D'après l'article de Legrand-Chabrier, La Presse, n°3623, 5 janvier 1925 [1]

La boite à thé de Chester Kingston

Il y a des numéros qu'il fait toujours plaisir de revoir et qu'il est même utile d'examiner à nouveau après quelques mois d'absence. On en saisit mieux la valeur, si du moins l'artiste l'a pu maintenir en même forme ou lui a fait subir des modifications renforçant cette valeur. Le numéro a une vie propre.
Nous avons vu réapparaître, vendredi soir, à l'Empire, la boîte à thé du contorsionniste Chester Kingston [2], d'où émerge un pied, puis se dresse un corps qui semble se défriper : un homme en naît qui y rentrera, après dix minutes d'existence mouvementée, comme de l'œuf au tombeau. C'est un petit drame étrange, une manière de fumée qui prendrait forme humaine infiniment souple et en continuelle métamorphose plastique.

La Boite à Thé et les différentes figures du Puzzle chinois, peintes par sa femme, Marthe Kiesling-Debussy dite Gaby Mansuelle,

ainsi que les objets de scène du Grand Kingston sont conservés à Marseille, au Mucem [3]

La qualité poétique du numéro de Chester Kingston est certaine, ténue en sa vibration délicate et humoristique. Elle eut enthousiasmé notre ancêtre en la corporation des critiques de music-hall, Théophile Gautier qui, le premier des critiques dramatiques, devina l'importance que prendraient les jeux du cirque – il n'était pas encore question du music-hall à cette époque – et s'en fit le chroniqueur prophétique.
Le merveilleux Chinois, flegmatique et fluide qu'est ce jeune Américain eut pu lui inspirer un poème à sa manière d'Emaux et Camées. Et je sais un grand peintre qui attendait depuis quelque temps le retour de Chester Kingston sur une scène parisienne pour tenter d'en fixer l'esquisse subtile. 
Techniquement, Chester Kingston a toujours la même docilité aux courbes et aux angles. Il ne semble jamais se forcer. Il joue de lui-même avec cette même nonchalance sûre de ne point demeurer en quelque fausse position. Pour se convaincre qu'à sa place l'on serait à la torture, il faut bien y réfléchir, car son sourire fleurissant au visage est si rassurant ! Je ne connais pas de disloqué qui donne une telle impression de naturel. Il est l'homme qui, doué de possibilités élastiques et serpentines vraiment invraisemblables et anormales, demeure un homme et ne veut pas du tout imiter le serpent. 
J'ai dit « anormales », mais je m'en dédis : car Chester Kingston prétend qu'il n'y a rien d'anormal en son cas et que c'est nous qui nous sommes laissé devenir des ankylosés pour n'être pas pratiquement en caoutchouc comme, lui-même ! D'ailleurs il sait parler de son art et il a un esprit digne de son corps. Chaque fois que j'ai eu l'honneur et le plaisir de causer avec lui, je m'en suis aperçu. Chester Kingston est vraiment une des grandes attractions du music-hall contemporain, techniquement, esthétiquement, spirituellement.

Détail : la signature de sa femme, Marthe Kiesling-Debussy.

L'Encyclopédie des Arts du Cirque et la BnF ont consacré en 2020 une page de leur site et une Exposition à Chester Kiesling et de nombreuses illustrations qui donnent un certain aperçu de ce numéro de contorsionniste décrit comme un personnage énigmatique et souriant même dans les postures les plus invraisemblables. Il combine dislocations en avant et en arrière avec des équilibres sur les mains et revendique de fait le titre « d’Homme puzzle » ou de « Chinese puzzle ». La facilité avec laquelle il maîtrise son corps pour entrer dans le coffret cubique de quelque 42cm sur 50cm ou se couler entre les barreaux d’un dossier de chaise de la marque Thonet fascine.[4] Il répond tranquillement et avec un soupçon d’humour aux chroniqueurs de son temps comme Legrand-Chabrier, qui l’interrogent sur la nature et la persistance de sa très grande élasticité, qu’elle n’a rien que de très naturelle.

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    Notes et sources:

    [1] MM. André Legrand et Marcel Chabrier, duo de chroniqueurs de la vie parisienne et du monde du spectacle.

    [2] Chester-Arthur Kiesling, connu sous le nom de Scène de Grand-Kingston.

    [3] Le Mucem conserve de nombreux documents relatifs à la carrière de Chester Kingston : photographies, dessins, malles et valises, boîte à maquillage ainsi que la fameuse boîte à thé qui furent longtemps exposés au musée parisien des Arts et Traditions populaires.

    [4] La chaise Thonet, accessoire notable de son numéro, est conservée dans une collection privée du Sud de la France. William Slout, Olympians of the Sawdust Circle, San Bernardino, Borgo Press, 1975.


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