinent et gagnent leur vie à la sueur de leur front ; ceux qu'aucun repos ne peut délasser, qu'aucune joie n'illumine jamais ; que la maladie et la misère frappent inlassablement ; dont les enfants pleurent de froid en hiver et dépérissent, faute d'air, dans leurs mansardes torrides en été, trouvent que la mort apparaît trop tôt sur le seuil de leur porte délabrée et lui crient : « Oublie-nous, tu reviendras plus tard ; nous ne possédons rien, mais nous sommes ensemble, nous nous aimons ; la lumière du jour nous est douce. »
Mais vous, étoiles d'ici bas que la vie comble de tous ses biens, vous n'attendez pas l'heure marquée par le destin ; cette mort repoussée par les autres, vous l'appelez, vous la contraignez à venir vous cueillir et, volontairement, dans ses bras ouverts et refermés malgré elle, vous vous endormez pour toujours.

Jenny Golder, 1928

C'est que tout de même on avait oublié d'inviter une fée au moment de votre naissance : celle qui maintient allumé le petit lumignon de l'espoir. Cette flamme vous manque, ou l'excès même des félicités brillantes et superficielles l'a mise sous le boisseau. Pour tous, images du bonheur, vous êtes, au fond, des désespérées. La douceur du foyer vous hante à chaque tournant de votre existence fastueuse ; si l'amour, le véritable amour, vous effleure, vous l'accueillez de toute votre âme. Mais il ne vous est pas permis de contempler ce jeune dieu ; à l'instant où vos yeux reconnaissants l'aperçoivent, comme dans la fable immortelle, il s'envole, et vous, malgré vos richesses, votre beauté, vous ne pouvez survivre à ce départ. Pauvres étoiles qui n'aurez laissé qu'un beau sillage lumineux, vous emportez votre mystère, dissimulant encore dans la mort, sous un sourire, la solitude de votre cœur désenchanté.
« Ce sont des âmes qui entrent en Paradis. »

Jean Renouard

***

    Note:

    [1] la famille Renouard était domiciliée au 4 allée des Bocages.

    [2] Claude France (1893-1928), une jeune actrice de cinéma, autre étoile filante s'était donné la mort par le gaz, en janvier 1928, pour un chagrin d'amour.


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