Mondrian disait de Jean Gorin, de trente ans son cadet, qu'il était "le
seul néo-plasticien français". Mais si ce dernier ne manqua jamais
une occasion d'affirmer sa dette à l'égard du maître hollandais, on peut
aujourd'hui regretter que la reconnaissance de son œuvre ait quelque
peu souffert de ce parrainage. Il faut en effet distinguer entre ses
premières toiles néo-plastiques (1926), encore très proches de la peinture
de Mondrian, et ses premières sculptures, ses premiers reliefs des années
1928-1930, qui comptent parmi les plus élégantes contributions au versant
constructiviste de l'art du XXe siècle. Mondrian lui-même ne s'y
est pas trompé, qui encouragea vivement Gorin à poursuivre en ce sens,
allant jusqu'à lui écrire, dans une lettre pleine d'amitié, « c'est
plus loin que mon œuvre, qui reste au fond encore "tableau"».
Lors d'un voyage à Paris, il voit pour la première fois des toiles cubistes ;
de retour en Bretagne, il dévore le livre de Gleizes et Metzinger (Du
cubisme), lecture qui est son chemin de Damas. En 1925, à l'Exposition
des Arts décoratifs, c'est la rencontre non seulement de l'architecture
de Le Corbusier, mais aussi de sa peinture (le purisme) ainsi
que de celle de Léger, deux démarches parallèles dont ses premières œuvres
abstraites font la synthèse. En 1926, il découvre un numéro de Vouloir,
une petite revue lilloise, qui contient un article de Mondrian et des
reproductions de ses tableaux. La même revue lui fait connaître les recherches
de Vantongerloo, avec qui il entre immédiatement en correspondance, curieux
d'en savoir plus sur les divergences de celui-ci avec Mondrian quant à la
théorie des couleurs.
Il est aujourd'hui difficile d'imaginer les conditions de travail de
Jean Gorin à cette époque, qui tiennent de l'héroïsme, et de concevoir
son absolue solitude. Contraint, pour des raisons économiques, d'habiter
loin de Paris, enthousiasmé par le peu qu'il connaît du néo-plasticisme,
il se décide à rendre visite à Mondrian en 1927. Cette rencontre lui
laissera un souvenir ineffaçable. De retour à Nort-sur-Erdre, il modifie
son atelier pour en faire, à l'instar de celui de Mondrian, un intérieur
néo-plastique. Il est en effet revenu de son voyage à Paris avec l'idée
d'une expansion dans l'espace du néo-plasticisme pictural et c'est là ce
qui fonde l'originalité de son travail. Mais bien plus qu'en architecture
(il dessine de nombreux projets qui ne seront pas réalisés), c'est en
sculpture que Jean Gorin explore l'espace tridimensionnel.
Ses premières œuvres sculptées, malheureusement détruites pour la plupart,
forment l'une des interprétations les plus riches du néo-plasticisme :
par l'intersection de plans rectangulaires en porte à faux, elles fixent
l'espace environnant en figurant ses coordonnées, engendrant ainsi une
impression d'oscillation perpétuelle entre mouvements centripète et centrifuge;
de plus, la polychromie (encore très rare à l'époque) accentue ce cinétisme
virtuel en faisant constamment basculer les plans les uns dans les autres,
en accentuant leur récession ou leur saillie. Devenant plus complexe
et plus ajourée au cours des années 1930 et 1940, la sculpture de Gorin
finira par abandonner l'usage exclusif de plans colorés, leur adjoignant
celui de lignes dans l'espace, noires ou blanches. À partir de 1950,
ses meilleures sculptures sont constituées d'une armature linéaire sur
laquelle sont fixés des plans de couleur qui s'étirent vers les quatre
points cardinaux.
Bien que Gorin ait produit une œuvre picturale importante (toiles et
projets d'architecture constituent l'essentiel de sa première exposition
personnelle, à Nantes, en 1928), son autre domaine de prédilection est
l'art du relief, qui lui permet de traiter en sculpture des problèmes
picturaux. Ses premiers reliefs sont des "tableaux" en creux
(1930) : les lignes qui séparent les rectangles de la composition
néo-plastique ne sont plus noires mais blanches et dans l'ombre, en retrait
de quelques millimètres par rapport au plan du tableau. Puis il ajoute
des lignes en relief, noires ou colorées, qui engendrent un étagement
des plans en profondeur, un feuilleté qui se complique et s'épaissit
de plus en plus (Composition spatio-temporelle no 9, 1934). Des
plans colorés se greffent ensuite sur ces lignes en saillie : le
relief devient peu à peu sculpture à part entière (certaines de ces œuvres
peuvent se voir de deux manières : posées sur le sol ou fixées au
mur).
Jean Gorin
Composition losangique n°37
1937, Le Vésinet.
Huile sur bois, Walker Art Center
Alors
qu'en sculpture Jean Gorin resta fidèle à la prescription de Mondrian
(usage exclusif de l'opposition vertical/horizontal), il se libéra
très tôt de cet oukase dans ses reliefs. Deux œuvres de 1937[*] sont
ici inaugurales, posant les thèmes plastiques dont Gorin explorera
les variations toute sa vie. Dans la Première Composition néo-plastique
dans le cercle n°36, non seulement il circonscrit la structure orthogonale
dans un cercle (comme plus tard Fritz Glarner, autre fidèle de Mondrian),
mais encore il utilise l'oblique selon un angle inattendu, fort éloigné de
l'angle de 45 degrés prisé par van Doesburg; dans Composition
losangique n°37 (une « composition losangique »,
selon le terme de Mondrian, est d'un format carré disposé sur sa pointe),
ce dynamisme est poussé à son comble : les perpendiculaires obliques
de la composition ne sont pas parallèles à celles du support.
Jean Gorin, 1977
Après une période d'intense activité picturale
(1958-1962), pendant laquelle il reprend en peinture l'opposition entre
cercle et réseau linéaire, Gorin met l'accent sur un élément qu'il
avait déjà utilisé au cours des années 1940 sans lui donner toute son
ampleur : s'avisant que les lignes et les plans de ses reliefs
sont aussi des volumes, composés chacun d'au moins cinq facettes visibles,
il décide d'organiser sa polychromie en prenant en compte chacune de
ces facettes. Ce faisant, il déjoue le caractère frontal du relief,
car il suffit au spectateur de se déplacer d'un pas pour qu'une harmonie
succède à une autre, radicalement différente. Pour Le Corbusier, l'architecture était
une "recherche patiente": l'expression convient tout aussi
bien à l'œuvre de Jean Gorin, menée avec rigueur et modestie, insensible
aux modes et aux rumeurs du monde de l'art, conçue comme modèle d'un
futur environnement humain, pour une société dont les rapports sociaux
seraient enfin transparents.
[*] Réalisées
au Vésinet
Société d'Histoire du
Vésinet, 2007 - www.histoire-vesinet.org