Frédéric Lachèvre (1855-1943), chantre ou pourfendeur du libertinage ?
Homme aujourd'hui relégué dans la foule des inconnus du XXe siècle, Frédéric Lachèvre n'est plus cité que par un petit nombre d'érudits. Et encore ! Les références à ses travaux appellent souvent des commentaires négatifs : Blot, Saint-Pavin, Claude Le Petit "attendent toujours leur réhabilitation littéraire et critique depuis Lachèvre, qui les étudiait sous l'angle peu gratifiant de l'exécration morale et idéologique", écrit Jean-Pierre Cavaillé en février 2003. "Or, on constate le rôle néfaste des historiographes du libertinage tel Frédéric Lachèvre", accuse Antony McKenna dans un ouvrage à paraître.
À ces reproches s'ajoute une rumeur qui ternit un peu plus le personnage : elle refuse à Frédéric Lachèvre la paternité de ses recherches. Inquisiteur des temps modernes, sorte de "Garassus redivius", voleur de mots, voilà un aïeul bien malmené ! Petite-fille de la quatrième génération, nous éprouvions depuis quelques années une vive curiosité à l'égard de cet être mystérieux.
Les beaux ouvrages classés dans la bibliothèque familiale avaient d'ailleurs éveillé cet intérêt : les grands formats, les imposantes reliures, les titres aux noms obscurs, tout nourrissait ce désir de savoir. Le souvenir oral véhiculait une histoire bien différente de la réalité : comment cet homme aux actes bien pensants, fervent catholique, lecteur de l'Action française, avait-il pu consacrer une partie de son existence à l'étude du libertinage ? Comment cet individu au jugement sévère avait-il pu mener une enquête sérieuse et publier, à ses frais, une quinzaine de monographies sur un sujet d'avance condamné ? L'entreprise revêtait un caractère assez paradoxal : éditer les manuscrits de ces poètes oubliés n'était-ce pas leur redonner vie, leur rendre hommage ?
Autant de questions qui nécessitaient une lecture approfondie de l'œuvre. Une documentation privée, non négligeable, facilita les premières démarches: des archives avaient été conservées, des coupures de journaux, gardées et des lettres, soigneusement rangées dans des chemises. Appréhender la carrière de Frédéric Lachèvre exigeait un bref regard sur sa biographie : des éléments devaient nous aider à comprendre la teneur de certains propos. Des commentaires glissés au hasard des pages permettaient de mieux saisir l'idéologie du cet ancien financier.
Lorsque la guerre de 1870 éclate, le futur bibliographe a quinze ans, un âge où l'on commence à saisir le sens de l'actualité. L'affaire Dreyfus, la Première Guerre mondiale, la Belle Époque, les scandales judiciaires et politiques, rien n'échappe à cet œil autoritaire qui parle, en 1930, "de l'état de décomposition intellectuelle" de son époque. Ses phrases sont sans appel et ses condamnations, de la dernière violence : "L'Allemand, quel qu'il soit, devra être l'objet d'une haine qui restera toujours en-dessous de la vengeance de ses victimes" ; la France "a sacrifié sa propre indépendance à une chimère : la sécurité collective, autrement dit au corps mort dénommé Société des Nations".
Diplomatie, Économie, Religieux, Social : Frédéric Lachèvre aborde à différents degrés les thèmes de l'histoire contemporaine. Qu'en est-il de l'art ? Né en 1855, mort en 1943, ce Parisien de vieille souche normande voit défiler des mouvements artistiques aussi divers que l'impressionnisme, le cubisme, le surréalisme... Son silence est éloquent : rien sur la modernité d'un Manet, ni sur le génie d'un Picasso, ni sur les multiples expérimentations d'un Marx Ernst. L'avant-garde le laisse de marbre.
Amateur d'art, il l'est, mais il ne côtoie que des peintres académiques. Aux visions révolutionnaires, il préfère la permanence des valeurs traditionnelles assurées par des artistes qui confirment les modes des siècles passés. La "poésie pure" l'interpelle cependant. Le verbe mallarméen et valéryen lui inspire la publication d'une petite plaquette. Cette "infidélité" à son cher XVIIe siècle n'est que de courte durée ; bien vite, il retrouve les règnes de Louis XIII et Louis XIV. Ce n'est pas avant les années 1898-1899 que Frédéric Lachèvre se tourne vers la République des lettres. Cette entrée tardive se compense par une imposante production : l'œuvre comprend une vaste étude sur le libertinage du XVIIe siècle, des recueils de poésies des XVIe et XVIIe siècles, des bibliographies, des Keepsakes et de nombreuses publications relatives à l'histoire littéraire. Deux prix de l'Académie française, deux décorations et une mention très honorable de l'Académie des inscriptions et belles-lettres récompensent son labeur.
Quelle est la genèse de cette vocation ? C'est en travaillant sur l'identification de pièces anonymes que Frédéric Lachèvre découvre des vers de Jacques Vallée des Barreaux. La reconstitution de sa vie le mène rapidement à Théophile de Viau, son ami intime, et au procès intenté contre le poète des Broussères par le jésuite François Garasse et le procureur général Mathieu Molé. Tout s'enchaîne : Saint-Pavin, Blot, Dehénault, Le Petit, Blessebois, Chaulieu, La Fare, Foigny, Veiras resurgissent d'un univers depuis longtemps éclipsé. Des longues heures passées à éplucher les manuscrits de la Bibliothèque nationale résultent beaucoup d'inédits, d'interrogatoires, de legs, de dépositions, de pièces sur la libre-pensée. Frédéric Lachèvre accumule les connaissances et les preuves irréfutables. Mais il ne suffit pas de trouver ces informations, il faut les organiser, les ordonner de façon à exposer des éléments aussi clairs que possibles.
Certaines monographies réclament une présentation rigoureuse. Le biographe soigne donc les notes de bas de pages et la typographie ; il n'hésite pas à revenir sur ses textes afin de leur apporter les corrections et les suppléments nécessaires ; il jongle également avec la censure. Qui dit collections, amour des livres, poursuite de la perle rare, dit bibliophilie. En même temps qu'il devient le "chercheur bénédictin" et s'applique à remettre en lumière des noms sombrés dans l'oubli, Frédéric Lachèvre rejoint la communauté des fameux amateurs du XXe siècle. Il prolonge par là une vieille tradition : la passion de la chose imprimée ne date pas en effet d'hier ; les nobles figures des Jean Groslier, Jacques-Auguste de Thou, François Grudé, sieur de la Croix du Maine ont ouvert la voie ; les siècles qui suivent proposent, tous, des visages habités par le même engouement.
Les goûts singuliers des uns et des autres comme les caprices du temps et la folie de certains hommes jouent sur l'évolution de ce monde curieux. La Révolution française, la Commune, l'incendie de la Bibliothèque du Louvre portent un coup fatal aux richesses nationales. Il était important de revenir sur ces faits marquants pour comprendre la progression de l'histoire et pour repérer cette lente prise de conscience d'un patrimoine fragile. Pénétrer la communauté bibliophilique nous emmènera aussi loin que vers les divagations des bibliomanes. Comment se manifeste cette prédilection du livre chez notre auteur ? Par une incroyable bibliothèque et par le désir d'embellir les ouvrages qu'on lui dédicace. Cet ancien banquier ne boude ni les belles matières ni les fioritures. Ses propres publications connaissent le luxe des maroquins repoussés et des tranches dorées. Les reliures sont confiées aux mains habiles de Lucie Weil, Blanchetière, Bretaut ; sa femme, Madeleine Lachèvre, incise et colore les cuirs. Les choix des compositions, très personnelles, surprennent par l'agencement du matériau. Un super-libris apposé sur le plat supérieur et un ex-libris collé sur le contre-plat marquent définitivement les ouvrages : il devient dès lors difficile d'ignorer le distingué possesseur du serpent enserrant une plume et de la tête de mort ! [4]
L'essor du mouvement bibliophilique des années 1830 s'accompagne d'un autre phénomène tout aussi important : l'avènement de la bibliologie. Là encore, la discipline n'est pas nouvelle : Guillaume de Bure, l'abbé Duclos, plus tard, Gabriel Peignot, Charles-Jacques Brunet, Antoine-Alexandre Barbier, Joseph-Marie Quérard comptent parmi les grands bibliographes. Chacun apporte sa touche personnelle et la bibliographie adopte des statuts différents selon les objectifs fixés. Frédéric Lachèvre tient en haute estime cette science, source indispensable, selon lui, à l'appréciation de la production intellectuelle. C'est d'ailleurs par ses Bibliographies de recueils collectifs de poésies qu'il s'est taillé une honorable réputation chez les lettrés.
Le dépouillement des florilèges du XVIIe siècle mène notre chercheur à Pierre Louÿs. L'auteur d'Aphrodite détient l'un des plus beaux cabinets de spicilèges satyriques édités sous Louis XIII. Celui-ci projette d'en établir une nomenclature détaillée. Seulement mille autres occupations le détournent de sa tâche initiale. Lorsque Frédéric Lachèvre lui annonce son désir de réaliser un répertoire analogue, l'esthète lui ouvre sans difficulté sa bibliothèque et lui offre l'intégralité de ses notes. Une fidèle amitié intellectuelle s'instaure entre les deux érudits: ces hommes partagent leurs remarques, soumettent des hypothèses, font part de leurs interrogations. L'un écrit, l'autre relit, et de cette collaboration naissent les Recueils collectifs de poésies libres et satiriques publiés depuis 1600 jusqu'à la mort de Théophile (1626).
Fréquenter Pierre Louÿs permet à Frédéric Lachèvre de saisir plusieurs facettes du personnage. Loin de critiquer son "envoûtement" pour Pierre Corneille, celui-ci écoute les arguments de son confrère et tient à publier, après sa mort, des notices retrouvées dans ses tiroirs. L'admiration qu'il porte à l'écrivain se traduit par une fervente ardeur à servir la vérité. Une autre affaire, celle-là tenue cachée, lie l'existence des deux bibliophiles. Il s'agit des manuscrits Legrand. La découverte de passages entièrement recopiés par Frédéric Lachèvre et la mention "Ce Ms ne doit être ni ouvert ni feuilleté par une honnête femme ou une jeune fille" méritait de s'y arrêter ! "Nous avons choisi de préférence le XVIIe parce qu'il n'existait pour ce "Grand Siècle", celui de notre littérature classique, aucune bibliographie des ouvrages de ses écrivains. "
En une phrase, Frédéric Lachèvre synthétise les principaux clichés transmis depuis des décennies : le XVIIe ou siècle des majuscules, des superlatifs, du sublime ; le XVIIe ou siècle des écrivains parfaits, des chefs-d'œuvre, du Roi Soleil. Équilibre, ordre, harmonie, tout y est. Pourquoi chercher ailleurs ? De Désiré Nisard à Gustave Lanson, la vision se trouble, cependant. Une communauté de jeunes chercheurs commence à redistribuer les rôles ; elle sort le XVIIe de son état figé et se penche sur une société bigarrée qui ternit l'image dorée, presque ennuyeuse, du "Grand Siècle". Ce sont alors les minores qui surgissent, les mœurs baroques qui se découvrent, une verve gaie et colorée qui s'apprécie. Des amateurs s'emparent du sujet au grand dam des universitaires. Les attaques sont brutales. Si Frédéric Lachèvre participe à cette nouvelle perspective de l'histoire, il ne vise nullement à détrôner les idoles. Son idée du libertinage se résume à une vision manichéenne du mouvement : il réduit la libre-pensée à l'indiscipline, à la licence des mœurs et refuse d'y percevoir une quelconque philosophie. L'écoute attentive qu'il prête aux critiques amères du père François Garasse dessert les malheureux poètes, et une thèse assez singulière se dégage de toutes ses investigations : Frédéric Lachèvre voit des athées partout, même là où ils ne sont pas ! Il ne manque jamais de fustiger les "yvrognets", les "moucherons de tavernes", tous ces capitans à la Callot qui, à l'entendre, gaspillent leur talent en des jeux futiles.
Ses reproches vont jusqu'à faire du libertin un être malade, presque fou : la dépravation morale et physique conduit le pauvre hère à un état d'abrutissement avancé !
On le voit, notre auteur n'a pas peur des mots... Ce discours intransigeant pourrait aujourd'hui surprendre et pourtant, rien de plus logique dans la bouche du personnage : Frédéric Lachèvre construit sa vision du XVIIe autour d'un seul point de fuite, la perfection classique ; il se réclame du Trône et de l'Autel, ses deux valeurs sûres ! Sauf le cercle très restreint des "grands noms", la communauté littéraire ne compte pour lui que des ratés, des attardés, des avortons. Certains félibres trouvent grâce à ses yeux mais leur nombre reste limité. Les libertins ne sont pas les seules victimes de cette rhétorique cinglante. Beaucoup de critiques contemporains essuient la mauvaise humeur du bibliographe. Chacune des attaques assénées est néanmoins une riposte : à la moindre agression verbale flairée, Frédéric Lachèvre prend sa plume et se défend. La lecture de sa truculente correspondance permet de saisir sur le vif un caractère bien trempé. Chatouilleux sur la forme, Frédéric Lachèvre n'en demeure pas moins un être intègre, d'une grande honnêteté intellectuelle, toujours prêt à protéger son honneur comme celui de ses relations qu'il juge bafoué. Son commerce semble avoir été apprécié à différents degrés. Ami ou ennemi, l'imposante stature de "maître" Lachèvre ne laisse personne indifférent.
Notes et sources :
[1] Aurélie Julia, Frédéric Lachèvre et le renouveau des études dix-septièmistes, Thèse de doctorat en littérature française, Sorbonne, Paris, 7 janvier 2006.
[2] " " , Frédéric Lachèvre, chantre ou pourfendeur du libertinage, Revue des deux mondes, juin 2007.
[3] " " , Un amateur éclairé : Frédéric Lachèvre (1855-1943), La Lettre clandestine : revue d'information sur la littérature clandestine de l'âge classique, nº15, 2007.
[4] La bibliothèque de Frédéric Lachèvre a été dispersée il y a quelques années. Une grande partie a transité par la Librairie Paul Jammes, 3, rue Gozlin, à Paris (voir en particulier leur catalogue n°259).
Société d'Histoire du Vésinet,
2015 - www.histoire-vesinet.org