D'après Gérald Robitaille, Encyclopaedia Universalis, édition 1976. Henry Miller (1891-1980) Miller a longtemps été considéré comme le principal instigateur de la révolution sexuelle qui a bouleversé l'Amérique et du même coup le monde occidental. Idée que l'auteur a récusée presque totalement. Il est certain qu'il a toujours combattu le puritanisme anglo-saxon avec vigueur, pour ne pas dire avec férocité ; il est également certain qu'il s'est plu à employer tous les mots interdits, ces mots absolument tabous dans les pays de langue anglaise, mais il ne s'agit là pour lui que d'un élément, d'un détail dans son combat pour une plus grande liberté, dans son combat contre l'hypocrisie bourgeoise qui écrase l'individu et l'empêche de s'épanouir pleinement. En effet, Miller ne se dresse pas seulement contre les mœurs sexuelles, mais contre la civilisation occidentale tout entière avec sa culture, ses traditions et ses coutumes, son histoire, ses arts, sa science, ses méthodes d'enseignement et d'éducation. Il ne voit partout que dégradation de l'homme. Ce qu'il condamne le plus ardemment, c'est son propre pays, mais uniquement parce qu'il se trouve à l'avant-garde des temps modernes. Il lui préféra la France, mais c'est la vieille France qui le séduit, et le jour où il découvrit la Grèce, la France fut rayée de sa carte d'un seul trait, comme en témoigne Le Colosse de Maroussi. Plus Miller remonte dans l'histoire, plus il s'y plaît. L'Orient l'attire beaucoup, mais les civilisations les plus primitives peut-être encore davantage. Pourtant, il ne trouve nulle part ce monde dont il rêve. Pour lui, l'homme n'a jamais connu son âge d'or et il est de moins en moins probable qu'il le connaisse jamais. Il ne reste d'espoir que pour l'individu, qui peut, dans un combat acharné, arriver à s'affranchir des contraintes sociales et enfin s'épanouir, communiquer avec les dieux, ainsi qu'il le dira lui-même. L'homme a perdu le sens du mystérieux, le sens du miraculeux, le secret de ses propres forces, et la gamme de ses possibilités, qui est presque infinie, a été réduite à une marge bien étroite. S'il a jamais connu tout cela, ce n'est que dans un état primitif, c'est-à-dire dans un état de relative inconscience. I - Le choix d'écrire Henry Miller est né de parents américains d'origine allemande en 1891, à Yorkville, quartier de New York où son père était tailleur. Quelques années plus tard, la famille déménage à Brooklyn. La rue devient alors le domaine du jeune Henry et il connaît une enfance assez turbulente mais, semble-t-il, heureuse, qu'il célèbre dans plusieurs livres, surtout dans Printemps noir (Black Spring, 1936) qu'il préface ainsi : « Ce qui ne se passe pas en pleine rue est faux, c'est-à-dire littérature. » II - De l'interdit à la notoriété En 1934, grâce à la contribution d'Anaïs Nin, Tropique du Cancer est publié à Paris, l'année de son divorce avec June-Mona. Il a quarante-trois ans. Il avait d'abord fait un voyage avec elle, parcouru toute l'Europe, mais lors de son deuxième séjour à Paris, elle ne vint pas le rejoindre. Il passe presque dix ans à Paris, années bien difficiles. Il connaît la misère et la faim, n'est soutenu que par quelques amis, mais les livres se succèdent. Aller-retour New York, Printemps noir, et enfin Tropique du Capricorne. Avec cet ouvrage commence l'histoire de ces sept années passées avec June, sorte de roman autobiographique qu'il continue avec Crucifixion en rose, ouvrage comportant trois volumes : Sexus, Plexus et Nexus. III - À l'avant-garde de la mutation américaine Miller est-il vraiment l'un des responsables de cette libération des mœurs que l'on a observée dans les années 1960-1970 non seulement en Amérique mais aussi dans le monde occidental tout entier, ou ne l'a-t-il que prévu avec beaucoup d'acuité ? Toute la question de l'importance et de l'influence de l'écrivain est ainsi formulée. Après que les hippies, ainsi que la plus grande partie de la jeunesse américaine en révolte, eurent été sous les feux de la rampe, on a perdu de vue le rôle capital qu'a eu Miller dans l'ébranlement, non seulement du puritanisme, mais de toute cette société étriquée du XIXe siècle qui se perpétue dans le XX e. On dit que les jeunes ne lisent plus Miller ou presque pas. Mais ils ont lu les Kerouac, les Ginsberg, Mailer, Corso, Ferlinghetti, qui tous sont issus presque directement de Miller. Bien sûr, avant Miller, il y avait eu D. H. Lawrence. Mais il faut savoir mesurer la distance entre les deux, qui n'est rien de moins qu'énorme. Une Kate Millett (Sexual Politics), qui ne peut certainement pas être accusée de préjugés favorables, puisqu'elle condamne Miller au nom de la femme, dit que Lawrence aurait probablement été scandalisé par lui. On oublie peut-être que, en s'attaquant avec une telle férocité aux mœurs sexuelles, Miller s'en prenait en toute connaissance de cause au fondement même de l'édifice social, qui pour lui emprisonne l'homme. Il le dit clairement dans Tropique du Cancer. Si les jeunes ne le lisent plus, en cela même ne sont-ils pas fidèles à cet aspect tellement antilittéraire de Miller, « où l'art, dit-il, doit être le fait de chacun » ? Cet autre aspect typiquement millérien, les jeunes le mettent de plus en plus en pratique. Henry Miller semble être de la taille de ces géants authentiques qui dépassent leur époque, pour aider à la création de celles à venir, et qui ne peuvent être jugés à leur vraie mesure qu'avec beaucoup de recul. A lire, du même auteur, dans Universalia 1981 (Les vies, p.576-577) la nécrologie d'Henry Miller.
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