D'après les recherches de Jean-Claude Clément, Sophie Mano de Noto et Jean-Paul Debeaupuis (SHV)

La mystérieuse Mme Le Breton

    Deuxième partie : « La réalité des faits »

Les recherches sont parties de la seule pièce concrète et supposée authentique dont nous disposions, l'acte de décès enregistré à l'Etat civil du Vésinet le 9 janvier 1911 (acte N°7) dont le texte est le suivant:

    L'an mil neuf cent onze, le lundi neuf janvier à neuf heures du matin, par devant nous Gaston Simon Jean Marie Rouvier, Chevalier de la Légion d'Honneur, maire et officier d'Etat-civil de la Ville du Vésinet, arrondissement de Versailles, département de Seine-et-Oise, ont comparu en la Mairie, Messieurs Paul Grémion âgé de cinquante trois ans et Victor Blanchet, âgé de cinquante neuf ans, employés et tous deux domiciliés à l'Asile National du Vésinet et non parents de la défunte ci-après nommée, lesquels nous ont déclaré que Madame Léontine Bernadotte, âgée de quatre-vingts ans, rentière domiciliée à Paris, Passage Saint Ange, douze, née le vingt-neuf mars mil huit cent trente à Mers-El-Kébir, département d'Oran (Algérie) fille des défunts Hubert Bernadotte et Rosalie Peyrot et veuve de Henri Lebreton, est décédée hier, à une heure du soir, au dit Asile National. Et après nous être assuré du décès conformément à la loi, nous avons dressé le présent acte que les déclarants ont signé avec nous après lecture faite.

Nous avons aussi retenu comme points de départ de nos recherches les éléments fournis par la presse dont la source initiale est le discours du directeur de l'Asile dont nous savons qu'il fut à l'origine de la publicité donnée à ce décès. [1]

    ... Les uns et les autres nous ne savions d'elle que ce que nous enseignait le petit ruban qu'elle portait sur la poitrine. Ce ruban signifiait que Mme Le Breton, qui était cantinière depuis 1845, avait pris part aux campagnes de Crimée, d'Italie, du Mexique et, plus près de nous, à la campagne franco-allemande.
    Partout, elle fit pleinement son devoir. Titulaire de la médaille militaire pour sa belle conduite à la bataille de Solférino, elle avait en outre deux médailles de sauvetage. Certes, il n'apparaît pas qu'elle ait été récompensée selon son mérite. Aussi, ai-je l'impression d'interrompre une longue suite d'ingratitudes, une persévérante injustice, en répétant tous les titres qu'avait Mme Le Breton à l'estime de la société. Elle meurt pauvre et délaissée, puisque nous, qui ne la connaissions pas il y a un mois, sommes seuls autour de sa tombe ouverte. Encore, puis-je dire qu'elle aura trouvé ici sa dernière satisfaction. « Je ne souhaite rien d'autre, m'assurait-elle, il y a quelque temps, que de mourir à l'Asile. » Son vœu s'est trop tôt exaucé... Elle reposera donc dans notre cher et paisible cimetière, toute proche de la tombe où sont inhumés les soldats, ses compagnons qui, en 1870-1871, moururent en combattant.

    Pour elle, c'est fini...

Autant le dire d'amblée, ces textes, tant l'acte de décès établi au Vésinet en 1911 que les articles de presse publiés ensuite, sont truffés d'erreurs. Il ne fut pas aisé de retrouver et confronter tous les actes originaux et « authentiques » permettant de retracer le parcours de Madame Le Breton. Ci-dessous figurent les résultats de ces recherches. Tous les événements cités (naissances, mariages, décès) sont établis à partir des actes d'état-civil originaux retrouvés dans les archives départementales ou nationales grâce aux bases de données composées par des généalogistes.
Nous avons noté, sans y prêter trop d'importance, les variations dans l'orthographe des noms propres : Perrault et ses variantes erronées (Peyrot, Perrot, Pérot) Bernardot (Bernadot, Bernadet, Bernadotte) en veillant à nous assurer de la continuité du parcours de chaque personnage et de ses relations avec sa parentèle. [2]

Le Fort de Mers-el-Kébir (Province d'Oran)

Là où tout a commencé...

La justification de cette recherche fut l'hypothétique lien de parenté avec la famille régnante de Suède. Le fait qu'il ait été impossible de situer ce commandant Bernadotte, officier de la Légion d'Honneur fut un premier motif de suspicion. La découverte du couple Hubert Bernardot / Rosalie Perrault dans les registres d'Etat civil de Mers-el-Kébir permit de démêler le fil de l'histoire et d'établir, sans doute possible, l'identité et les relations des personnages énumérés ci-dessous :

1) Le père : un Bernadotte, cousin du roi de Suède ? Pas du tout !
Hubert Bernardot est né à Pontailler-sur-Saône (Côte d'Or) le 6 avril 1801. Fils de boulanger, engagé dans l'armée durant la conquête de l'Algérie, il servait comme maréchal des logis au 5e Régiment d'Artillerie lorsqu'il reçut, en 1835, la croix de la Légion d'Honneur [3]. En 1843, il est gardien de Batterie au Fort de Mers-el-Kébir lorsqu'il épouse, le 17 janvier, Rosalie Jeanne Marie Perrault, fille de cantinière.

2) La mère : Rosalie Jeanne Marie Perrault
Elle est bretonne, née le 24 juillet 1815 à Saint-Malo. Elle se destine au métier de cantinière comme sa mère, Mathurine Fourchon femme Perrault. Dans l'acte de mariage entre Hubert Bernardot et Rosalie Perrault, en 1843, la mère (qui est présente) et la fille affirment sous serment qu'elles sont « depuis 20 ans » sans nouvelle de Geffroy Perrault, leur époux et père « dont elles ignorent le sort ». En 1838, tandis que Mathurine servait comme cantinière, sa fille Rosalie se trouvait encore à Toulouse, employée dans une quincaillerie, quand elle mit au monde une fille dont l'existence sera mentionnée lors du second mariage de Rosalie (voir plus loin).

3) La grand-mère : Mathurine Françoise (dite Marie) Fourchon épouse Perrault
C'est un personnage controversé. Originaire de Gausson, dans les Côtes du Nord, où elle est née en 1786, elle a épousé en 1814 un ancien officier d'artillerie de la Grande Armée, né en 1782, veuf, devenu boulanger : Geffroy Perrault. Ensemble, ils ont eu trois enfants.
Geffroy Perrault (Perrot ou Peyrot selon les actes) est mort en 1836 à l'Hôpital de Caen. Sa fille aînée (Rosalie), employée dans une quincaillerie à Toulouse, s'y retrouva enceinte en 1838. En 1843, La veuve Perrot était à Mers-el-Kébir, au mariage de Rosalie qui épousait un militaire, préalable nécessaire à entreprendre une carrière de cantinière ...
En 1851, Mathurine Fourchon, veuve Perrot, était de retour en métropole, à Nantes où elle tenait un bureau de tabac. A sa mort, en 1863, elle fut traitée en héroïne : Elle eut les honneurs de la presse qui rappela que « Marie Fourchon, veuve Perrot, ancienne cantinière de l'armée d'Afrique, décorée de la Légion d'honneur au siège de Constantine (1837), avait été frappée de quatre balles dans différentes rencontres au cours de son épopée. Elle avait soixante-quatorze ans.» [4] On verra plus bas que sa décoration suscita des contestations.

4) La famille Bernardot
Le couple Hubert Bernardot et Rosalie Perrault, marié le 17 janvier 1843, aura trois enfants, tous nés à Mers-el-Kébir.

    • Hubert Victor Jean Marie né le 13 mars 1844 et mort le 15 juillet 1845, quelques jours après la naissance de sa petite sœur ...

    • Ernestine Elizabeth née le 3 juillet 1845. Elle épousera en 1870, à Nantes un commerçant, Toussaint Rousselet, dont elle aura deux enfants. Veuve en 1886, elle mourra à Nantes, en 1897, à 54 ans.

    • Victorine Emilie Joséphine née le 19 mars 1847. C'est elle qui, semble-t-il, épousera un dénommé Henry Le Breton.

Un numéro du Bulletin des Lois de 1850 [5] nous apprend que Hubert Bernardot est mort à Oran le 13 décembre 1848 « des suites d'une maladie endémique contractée en Afrique. » C'est sa veuve, Rosalie Jeanne Marie Perot (Perrault) qui est déclarée bénéficiaire de sa pension.
Elle se remarie à Mers-el-Kébir en 1851, peu après la naissance d'un petit Victor qui sera reconnu lors du mariage par le marié, Nicolas Adolphe Lachambre, alors sergent-major. Dans l'acte, il est fait alors mention de l'autre fille, Marie Honorine Perot, née à Toulouse en 1838, qui sera également reconnue.
Rosalie Perrault meurt à Oran le 19 octobre 1855. Nicolas Lachambre se remarie en 1863 avec une Oranaise d'origine espagnole, Clara Martinez. A sa mort, à Oran en 1878, il sera relieur. Son fils Victor, lui aussi relieur de son état (marié en 1875 à Oran) mourra à son tour à Oran en 1904.

On ne sait rien encore du sort des enfants Bernardot : Ernestine (10 ans) et Victorine (8 ans). Un séjour possible des deux orphelines dans une Maison de la Légion d'Honneur, à Ecouen, a été avancé mais pas confirmé. Ni l'une ni l'autre ne figurent dans les archives de l'Association Amicale des Anciennes Élèves de La Légion d’Honneur (AAELH) pourtant très riches. Les archives de la grande chancellerie n'en ont aucune trace. [6]
On retrouvera la trace d'Ernestine en 1870 pour son mariage. Celle de Victorine est plus incertaine.

4) Celle que nous avons prénommée (à tort) Léontine
A la mort de sa mère, en 1855, Victorine Emilie Joséphine Bernardot était âgée de 8 ans.
Un laps de temps d'une vingtaine d'années reste compatible avec une carrière de cantinière, entre 1865 et 1890 mais il n'en demeure aucune trace et les évocations qu'on en a fait sont sujettes à caution.
Si l'on se fonde sur les récits parus lors de ses obsèques au Vésinet, dans les divers articles de presse plus ou moins identiques, il y est dit :

    Toute jeune cantinière au 1er zouaves, elle fit avec ce régiment, les campagnes de Crimée, d'Italie et du Mexique, l'Alma, Sébastopol, Palestro, Magenta, Puebla...[7]

Mais la fille de Hubert et Rosalie Bernardot est née en 1847, pas en 1830 !
Ses liens avec le 1er Zouaves resteront hypothétiques car les cantiniers et cantinières, pas considérés comme militaires, ne figuraient pas sur les rôles des unités.
Au moment des campagnes de Crimée et d'Italie, elle n'avait pas 10 ans ! L'Alma, Sebastopol (où elle aurait été décorée), Palestro, Magenta. Tout cela n'est pas possible. Impossible aussi, la validité des médailles que l'on distingue sur la fameuse photo devenue carte postale. Doit-on y voir « une poitrine couverte de décorations qu'elle n'avait eu que la peine d'acheter à son choix chez le brocanteur » selon la formule de Léonce Grasilier (1850-1931) prêtre et historien, vieil érudit pour qui les Archives nationales n'avaient pas de secrets. Il publia en 1917, dans la Nouvelle Revue
un long article intitulé Les femmes et la Légion d'Honneur. Il y dénonçait l'usage abusif des décorations, en particulier chez les cantinières, notant « le singulier mélange de croix et médailles qui juraient entre elles, par exemple la médaille de Crimée à côté de celle du Tonkin. »[8]
Grasilier s'en prenait nommément, dans son article, à la grand-mère Mathurine. A propos de « Mme Perrot, née Françoise-Mathurine Fourchon [il écrit] : Elle aurait reçu sur sa tombe les honneurs militaires et mention de sa prétendue décoration aurait été faite dans son acte de décès à l'état civil de la mairie de Nantes, le 6 avril 1863 ... Bref, aucune de ces femmes ne fut faite chevalier de la Légion d'Honneur, aucune ne fut même décorée. »

    En 1870, elle se trouva aux batailles de Frœschwiller et de Sedan, où son régiment fut décimé et où, elle-même, en soignant les blessés sur le terrain, fut atteinte d’une balle. La médaille militaire, cette suprême récompense des soldats, lui fut décernée au lendemain de la guerre. Nulle ne l'avait plus dignement gagnée. [9]

Cet épisode est compatible avec les données de l'Etat-civil mais pourquoi lui accorder plus de crédit qu'au reste ? On n'en a, pour l'heure, retrouvé nulle trace.

On disait la pensionnaire de l'Asile du Vésinet née en 1830 et mariée en 1845 à un militaire. Un tel mariage était la condition préalable à l'obtention une license de cantinière. Or, pour l'Etat-civil, notre demoiselle Bernardot ne réapparaît qu'en 1890, à l'occasion de la publication de bans pour un projet de mariage (8 juin) aux noms de Emilie Joséphine Bernardot et Henry Charles Le Breton.

5) Le mari : Henry Charles Le Breton.
Né à Caen le 12 août 1845, fils de boulanger, il exerce la profession d'imprimeur-lithographe et habite au 12 rue de la Charbonnière à Paris (18e) lorsqu'il épouse, le 10 mars 1892, Victorine Emilie Joséphine Bernardot, née 19 mars 1847 à Mers-el-Kébir fille de Hubert Bernardot et Rosalie Jeanne Perrault. Aucun doute possible, semble-t-il, sur la personne !
Ce mariage a fait l'objet de deux publications de bans : une première fois en juin 1890, non suivie d'effet puis en février 1892. L'acte précise à propos des parents de la mariée «... époux décédés. La future dont les témoins attestent l'identité, petite fille d'aïeuls paternels et maternels aussi décédés dont elle déclare avec serment ignorer le lieu du dernier domicile et du décès ». Les témoins en question sont des voisins, tous domiciliés dans la rue de la Charbonnière où les nouveaux époux sont domiciliés ensemble depuis au moins deux ans. Ce qui pourrait s'expliquer par le fait que la mariée n'a pas été élevée dans un entourage qui a entretenu le souvenir de ses parents. Ou qu'elle ne sait pas grand'chose de l'histoire de sa famille ...
Au moment de son mariage, la nouvelle Mme Le Breton est couturière. Au cours des presque 20 années suivantes, le couple ne s'éloignera pas de ce quartier aux confins du 17e et du 18e arrondissement. Henry Charles Le Breton meurt le 22 avril 1908 au domicile conjugal, au 25 de l'avenue de St-Ouen, dans le 17e arrondissement. Il sera inhumé le 24 dans le cimetière parisien de Saint-Ouen (93).
Curieusement, sur l'acte de décès de son mari, dressé à la mairie du 17e, le 23 avril, son patronyme à elle est écrit (par erreur) Bernadotte ! Pourtant, l'acte précise qu'il a été établi « sur les déclarations de la veuve Le Breton ».

Mme veuve Le Breton, se rêvait-elle cousine du roi de Suède  ? Ou cherchait-elle à brouiller quelque piste ?

Alors que toutes les pièces du puzzle semblaient s'emboiter tant bien que mal, donnant une image certes un peu différente de celle attendue mais parfaitement cohérente, un nouvel acte de décès nous parvint, comme dans les romans populaires du début du XXe siècle ou des séries télé à bon marché d'aujourd'hui.
Aussi original et authentique que tous les autres, l'acte de décès enregistré à la Mairie du 15e arrondissement de Paris, le 4 juillet 1906 concernait « Emilie Victorine Joséphine Bernardot, âgée de 60 ans, sans profession, née à Mers-el-Kébir, province d'Oran et domiciliée à Issy (Seine), célibataire, fille de Hubert Bernardot et Rosalie Jeanne Marie Perrot, époux décédés ». Le décès était survenu au 62 rue de la Convention, c'est à dire à l'Hôpital Boucicaut, et déclaré par les employés de l'hôpital. Ni les employés de l'Etat-civil, ni les employés de l'Hôpital n'y ont vu à redire. Une « vieille fille » de soixante ans, munie de ses papiers d'identité, célibataire, sans famille, sans histoire, est morte dans l'anonymat. Elle avait, de surcroit, exercé le métier d'institutrice durant de nombreuses années à Issy. Avec elle s'éteint la lignée de Hubert Bernardot et Rosalie Perrault. Mais cette demoiselle Bernardot n'était peut-être pas si isolée puisque le lendemain de son décès, sa dépouille mortelle fut transportée à St-Germain-en-Laye. [10]

Acte de décès, le 23 avril 1908 à Paris 17e, de Henri Le Breton

époux de Joséphine Victorine Emélie Bernadotte !

Reste Mme Lebreton. La plus que jamais mystérieuse veuve Le Breton. Ce statut de veuve de Henry Le Breton, c'est en définitive la seule chose dont on soit sûr. Elle a vécu 15 ans civilement sinon bourgeoisement avec lui aux confins du 17e et du 18e arrondissements de Paris avant d'aller finir ses jours à l'Asile du Vésinet. Pour le reste, rien ne résiste vraiment à la réalité des faits.

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    Notes et sources :

    [1] Bulletin de l'Association des dames françaises (Paris) février 1911.

    [2] D'après les recherches de Jean-Claude Clément, Sophie Mano de Noto et Jean-Paul Debeaupuis pour la SHV.

    [3] Annuaire de l'ordre impérial de la légion d'honneur publié par les soins et sous la direction de la grande Chancellerie. Année 1852 (Paris) 1853.

    [4] La Presse, 15 avril 1863.

    [5] Bulletin des lois de la République française, Paris, janvier 1850. Sur le tableau des pensions, le patronyme du militaire décédé est orthographié (par erreur) " Bernadot" .

    [6] Recherches de M.-F. Durieux (AAELH) et C. Liskenne (archives de la Grande Chancellerie) pour la SHV. 2022.

    [7] L'Univers, 16 janvier 1911.

    [8] Grasilier, Léonce. - Les femmes et la Légion d'Honneur. in La Nouvelle revue (Paris) septembre 1917.

    [9] La Dépèche du Berry, 17 janvier 1911.

    [10] Le 5 juillet 1906, la dépouille de Mlle Bernardot fit l'objet d'un convoi (valeur: 189 frs) de l'hôpital Boucicaut, où elle est décédée, à St-Germain-en-Laye où ses obsèques furent célébrées. Mais le nom de Bernardot ne figure pas dans les archives des cimetières locaux.


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