On
ne devra pas l'oublier.
Il y a dix ans qu'il est parti — dix ans, le trois août. La guerre et
son retentissement tuèrent en lui le peu de vie qui subsistait à si grand'peine.
Depuis des années, Gabriel Dupont se savait condamné, n'ignorant pas que
la tuberculose le rongeait. Fruit d'une enfance pénible, dans une ville
normande? Résultat d'une jeunesse trop studieuse peut-être, qu'avait assombrie
la chasse au prix de Rome, et celle, plus lucrative, au prix Sonzogno?
Dès l'âge de vingt ans, il se sentit "marqué"; il ne pouvait
plus compter que sur des prolongations d'existence: d'où cet ardent besoin
de s'exprimer, de réaliser ce flux musical qui débordait de lui-mêrne...
Ce fut une chose atroce que sa dernière année. Il se traînait à l'Opéra
pour assister aux répétitions d'Antar, ce conte lyrique dans lequel
il voulait voir son oeuvre essentielle. II avait mis son suprême espoir
dans la première, qu'il entrevoyait assez prochaine pour lui permettre
d'y assister. Cette joie lui fut refusée: la guerre, survenant, l'emporta.
il n'aura rien connu du succès de son principal drame lyrique, l'un des
rares succès populaires du théâtre actuel, au point qu'il gagne la province,
pourtant si réfractaire aux nouveautés scéniques, en compagnie de Marouf et de l'Ombre de la Cathédrale... On pense à Chabrier, vivant en
apparence, mais mort à toute intelligence quand fut représentée sa Briséis.
Ici, déchéance; là, mort anticipée. Où est le pire ?
Au reste, on n'oserait affirmer qu'Antar ait tout à fait servi
la compréhension de la musique de son auteur. Devant le succès franc de
l'oeuvre s'engageait une discussion, intéressante d'ailleurs, sur l'esprit
du drame lyrique actuel. Ce que l'oeuvre comporte de traditionnel devenait
prétexte à discussion, discussion dont M. Vuillermoz évoquait très exactement
l'atmosphère, quand il écrivait:
Si
Antar est un succès du public, les spécialistes de cette formule
d'art peuvent renaître à l'espoir; mais si ce spectacle ne triomphe
pas de l'indifférence de la foule, librettistes et musiciens doivent
renoncer sagement à ce que Pierre Hamp appellerait un métier blessé.
Antar possède en effet tous les caractères spécifiques de l'opéra-type,
avec ses qualités et ses défauts, ses vertus secrètes et ses vices
congénitaux. Il a tout ce qu'il faut pour plaire et pour déplaire,
car il résume admirablement tout un idéal. Il est riche et grandiose,
rempli de palmiers géants et de frêles danseuses, de costumes rutilants
et de décors cyclopéens. Et l'on y entend une musique plus riche
encore que tout le reste, scandaleusement riche de couleur, de sonorité,
de lyrisme, d'émotion, de pittoresque, d'exotisme, d'éloquence,
de chaleur et de force persuasive.
L'idée reste des plus intéressantes, l'appréciation
des plus acceptables; mais, la question étant ainsi posée, les vertus
intrinsèques de la musique de Dupont passaient dans la pénombre. Ce qu'on
signalait, en revanche, était presque toujours point faible. J'ai souvenir
que M. Pierre Lalo, traitant du ballet d'Antar, n'y trouvait "nul
parfum nouveau d'orientalisme", et jugeait le tableau de la mort
"terriblement pompeux... et essoufflé". Sévère; est-ce tout
à fait injuste? Pour aimer Dupont, c'est-à-dire pour le bien comprendre,
il convient de déterminer d'abord le champ de l'admiration.
Une coïncidence baroque associa Gabriel Dupont et Maurice Ravel comme
premiers seconds prix de Rome. Si les juges d'alors ont voulu rassembler
deux contraires, ils ont parfaitement réussi, Qu'on soit ou non "ravelien",
on voudra bien convenir que, dans nulle de ses œuvres, Ravel ne fait songer
à son camarade de loge: c'est toujours un atticisme volontaire, hostile
à tout déploiement. La joie que fait éprouver la musique de Ravel, et
qui, de plus en plus, apparaît comme unique, ne consiste-t-elle pas dans
cette impression de pudeur presque exaspérée qui ne s'en sépare plus?
Il faut prêter l'oreille pour entendre, avec Klingsor,
Le
coeur ironique et tendre qui bat sous
Le gilet de velours de Maurice Ravel
Ce n'est qu'à force de pénétration discrète
que vous devient perceptible l'émotion qui palpite sous la grâce nonchalante
du quatuor, Le pessimisme qu'enveloppe la rutilance de Shéhérazade,
la tendresse incluse au troisième temps de la sonate. En revanche, Gabriel
Dupont, de prime abord, apparaît comme celui qui n'aura chanté que lui-mêrne.
Soit; mais il faut s'entendre. A bien examiner ce qu'il laisse, en s'abstenant
du choix, toujours partial, souvent arbitraire, qu'on inflige à l'oeuvre
de l'artiste élu, on se prend à remarquer une autre sensibilité que celle
des Heures Dolentes et de la Maison du Souvenir. Ce malade
avait une immense soif de vivre. Le hasard ne l'avait peut-être pas seul
conduit, un instant, au vérisme, avec la Cabrera. Si "piccinisée"
qu'elle puisse apparaître, cette musique révèle le contraire d'un souffreteux
par système, et cette vitalité l'entraîna, par deux fois, vers la musique
extérieure, il aimait le moyen-âge français, dans sa truculence goguenarde,
et le prouvait en écrivant — pour Bruxelles — la petite partition de la Farce de Cuvier, si peu connue, que l'on mettrait volontiers en
parallèle avec Aucassin et Nicolette, l'exquise chantefable de
Paul Le Flem. Il était passionné de folklore, ce qui nous vaut le meilleur
de la Glu.
Henry Dangès (1870-1948) de l'Opéra
dans "La Glu" de Gabriel
Dupont. Fonds BNF,
Je ne crois pas sacrifier à un souvenir
de jeunesse, en affirmant qu'il s'agit-là d'une oeuvre, au sens plein
du terme, et ne perdrai jamais l'occasion de protester contre l'étrange
injustice qui l'écarte de nos théâtres. Le grand public, qui applaudit
à Colomba d'Henri Büsser, applaudirait davantage; mais il ignore;
et les délicats se disent rebutés par la brutalité de Richepin. Faux prétexte
! En soi, le sujet de la Glu n'est pas que "vériste";
et, si Dupont l'a choisi, c'est beaucoup moins pour le "mélo"
final que pour l'ambiance bretonne, Il a retenu surtout la circonstance
qui rassemble Marie-Pierre et la Glu, Cézembre et Marie-des-Anges au Croisic,
en ce pays breton qu'il aimait, songeur et coloré tour à tour, dont il
laisse ainsi la peinture vivante. J'ai parfois pensé qu'à cet égard, la
Glu continuait le Roi d'Ys. Peu importe, si celui-ci s'inspire
d'un moyen-âge nébuleux, si celle-là s'imprègne de naturalisme quasi-contemporain.
Dans les deux cas, l'âme bretonne est là; et Dupont l'intègre au drame
mieux que Lalo, qui ne pouvait, en 1888, s'évader tout à fait de l'opéra
déclamatoire. Chez Lalo, le chœur reste épisodique, et ne constitue pas
le rneilleur du Roi d'Ys. Chez Dupont, il s'unit à l'action tout
entière, au point d'en commander l'expression, même quand elle est monodique.
Il fallait, pour elle-même, cette fête bretonne, et l'orchestration de
la chanson fameuse:
Un jour sur le
pont de Tréguier
Lauderalidaïré
et l'on est tenté d'y voir un commentaire
musical de l'admirable ronde de Lemordant, au plafond du théâtre de Rennes.
Mais il le fallait aussi pour ce qu'elle prépare: or, la présence d'un
choeur vraiment populaire permet la présentation des sentiments collectifs
sous forme de folklore. Plus d'une fois, en effet, le folklore apparaît
lui-même, et la fête bretonne contient la vieille mélopée de nos côtes
atlantiques,
Celui que j'aime
d'un grand amour, Il est dessus la
mer jolie
sous sa forme intégrale, à peine soulignée
d'une harmonisation discrète. Mais souvent aussi Dupont crée du folklore.
Le mérite n'est pas mince. Le refrain alerte et gaulois
Allons à Lorient
Pêcher la sardine,
Allons à Lorient
Pêcher le hareng.
s'amalgame à une chanson toute personnelle
que chante Gillioury: chanson violemment rythmée, débordant de vie, riche
de sensualité saine. Les vers sont comme un doublet simplifié du célèbre
"Bateau rose"; mais le vers de neuf pieds, fruit de tout l'assouplissement
romantique et post-romantique:
Je m'embarquerai,
et tu le veux.
Comme un gai marin quittant la grève...
se fait ici plus court, plus incisif,
et prend la physionomie de la leçon d'amour, commune à tous les folklores:
Les fill's et
les gas
Qui s'aiment tendrement,
Voyager voulant,
Savent toujours comment.
Et la musique, qui, sur le poème du Bateau
Rose, pouvait être mélodie sinueuse et quasi-fauréenne, a su devenir,
pour ces quatrains qui sentent la chanson de matelot, fredon puissant,
par lequel le choeur est invinciblement entrainé, qu'on aimerait chanter
à pleine voix.
Ce don, très rare, qui consiste à créer du folklore, et qui caractérise
avant tout Séverac, Dupont le possédait aussi. Comment pourrait-il, autrement,
écrire la grande complainte de Marie-des-Anges?
Y avait un' fois
un pauv' gas,
Et Iou lau laire et Iou lau là,
Y avait un' fois un pauv' gas
Qu'aimait celle qui n' l'aimait pas.
Gounod en a tenté l'adaptation musicale,
autrefois... Gounod était trop "arrivé" pour faire simple. Dupont
l'a fait, lui: c'est peut-être un chef-d'oeuvre en ce domaine. Rythme
uniforme pour tous les couplets; dessin presque uniforme aussi: voilà
ce que l'inspiration folkloriste imposait. Mais la progression du drame
ne pouvait rester inexprimée, d'où les altérations tonales, émouvantes.
Connaissait-il la mélopée slovaque, qui fait de ce procédé un emploi si
pathétique? On le dirait. Ces harmonies toujours différentes quant à la
tonalité, toujours pareilles quant à la ligne mélodique sont un commentaire
admirablement fidèle et puissamment expressif. Il sait, de la sorte, être
brutal, pour souligner le crime et la chute de l'assassin; il évoque des
accords étranges quand parle le coeur de la morte; il devient douloureusement
tendre à la fin, car
l'coeur disait
en pleurant:
T'es tu fait mal, mon enfant?
Justesse sans minutie, pathétique sans
mélodrame: voilà ce dont Gabriel Dupont se montre alors capable. Et ceci
ne peut se dire sans une double mélancolie. Mélancolie devant la mort
prématurée, mélancolie devant l'autre inspiration, qui l'emporta. Il pouvait,
certainement, devenir un grand musicien populaire: et c'est un cas rarissime
chez nous. Les grands musiciens français, de Rameau à Florent Schmitt,
laissent toujours l'impression d'individualisme. Ceux qui, très rares,
se font populaires le deviennent au très mauvais sens du mot: en se banalisant,
c'est-à-dire en corrompant le goût de ceux auxquels ils s'adressent. L'expérience
de la Glu pouvait être renouvelée. Qu'eut-ce été, s'il avait pu
continuer dans cette voie? Car il était plus communicatif que Ropartz,
plus vivant que Ladmirault—bretonnants eux aussi—; car il avait le sens
scénique qui paraît manquer à Paul Dupin, le plus vraiment "peuple"
parmi nos compositeurs (et je crois faire ici le plus grand des éloges).
N'eût-il pas été le véritable musicien des "gwerz" celtiques,
puissantes et passionnées sous leur allure de complainte? N'eût-il pas
été le traducteur exact de Paul Fort, qui n'a pas encore trouvé son équivalent
dans le domaine sonore, et qui, malgré Pierné malgré Caplet, malgré Honegger,
semble toujours attendre son musicien? La Ballade des Cloches,
harmonisée par Dupont, serait demeurée.
Gabriel Dupont et sa mère au Vésinet, Archives du CNR de Caen.
Mais la maladie en avait décidé autrement...
Il serait puéril de chercher cause et effet, et de rattacher automatiquement
les Heures dolentes à une tuberculose incurable. La réalité ne
veut jamais être aussi simple, — la réalité artistique surtout. L'artiste
a tant de façons de réagir selon l'existence ou contre l'existence...
Il pourra, comme Mozart, ne rien révéler de ce qu'il éprouve; dans ce
chant d'oiseau qu'est la Flûte enchantée, rien ne traduit la misérable
et besogneuse carrière de l'auteur. Il pourra, comme Chausson donner l'apparence
du bonheur et réaliser des oeuvres angoissées; la Sicilienne du Concert, l'adagio de la Symphonie en si bémol permettent
de répondre à qui voudrait expliquer un art, tout un art, par on ne sait
quel mécanisme psychophysiologique. Mais il reste certain que chez Dupont,
la maladie minait des forces vives, ruinait cette soif de vie qu'il portait
en lui: douloureuse agonie que la musique évoqua.
Ce ne fut pas sans lutte. Quand il abandonnait, musicalement, ce qu'il
allait bientôt ne plus connaître: la joie populaire et l'espace sonore,
Dupont savait ce qu'il abdiquait. Ceci ne peut guère être mis en doute,
si l'on a rejoué cette pièce qu'il intitulait Après-midi de dimanche.
Le malade est seul dans sa chambre, dominé par sa faiblesse et sa mélancolie,
qui lui dictent une cantilène fiévreuse et lasse, tour à tour... Mais
les cloches des vêpres s'éveillent, d'abord cristallines et sereines;
elles suggèrent au poète un chant vaste et riche d'espoir, qui s'amalgame
au carillon devenu triomphal c'est, dirait-on, l'appel à la vie, l'ivresse
d'agir et de posséder le monde... Trop tard. Après s'être exaspérée, la
voix des cloches s'interrompt brusquement; trois accords implacables comme
le Never more d'Edgar Poë: la cantilène réapparait, sourdement
rythmée par le son lointain des cloches mourantes, pour s'éteindre sur
un souvenir décoloré de l'hymne radieux tout à l'heure, maintenant transposé
en fa mineur, mué en glas mortuaire.
Voilà ce qui donne tant de prix au recueil pour piano, presque célèbre
aujourd'hui, qu'il eut raison d'intituler les Heures dolentes.
Il s'y montre moins préoccupé de se traduire uniquement lui-méme que.
de rattacher son moi souffrant à l'existence désormais interdite. La vie
du dehors ne lui parvient plus que par sons lointains: n'importe, il la
chante encore et ce sont les enfants qui jouent dans le jardin. Parfois,
une présence amie interrompt un instant le monologue intérieur du condamné,
et c'est le poème de l'amie venue avec des fleurs. Parfois encore, la
nature suffit. Les reflets du jour changeant le captivent: les soirs surtout,
les soirs, "douloureux" et "défunts" que chantait
Rodenbach, dont l'harmonieuse mélancolie s'adapte à sa lassitude résignée;
et nous retenons "le soir tombe dans la chambre" comme une perfection
de poème intime...
Ces moments, où le monde extérieur compte encore, donnent tout leur prix
à ceux que la souffrance envahit. Alors, Dupont évoque, en sons qui semblent
frissonner,
le pays monstrueux
et morne dont il vient.
Ainsi parle l'épigraphe, si vraie, Mais,
si l'on éprouve une émotion violente quand "la mort rôde", c'est
qu'il s'agit d'un point culminant, non d'une constante; c'est qu'à l'instant
d'avant, "la visite du médecin" rappelait malgré tout la vie,
compromise, mais perceptible encore. Dupont ne fut pas celui qui s'enfermait
dans sa souffrance, tout en l'exprimant. Moins encore fit-il métier de
l'exprimer. Pas un moment, sa musique ne laisse l'impression d'avoir exploité
un thème, ni même celle de l'avoir complaisamment développé. Sinon, la
mort s'annoncerait par quelque déclamation trop ténébreuse et forcément
théâtrale. Ici, quelques accords rauques interrompent une sorte de chanson
presque impalpable, où passe l'égarement semi-conscient des grandes faiblesses:
cela suffit.
On a fait de Dupont l'un des derniers romantiques; oui, s'il s'agit d'exprimer
par là tout ce que son inspiration doit à l'individuel. Jamais son art
ne donne l'impression d'objectivité. Auprès de la Maison dans les Dunes,
les Préludes de Debussy pourraient passer pour musique impassible.
Debussy dira, dans la concision voulue de ses dernières oeuvres, "ce
qu'a vu le vent d'Ouest"; mais Dupont fait sienne la nature, et interprète
"son frère le vent et sa soeur la pluie". Rarement paysages
littéraires ou musicaux furent plus riches en états d'âme que les siens.
Dupont fut un romantique en tant qu'il fut profondément et sincèrement
lyrique. Mais il n'eut rien du romantique traditionnel, Aucun "berliozisme"
chez lui. Aucun désir de se draper dans l''individualisme. Le sien, loin
de le mettre en défense contre la nature, l'en rapprochait. Même dans
le Chant de la destinée, nous ne trouvons ni l'accent de la révolte,
ni le ton de l'invective.
Sans vouloir la mort et sans la maudire, il accueille le sort contraire,
aussi étranger à l'impassibilité pseudo-stoïque qu'éloigné de la rébellion
byronienne. Le meilleur de lui-même semble lui dicter tendresse et sérénité:
émotion, fille de la souffrance, mais supérieure à cette souffrance. Au
terme anticipé de sa vie, il fait appel aux visions d'autrefois, avec
une douceur qui veut ignorer l'amertume, avec une mélancolie qui n'est
point haine, et chante, ineffablement, "la maison du souvenir".
Devant la mort prochaine, il s'adresse au ciel étoilé. Serait-ce pour
y chercher l'au-delà ? Possible; mais, sur ce point, la musique seule
n'apporte aucune certitude; et nous n'y constatons, quant à nous, qu'une
sérénité presque extatique, qu'amour devant ce que, peut-être, il ne verra
plus deux fois... Ainsi naissent le rythme doucement scandé, l'harmonie
simplement troublante et l'insistante mélopée du "clair d'étoiles":
ainsi monte, comme un grand lys, son dernier chant, le plus pur: le nocturne
d'Antar.
Quelle que soit la valeur du drame lyrique tout entier, il n'est pas défendu
d'y glaner ce qui mérite d'être conservé pour soi-même; quelles que soient
les sévérités par lesquelles Antar fut accueilli dans certains
milieux, il n'en demeure pas moins, par endroits, la continuation des Heures dolentes et de la Maison dans les dunes, Inutile
de la chercher dans l'héroïsme des deux derniers actes; inutile aussi
de s'adresser aux pages où Dupont veut évoquer les voluptés orientales
et les rythmes exotiques. L'Orient— l'a-t-il connu ? — l'aura moins profondément
pénétré que la Bretagne. Les guerriers qui clament la dernier exploit
d'Antar le victorieux, les femmes dont le choeur veut rehausser l'éclat
du cortège nuptial chantent avec moins de vérité que les pêcheurs du Croisic.
De même, les rythmes dansants du ballet gardent un caractère assez conventionnel,
et déçoivent les admirateurs de Strawinsky, voire de Rimsky-Korsakoff.
Mais ils ne sauraient rien reprocher à la "danse des roses"
mélancoliquement nostalgique, où la couleur locale s'estompe au point
de se faire oublier, qui se danse beaucoup moins qu'elle ne se rêve; et
le nocturne qui sert de prélude à l'acte III mérite d'être considéré en
dehors du drame, par rapport à la pure musique qu'il est.
Primitivement, le nocturne reparaissait tout entier dans l'action, sous
forme de duo d'amour entre Antar et Abda, — beaucoup plus faible, gâté
par une prosodie des plus médiocres, et pollué, semble-t-il, par l'adjonction
de la voix; il prenait un caractère matériel et conventionnel à la fois,
et Dupont s'en douta certainement, puisqu'il prescrivit, par la suite,
une coupure qui le réduisait de moitié. On ne retient, en définitive,
que l'interlude symphonique, sorte de lied orchestral dont l'essentiel
est fait d'une phrase exposée deux fois, sans autre changement qu'un passage
de la croche à la double croche, dans le murmure accompagnateur, lors
de la réexposition.
C'est tout. Mais sur cette nappe sonore, uniforme comme l'immensité d'un
ciel sans nuages, plane une vaste mélodie, où se succèdent quatre périodes
de cinq mesures chacune: absence de carrure, qui détruit toute symétrie
rigide, et confère à l'imploration mélodique on ne sait quel élan, vaste
et contenu tout à la fois. La ligne expressive monte et retombe, sans
jamais se départir de sa pureté sereine, religieuse d'accent, sans rigueur
de sentiment ni de forme, implorante sans fausse extase, émouvante. parce
qu'indifférente au pathétique extérieur. Elle reste calme et large; elle
semble nous dire la tristesse apaisée, l'acceptation du sort contraire,
à l'instant même où s'exprime pourtant, par elle, la soif de vivre...
Nocturne, où passent à la fois l'aspiration de l'âme humaine, éternelle
agitée, et le calme d'une impassible splendeur... on dirait que Gabriel
Dupont traite ici la vie, qui l'abandonne, comme un autre Normand, le
poète Camille Cé, traitait la femme infidèle en son Livre des résignations:
Dites-lui que
l'amour est généreux et fort,
Et qu'au fond de ma peine une bonté pardonne.
C'est pourquoi Dupont doit parfois revivre
en nos mémoires.
Le véritable artiste lègue toujours à l'humanité future une expression
de lui-même où quelques hommes, fraternellement, se reconnaîtront. Elle
survit à l'abandon des formes, à l'usure des esthétiques. La langue contrapuntique
pourrait mourir: telle sarabande de Bach n'en demeure pas moins, immortelle.
Un jour, l'art de Mozart semblera désuet peut-être: mais tel adagio porte
en lui tant de grêce voilée, tant de délicate tendresse qu'il défie toute
flétrissure, L'impressionnisme artistique va sembler à beaucoup forme
inféconde et déjà démodée: n'importe! L'Hommage à Rameau, de Debussy,
plane au-dessus de toutes les vogues et de tous les oublis.
De même chez les moindres. Gabriel Dupont ne fut pas un "grand",
ne créa pas de facture nouvelle, ne fut pas toujours égal à lui-même,
et mourut, sans doute, avant de s'être pleinement exprimé: Il est pourtant
des heures où sa musique nous parle, comme parlaient, en leur temps, certains
préludes de Chopin, certains lieder de Schumann, où certaines pages des Heures dolentes sont, pour certains états d'âme, la vérité. Henry
Malherbe l'avait senti, quand il évoquait, pendant la guerre, un concert,
"quelque part au front". Le 10e quatuor de Beethoven s'est déroulé.
La sonate de Franck a laissé parler son rêve. Alors suivait le Poème de Dupont l'un des plus beaux quintettes modernes. Écoutons: il n'est
pas d'autre conclusion possible...
"Cher
et tendre Gabriel, qui avez été ravi si vite à notre amitié. Comme
vous seriez troublé, si vous pouviez encore nous voir, groupés autour
de votre oeuvre, dont la beauté surgit à votre fragilité. Vous effacez
sur les visages de nos hommes cette résignation farouche, cette
fatigue tétue, cette rêverie funèbre et sans espoir. Soyez béni,
dans votre tombe encore fraîche, de nous apporter, ce soir, la grâce
consolatrice de vos chants harmonieux, souples et odorants, qui
nous prennent comme des bras qui laisseraient tomber une gerbe de
fleurs, avant de nous étreindre."
Son monument funéraire, au cimetière du Vésinet, fut financé grâce à une souscription, en 1921.
A
lire:Gabriel Dupont - de Philippe Simon, Séguier Editions,
Collection Carré Musique (2002).
Société d'Histoire du Vésinet,
2005 - www.histoire-vesinet.org