D'après Roland-Manuel, Le Ménestrel, février 1927 - La Semaine musicale, Théâtre de l'Opéra-Comique.
Le Poirier de Misère Légende musicale en trois actes de MM. Jean LIMOZIN [1], et André de LA TOURRASSE [2] ;
Musique de M. Marcel DELANNOY.
Merveilleuse, "mais authentique", comme parle la Bibliothèque rose, l'aventure du Poirier de Misère défraie depuis quelques jours la chronique musicale. Elle en vaut la peine. Elle a la fraîcheur d'un conte de fées. Elle en a l'invraisemblance aussi, puisque la vaillance, la jeunesse et, pour tout dire, la beauté, y trouvent à la fin leur triomphe et leur récompense.
Un jeune homme de vingt-cinq ans, autant dire un gamin, qui trouve en soi l'étoffe et les ressources d'un compositeur dramatique, qui reçoit de deux camarades encore moins âgés que lui un livret qui s'accorde aussi bien à ses dons personnels qu'aux nécessités du théâtre en musique ; deux directeurs de théâtre — et de théâtre subventionné — qui acceptent une œuvre que ses seuls mérites leur recommandent et la mettent à l'étude aussitôt après son achèvement ; un éditeur qui la grave ; un chef d'orchestre qui la conduit par cœur, au sens du terme le plus étendu ; des interprètes du premier rang qui la servent en perfection ; un public, enfin, qui l'acclame, rien ne manque à l'agrément de ce conte, pas même, s'il faut en croire la chronique, les maléfices de la fée Carabosse...
MM. Jean Limozin et André de la Tourrasse ont tiré le livret du Poirier de Misère d'une ancienne légende, vraisemblablement flamande, recueillie en particulier parmi les Contes du buveur de bière.
La scène est quelque part, aux champs, du temps que Berthe filait. La vieille Misère ne possède au monde, outre sa pauvre chaumière, qu'un lopin de terre dont un poirier gigantesque est l'ornement et la fierté. Un vagabond pourchassé par les gens du village vient demander asile à la vieille, qui le cache et le réconforte.
Le vagabond se fait alors connaître pour Saint Denys et promet à Misère d'exaucer le vœu qu'elle formera. Misère ne redoute rien tant que les maraudeurs.
Le poirier gardera donc prisonnier dans ses branches quiconque y montera désormais. Vient la Mort, visiteuse toujours inattendue. Invitée par Misère à se rafraîchir un instant auprès de l'arbre enchanté, la funèbre voyageuse s'y empêtre. Tant que Misère n'aura pas rompu le charme, les hommes ne connaîtront plus la mort, sinon la douleur et la décrépitude. Une joie frénétique les anime, pour combien d'heures ? Et les années passent, si désolées, que chacun: bouffon, chantre, monarque, vient supplier Misère de le délivrer du fardeau des jours. La vieille accepte, sous la condition qu'elle-même restera vivante jusqu'au Jugement. C'est alors la danse macabre. La mort emmène tout son monde.
On est au printemps. Les amoureux se fleurissent aux branches et s'étreignent dans l'aube naissante.
Cette allégorie, que les librettistes ont traité avec une simplicité sans littérature et un sens dramatique surprenant, a dicté à M. Marcel Delannoy une partition dont j'aurai tout à l'heure la cruauté de marquer les défauts, mais qui place d'emblée son compositeur au premier rang de la jeune école française.
A une époque où, selon la forte parole de M. Maritain : le problème est posé d'une manière insensée entre la sénilité des règles académiques et la "primitivité" du don naturel, voici paraître un musicien qui unit aux dons les plus précieux et les plus rares une connaissance du métier encore imparfaite sans doute, fort remarquable pourtant, et qui pourrait donner de l'envie à plusieurs aînés de M. Delannoy qui font figure d'hommes en place.
On aime, chez ce débutant, une spontanéité qui trouve sans peine son chemin, sans jamais emprunter le chemin d'autrui. Elle est franche. On ne la voit point entravée par les règles, ni davantage égarée par l'inexpérience. Elle est libre, enfin. Son auteur n'éprouve pas ce besoin d'être soi-même qu'on découvre à l'origine de toutes les hérésies. Car c'est en ne se cherchant point que M. Delannoy se trouve. Sa musique n'est donc pas originale : elle est personnelle. Tant et si bien que je vois les critiques les plus mal intentionnés à l'égard du Poirier de Misère passer outre à l'épluchage des influences qu'y subit son auteur.
C'est que l'influence est ici toute spirituelle. Elle n'émane pas d'un homme ni d'une formule. Si M. Delannoy a de la sympathie pour Ravel et pour Stravinsky, il ne les imite guère, et si quelques saccades d'accords de neuvième de seconde le rapprochent un moment de son maître Honegger, la rencontre est très brève.
Au vrai, une double influence domine tout l'ouvrage et le vivifie : celle de la musique populaire et de l'ancien opéra-comique français. Sa mélancolie, sa turbulence et sa verdeur ne rejoignent pas la poésie médiévale par un autre chemin. En un mot, le Poirier de Misère est plus proche par l'esprit du Jeu de Robin et de Marion - que M. Delannoy n'a peut-être jamais entendu — que de Pétrouchka et de l'Heure espagnole. Sa mélodie s'abreuve sans cesse aux sources populaires, plus curieuse d'en goûter la fraîcheur et d'en rendre l'esprit que d'imposer le caveçon de la grande variation aux refrains ingénus qu'elle aime, qu'elle épouse et qu'elle féconde généreusement.
Car cette musique tire sa saveur et son caractère de tous les éléments qui la composent. Une saine nature de musicien y éclate à chaque mesure, qui s'accorde avec un bonheur extraordinaire aux situations tour à tour bouffonnes, funèbres et tendres qu'elle a pour mission d'illustrer. A cet égard, le final du premier acte, où les chœurs sont si simplement émouvants, le début du second acte et le troisième acte tout entier, que domine la danse macabre, page maîtresse de l'œuvre, font honneur à leur musicien, comme à la jeune école musicale française tout entière.
Je sais bien que la verve du débutant l'entraîne (particulièrement au second acte) à quelque intempérance dans la polyphonie vocale et instrumentale. Les contours s'y brouillent un peu et la ligne s'y perd d'autant plus que l'instrumentation de M. Delannoy, souvent hardie et parfois téméraire, n'est pas toujours très justement équilibrée. C'est ici le point faible de sa technique, et l'on constate plus de raffinement dans sa partition de piano que de netteté dans sa partition d'orchestre. Défaut bien compréhensible si l'on songe que l'auteur écrivit ici ses premières pages d'orchestre sans aucune expérience préliminaire.
Mais la musique emporte tout. Elle est audacieuse, généreuse, lyrique sans emphase, voluptueuse avec tendresse. Elle a ces belles couleurs juvéniles, ce tonde fraîcheur enfin et cette naïveté délicieuse que nul n'imite et que rien ne remplace.
La représentation du Poirier de Misère fait le plus grand honneur à MM. Masson et Ricou ainsi qu'à leurs collaborateurs. On ne saurait assez remercier M.Albert Wolff des soins chaleureux, affectueux aussi, qu'il sut apporter à la mise au point de cet ouvrage où les difficultés musicales ne le cèdent pas aux difficultés scéniques. Les chanteurs et les chœurs (qui font parfois figure de personnage principal) l'ont très cordialement et très intelligemment secondé.
Mlle Alice Raveau incarne Misère avec une vive intelligence scénique et musicale, nous montrant ce qu'une émission sans défaut peut ajouter à une articulation parfaite. Son personnage en connaît un relief incomparable, Mlle Gauley est un délicieux Innocent; Mlle Estève a composé avec adresse et discrétion l'impressionnante silhouette de la Mort; M. Génin un Saint qui fait entendre une voix de Paradis. Mlle Ertaud n'a qu'un bout de rôle qui ne met pas suffisamment en valeur son ravissant soprano. Les autres personnages sont généralement bien tenus. La mise en scène de M. Dubois est très habilement mouvementée. Le décor de M. Mouveau, qui est heureux et simple, souffre un peu de l'éclat parfois intempestif des costumes.
Telle est cette œuvre, qui trouvera plus de défenseurs dans le public musicien que dans la presse. Il faut qu'il en soit ainsi. Dès qu'Apollon accorde sa lyre, Midas reprend le sceptre de la critique. Nous aurons la chance de ne pas imiter le barbier...
Le Poirier de Misère, qui comporte trois actes, a été composé par M. Marcel Delannoy, né en 1898 à La Ferté-Alais. Ce jeune homme fit d'abord des études générales très poussées, fut admissible à l'École des Beaux-Arts pour l'architecture, mais en témoignant toujours d'un goût très vif pour la musique qu'il travaillait parallèlement. La guerre vint tout interrompre ; mais, dès sa libération, il se remit avec ardeur à son art préféré, sous la direction de Jean Gallon pour l'harmonie, d'André Gédalge pour le contrepoint et la fugue, et ensuite, d'Arthur Honegger qui, après Gédalge, contribua à lui donner le goût du contrepoint et lui révéla la conscience de ce qu'il était susceptible de faire. Il reçut enfin de son ami Roland-Manuel de précieux conseils concernant l'instrumentation.
M. Marcel Delannoy était encore tout à fait ignoré, et n'avait composé que Quatre Mouvements pour piano et Trois Historiettes pour chant, lorsque les nouveaux directeurs de l'Opéra-Comique, au moment de leur nomination, s'intéressèrent au Poirier de Misère, qu'il n'avait pas encore achevé et qu'il écrivait en collaboration avec deux auteurs encore plus jeunes que lui et dépourvus, comme lui, de toute notoriété. C'est, croyons-nous, un fait sans précédent qu'un compositeur de cet âge, sans aucune consécration au point de vue de l'enseignement musical officiel et ayant pour librettistes deux très jeunes gens au moins aussi ignorés que lui-même voie s'ouvrir les portes d'une grande scène lyrique nationale. La chose mérite attention et témoigne de l'intérêt certainement très vif que l'œuvre suscita chez les directeurs.
L'idée qui domine le sujet du Poirier de Misère est répandue un peu dans toutes les littératures ; c'est celle que M. Maurice Magre a mise en œuvre dans la Mort enchaînée et que MM. de Flers et de Croisset ont récemment reprise, sous une forme moderne, dans le Docteur Miracle: elle se résume en la prolongation supposée indéfinie de la vie humaine, sur laquelle la Mort cesse d'avoir prise, et une exposition fantaisiste des conséquences qui en résulteraient: heureuses d'abord, mais si malheureuses ensuite que l'humanité demanderait avec instance que la Mort fut admise de nouveau à accomplir son œuvre nécessaire. Cette idée hante les légendes et les contes populaires de divers pays, notamment des Flandres ; elle se combine, dans le Poirier de Misère, avec celle de la Danse macabre d'Holbein, dans laquelle on voit passer devant la Mort des personnages de toutes conditions.
Cette conception générale, qui émane de M. Delannoy lui-même, a été mise en œuvre avec beaucoup d'ingéniosité par les librettistes, qui l'ont située dans une ambiance moyenâgeuse très fantaisiste et ont traité les deux premiers actes avec une grande légèreté, dans le style de l'opéra-bouffe ; le troisième, qui aboutit à la danse macabre, comporte un caractère plus grave. Les deux auteurs en question sont MM. Jean Limozin et André de la Tourasse, tous deux sensiblement plus jeunes que M. Delannoy (M. de la Tourrasse vient à peine d'être libéré de son service militaire, et ces heureux jeunes gens comptent à peine soixante-quinze ans à eux trois).
M. Marcel Delannoy, que nous interrogeons sur ses tendances musicales, se refuse à formuler aucune théorie : il nous dit qu'il se borne à rechercher l'ambiance, effort qu'il lui semble impossible de définir avec des mots. Le caractère spécial de sa partition est que. s'inspirant de certains illustres exemples, dont celui de Moussorgsky dans Boris Godounow, il a choisi comme personnage essentiel le peuple, c'est-à-dire le chœur. Seul, peut-être, un aussi jeune auteur pouvait avoir aujourd'hui la pensée, périlleuse au point de vue de la diffusion de son œuvre, d'écrire une partition dans laquelle les ensembles vocaux représentent l'élément essentiel. Les personnages n'ont pas de valeur individuelle et psychologique ; ils sont traités simplement à la manière des images d'Épinal. Le plus important d'entre eux est, bien entendu, Misère, que Mme Alice Raveau interprétera d'une manière magistrale. Comme titulaires des autres rôles, dont M. Delannoy se trouve particulièrement satisfaits, citons : Mmes Lucienne Estève, dans le rôle de la Mort, Marie-Thérèse Gauley, dans celui de l'Innocent; MM. André Allard, Azéma, Tubiana, Génin, Niel, Mathyl, Mesmaecker, Gilles, Payen, Jysor et Mlle Ertaud.
C'est M. Albert Wolff qui, avec son autorité et sa sûreté habituelles, conduira l'orchestre. La mise en scène a été réglée avec beaucoup de soin par M. Gabriel Dubois; les études de chant ont été conduites par M. Cloez ; celles des chœurs, très importants comme nous l'avons dit, par MM. Edouard Frigara et Picheran. L'Opéra-Comique, qui s'est attaché, comme toujours, à donner à la présentation de l'ouvrage un cachet très artistique, a conçu le décor en camaïeu, sans couleur, dans le ton d'une estampe flamande allant du blanc au noir, en passant par le brun et la sépia.
Les costumes ont été dessinés, comme de coutume, par M. Multzer et exécutés par Mme Solatgès et M. Mathieu.
L'ouvrage comporte une partie chorégraphique, qui a été réglée par Mme Louise Virard. Il ne s'agit pas en réalité de danses, mais de mimes évoquant les amants qui traversent le deuxième acte et qu'on retrouve au troisième.
Ce second texte est paru dans le même journal, dans une autre rubrique.
Les mélomanes des environs avaient eu la primeur du Poirier de Misère, joué à St Germain-en-Laye quelques jours avant sa première à l'Opéra-Comique, évènement salué avec le chauvinisme qui convient par les chroniqueurs locaux. "Cette œuvre musicale qui s'annonce comme un des gros succès de la saison 1927, est Saint-Germinoise par son auteur et par l'un de ses librettistes. [3] Les Saint-Germanois ont applaudi à la Société des Concerts Classiques quelques morceaux de M. Marcel Delannoy.
MM, Louis Masse et Georges Ricou, en ouvrant la scène de l'Opéra-Comique à l'œuvre de ce St-Germanois, inconnu non seulement de la grande foule, mais aussi du public musical, font preuve d'un éclectisme qui les honore. Le livret est signé de MM. Jean Limozin et André de La Tournasse.
Les répétitions de l'œuvre ont été accueillies avec enthousiasme. Devant un public difficile, hostile par principe aux formules nouvelles, souvent confiné dans ces questions d'Ecoles de Musique, dont M. Delannoy n'a jamais franchi le seuil, on pouvait craindre non seulement une réserve marquée, mais une tendance hostile. La musique de M. Delannoy, a vaincu toutes les résistances. Lundi prochain, ce sera le succès qui ne ravira pas seulement les auteurs et leurs familles, mais tout Saint-Germain qui se fera un devoir d'aller à la Salle Favart." [4]
____Notes SHV___
[1] Jean Limozin a trouvé la mort dans le nauffrage de son cotre le Pacha, au large de Belle-Ile-en-Mer, le 24 juillet 1936 avec sa femme Alice, artiste lyrique, sœur de Marcel Delannoy et leur fils Bernard, âgé de dix ans. La famille Limozin habitait le Vésinet, depuis 1874.
[2] Marie Joseph-Godemar-André de Sorbier de La Tourrasse, est né le 10 février 1904 au Vésinet. Entre 1919 et 1922, son père, Joseph de Sorbiers de la Tourrasse, fit publier dans l'Echo paroissial de Sainte-Marguerite du Vésinet une série d'articles sous le titre: Les origines du Vésinet. La littérature ne nourissant pas son homme, il fonda en 1930 une agence immobilière qui porta son nom avant de devenir l'Agence de la Terrasse.
[3] Marcel Delannoy habitait alors St Germain en Laye, comme André de la Tourrasse.
[4] Le Cri des cantons de Saint-Germain-en-Laye, Maisons-Laffitte, Marly-le-Roi, 19 février 1927.
Société d'Histoire du Vésinet,
2010- www.histoire-vesinet.org