D'après Don Fernando, récit autobiographique (1972) recueilli par André Voisin.

La jeunesse de Fernand Fournier-Aubry au Vésinet

Fernand Fournier est né le 23 novembre 1901, à Saint-Maur-des-Fossés, quatrième d'une famille de six enfants. Après quelques années passées à Nantes, la famille s'installe au Vésinet. "Le Vésinet c'était encore la nature. Mon père avait pris beaucoup de soin pour choisir cette grande villa bourgeoise qui s'ouvrait sur un très grand jardin. Partout des arbres et, surprise, un petit étang. Nous étions ravis, conquis par la pièce d'eau bordée de grosses pierres brutes. Elles allaient devenir le centre de nos jeux. Mon père, chaque semaine, prit l'habitude d'y apporter des carpes qu'il péchait au lac des Ibis, et mes frères se mirent à fabriquer des bateaux avec les baquets de la buanderie."
L'éducation qu'il reçoit est peu conventionnelle, voire laxiste, mais pleine d'amour et de quiétude: "Dans notre famille, tout semblait naturel et rien ne venait nous inquiéter. Mon père n'élevait jamais la voix, même pour donner un ordre. Ma mère et mes sœurs étaient jolies, élégantes, distinguées. Les parfums discrets, le bruit des robes, les conversations le soir à table, tout créait comme une musique qui nous rendait heureux."
Durant les premières années, Fernand ne fréquente pas l'école. Il reçoit des rudiments d'instruction par sa mère et ses sœurs aînées, à la maison. Mais ce qui le passionne et le marque, ce sont les récits que son père leur délivre le soir, à la veillée. "... il racontait sa vie à lui, celle qu'il avait vécue avant de se marier avec notre jolie maman, il aimait à revivre son aventure, ça coulait comme du bon jus et nous étions bouche bée. Il avait le don de ne pas s'étendre. Nous, on imaginait. Il racontait pour des enfants, sans nous embrouiller jamais."
Il racontait le grand-père, brave forgeron varois, devenu joaillier à Paris. Ce grand père qui plus tard avait permis à son fils, le père de Fernand, de courir l'aventure et de franchir le détroit de Magellan sur un trois-mâts. Ils suivaient leur père dans sa prospection de la cordillère des Andes pour y trouver du fer. Ils descendaient l'Amazone. C'était lui le héros. Il racontait comment il était arrivé, bourré de paludisme, à Belem do Para. "Je ne voyais pas le visage, le costume, je rêvais. Tout est peut-être né là. Pour moi, qui un jour devais prendre cette route, le virus me vint sans doute de ces instants de poésie."

La famille Fournier au Vésinet en 1912

Fernand, au milieu pour sa première communion ; derrière ses deux sœurs, son père, sa mère, son frère Lucien ; à sa gauche son jeune frère.

L'autre source de rêves et de projets de voyages, ce sont les spectacles auxquels la famille va assister à Paris. Luna Park, le Châtelet. A Luna Park, tout les étonnait, la fête, les jeux, et surtout les Indiens et cet homme à cheval, courtois, costaud, libre. Buffalo Bill entrait, envoyait en l'air des morceaux de charbon qu'il faisait éclater en tirant à la carabine ou au pistolet. "Le grand chapeau, le fusil, la légende du héros, tout nous marquait profondément."
Au théâtre du Châtelet, c'était encore plus fascinant. La famille y allait en matinée, mais quelle provision d'images et de rêves. La Belle Hélène, avec le tonnerre des tôles, c'était l'évasion. Le Voleur de Bagdad, Le Grand Mogol, La Course aux dollars, le petit Fernand s'en nourrit. L'ambiance, les parfums, son père et sa mère attentifs, la grande scène éclairée. Puis on rentrait au Vésinet avec le besoin de retrouver ces rêves, de vivre des semaines et des mois avec ces merveilleux souvenirs.
Il y avait aussi alentour la vie, surprenante et aussi marquante. C'était le début de l'aviation. Fernand se souvient de Blériot qui décollait du Pecq. Peut-être était-ce plutôt Traian Vuia à Montesson. Il revoit son père, qui pourtant aimait l'aventure mais qui, devenu collaborateur de confiance chez Peugeot, sportif, équilibré, se joignait à présent aux ingénieurs et aux industriels pour hausser les épaules. "Mais ce sont des fous ces gens-là." Fernand, lui, trouvait cela "marrant". Un jour, un ballon sphérique s'était accroché à la toiture d'une propriété, près du pont de Chatou. Il se rappelle "tout un ballet de messieurs sérieux qui criaient au grotesque et au scandale."
En attendant, malgré l'aviation, il fallait aller au lycée, le lycée du Pecq, un lycée payant. Un cocher venait chercher les enfants chaque matin à domicile. La mule Carmen tirait la voiture à quatre roues et l'on prenait trois ou quatre camarades au passage. II y avait surtout des garçons des Suisses, des Anglais, un Ecossais...
"Nous allions au lycée pour apprendre on ne sait quoi. Je n'ai pas reçu les injections de ces professeurs, honorables sans doute, mais qui racontaient des trucs si vieux que ça ne collait déjà plus. Je n'allais pas imiter Roland, encore moins le petit Napoléon. J'opposais à cela une défense organique. Je ne comprenais rien aux principes qu'on voulait m'inculquer". Peu préparé à des études rigoureuses, le jeune Fernand leur préfère l'école buissonnière, celle du jeudi, courir les bois, les jacinthes, les châtaignes, le muguet.
Le dimanche, comme tous les enfants, fils de bourgeois tranquilles, la famille se rendait à l'église. Elle fréquentait la paroisse de Chatou. La grand-mère, quoique très vieille, se joignait à eux. Elle portait un justaucorps, s'appuyait sur une domestique. Elle était stricte et ordonnée, ni très méchante ni très aimante. Elle ne m'a pas marqué." Pour Fernand la messe, c'était beau! La poésie était là, dans l'église, dans le détail des services, dans le parfum de l'encens. Les camarades ou les filles ne parlaient plus de la même manière que dans la rue. Il régnait une ambiance doucement impressionnante. Il y avait des instants suprêmes, la communion, le silence. "On croyait. Tout était normal".

Un accident dans la cour du Lycée va mettre Fernand en vacances pour deux ans! Pourtant, la blessure ne semble pas grave puisque Fernand s'en guérit tout seul. "Tous les matins je m'éveillais, j'écoutais les premiers bruits de la maison les domestiques me servaient au lit; mes soeurs travaillaient le piano. J'entendais leurs gammes et leur belle musique". C'était le rêve. Au bout de quelques jours, le jeune garçon – il a à peine une douzaine d'années – partait à pied dans les forêts de Bougival ou de Saint-Cucufa, accompagné par ses chiens. "Souvent, mon père et ma mère ayant confiance, j'emportais mon casse-croûte et ne rentrais que le soir. Je retrouvais la maison. Je trouvais ma mère encore plus belle, mes sœurs, plus élégantes. J'avais l'impression de guérir et d'être libre".

Un soir timidement, Fernand déclare à son père que les études ne sont pas faites pour lui, que l'instruction du lycée de fils à papa ne l'intéresse pas et que c'est plus fort que lui, même guéri, il n'y retournera pas. Son père "intelligent" juge t-il, n'insista pas. "Si c'est comme ça, laisse, mon fils, laisse. Les études ne t'intéressent pas ? Tu quitteras le lycée. Mais quoi que tu fasses, il te faut une culture, mon vieux. En attendant, lis, manie des chiffres, consulte des cartes de géographie, fais un peu de sport".
Fernand obéit, fidèlement. Il s'applique à lire, à compter, et surtout à rêver sur des cartes. Il se jette sur Jules Vernes, Gustave Aimard, Léonard de Vinci, Confucius, les Pieds-Nickelés et l'Odyssée. "Je vivais dans les jungles, les forêts vierges, au milieu des nègres et des anthropophages. Je courais les bois comme Fenimore Cooper; mes promenades prenaient un autre sens. Je vivais sur l'instinct. Comme Ulysse. Son histoire me passionnait. Quelle intelligence! Se mettre sous des moutons pour sortir de l'antre d'un cyclope et le faire rouler la pierre lui-même. Je le comprenais. Lui aussi devait marcher à l'instinct."

La guerre arriva et Lucien [voir encart], le frère aîné y partit. Le malheureux ne revint pas. "Mes parents étaient tristes". Dès que la menace sur Paris se précise, le père Fournier met sa nichée à l'abri en Normandie. Et la famille ne revient au Vésinet quand la Bertha et ses obus eurent cessé de se faire craindre. Fernand lisait toujours avec rage. Il était guéri, costaud et toujours passionné pour les fleurs et la nature. Son père lui avait procuré un établi et des outils, il passait la plus grande partie de son temps dans la cave. "J'ouvrais le soupirail. Eté comme hiver, j'étais torse nu, je n'aimais pas les tricots. J'étais donc là dans la cave-atelier". De temps en temps, il enfourchait sa bicyclette, et roulait jusque chez la marchande de bois. "Je ne connaissais rien ni aux chênes, ni aux hêtres. Je voyais des billes, des plateaux, il y avait des chutes que j'emportais sur la selle de mon vélo."

Lucien Fournier (1894-1915).
Né le 8 mars 1894 à Paris XIe, soldat de 2e classe au 163e RI, mort pour la France (tué à l'ennemi) le 9 janvier 1915 à Boncouville (Meuse). Son avis de décès fut transmis à St-Maur-des-Fossés, son dernier domicile connu, le 5 octobre 1915. Il figure sur le monument aux morts de cette ville et non au Vésinet.

Les années d'adolescence s'écoulent ainsi jusqu'à ce que Fernand rencontre l'amour, dont il ne dit presque rien. "Un amour profond", pour une jeune fille de son âge. "Ce fut un amour complet. Mais elle partit, un jour, très loin". Elle partit "outre-mer" comme dans les romans, avec ses parents. Il resta seul et découvrit la solitude. Il la fuit avec un copain, Jean "très beau, très grand, instruit, type allemand aux yeux bleus — juif. Ni honneur ni déshonneur à cela". Ils ne se quittaient plus, s'occupant à de petits boulots "marrants", même déménageurs et charbonniers. Son camarade Jean était très costaud et buvait pas mal.
Avec la paye, ils sortaient au Châtelet et surtout au Scala, où ils avaient "l'impression de vivre des pièces pour majeurs". C'était psychologique, dramatique, compliqué. Et il y avait le Grand Guignol étonnant. On y découpait des femmes, le sang coulait. On voyait un aveugle terroriser sa sœur ou des sadiques se révolter dans un asile. "On sortait de la petite impasse, gorgés de sensations fortes. Mon père nous avait conseillé aussi un petit théâtre qu'il affectionnait, du côté de la rue des Boulets. On y jouait Les Mousquetaires au couvent. Je revois vaguement un grand mur, des curés, des bonnes sœurs, des armures. C'était charmant".

Et puis vint l'appel irrepressible de l'aventure. "A force de travailler, il m'est venu une impression bizarre, comme le désir de partir — partir, un point c'est tout. Il n'y avait ni où ni comment. Les livres, les histoires de mon père, le Châtelet, la coquille trop petite sans doute, j'étais comme commandé. C'est venu naturellement. Je ruminais sans doute depuis un moment j'en parlais un peu avec Jean. Pour moi, j'attendais l'aventure, et l'aventure, c'est d'abord de refuser de bouffer chez papa et comme chez papa".
Un soir, il annonce ce désir à son père qui n'est pas surpris. "Mon père n'a rien dit. il m'a regardé et sa tête a vaguement bougé pour signifier quelque chose comme "Je vois." Le lendemain, il avait un sourire grave, il m'a pris à part et m'a dit lentement "Fernand, tu vas partir proprement. Va aux Chargeurs Réunis, boulevard Malesherbes, je t'offre le voyage. Tu prendras un billet de première classe jusqu'à Douala. C'est au Cameroun. Bon vent, fils."
Pour permettre à Jean de l'accompagner, Fernand changera le billet de première classe pour deux de troisième. Et on n'ira que jusqu'à Dakar. Il y avait même du rab pour les casse-croûte, les imprévus, l'hôtel à Bordeaux et les apéritifs. Le dernier soir, son père entra dans la chambre avec deux cadeaux : "un vieux revolver gros calibre à barillet, que j'ai perdu depuis, et sa vieille escopète, un fusil du temps de Napoléon I qu'on charge par la gueule et que j'ai toujours gardé pendant cinquante années d'aventures".
Le lendemain matin, Jean et Fernand étaient gare d'Austerlitz. Sur le quai, en redingote, seul, il y avait son père, un visage dur et grave. Il était là, debout, un peut-être plus vieux qu'à l'habitude. Des larmes coulaient de ses yeux. mais il souriait. Il paraissait heureux d'avoir permis à son fils de faire ce qu'il ambitionnait et ce que, peut-être, lui-même eût aimé faire encore. Le train s'est brusquement secoué. De toute sa ferraille, comme à coups de hache, il s'est séparé du quai. "C'est là que tout a commencé".

Dans le monde entier on l'appelle Don Fernando, le seigneur de l'Amazone. 1 m 80, couturé, balafré. Plus d’un demi-siècle d'aventures. Résumer sa vie est impossible. Avec une seule passion au cœur : la liberté des grands espaces, il n'a cessé de parcourir le monde et de demander plus à la vie. Il a tout risqué, tout perdu, tout regagné.
Il a raconté ses aventures dans plusieurs livres :

  • Mon métier l'aventure (I) A la conquête de la Forêt Amazonienne, Amiot-Dumont, Paris, 1953.
    (prévue en plusieurs tomes, la collection n'a pas eu de suite).
  • Satipo, un royaume dans la jungle, Marabout, Paris, 1958.
  • Capitaine Requin, Éditions de la Pensée Moderne, Paris, 1971.
  • Don Fernando (Récit recueilli par André Voisin), Coll. du Jour / Robert Laffont, Paris. 1972 (Photo).

Fernand Fournier-Aubry, alias Don Fernando est décédé à Nice, Alpes Maritimes, le 20 décembre 1972.

Lire aussi "Trois supers grands de l'aventure - Fernand Fournier Aubry, Capitaine Requin, seigneur de l'Amazonie" par Roberte Pey (les deux autres étant Henry de Monfreid et Robin Lee Graham) in Sciences & Voyages - La vie des hommes n°033, janvier 1971.


Société d'Histoire du Vésinet, 2008 - www.histoire-vesinet.org