Histoire > De la Création du Parc à la Commune > MM. Pallu & Cie > La métamorphose de la Forêt du Vésinet (1858-1861)

Le « Pionnier Universel » de M. Charles de Waët

    Vous allez voir, Messieurs, d'ici à peu de temps quelquechose de bien surprenant en fait d'inventions mécaniques. C'est une machine dont je ne sais pas bien le nom, dont je ne connais pas à fond l'usage qu'on veut en faire mais, — et alors ajoutant la pantomime à la parole, allongeant le bras horizontalement et lui imprimant à peu près le mouvement de rotation d'une machine à hélice, d'un long vilebrequin ou de la vis d'Archimède — je me suis laissé dire que c'était une machine à vapeur de la plus grande force, avec laquelle on va creuser toute la côte du Pecq et que c'est celle-là même dont on s'est servi pour percer l'Isthme de Suez.

A partir de ce récit entendu dans le train de Paris à St Germain tandis que s'opérait, à la station du Vésinet, le changement de mode de traction, le chroniqueur de l'Industriel de Saint-Germain, Léon de Villette, entamait l'annonce de travaux d'importance dans le chantier du Vésinet, ouvert depuis quelques mois. La machine en question ne faisait pas comme il l'avait cru d'abord, allusion aux puissantes pompes à vapeur destinées par la compagnie Pallu à amener dans le parc les eaux de la Seine mais bien à une machine multi-usages inventée par un certain Charles de Waët, collaborateur du journal La Presse, récemment soumise pour homologation aux comités des grands travaux des Chemins de fer, canaux et routes.
« Elle sera, nous dit-on, d'abord tout prochainement appliquée au creusement du Grand Lac qui doit occuper l'emplacement de l'ancien champ de manœuvres, au milieu duquel se trouvera une île où seront construits des bâtiments destinés à l'agrément des habitants de la colonie, tels que casino, cabinet de lecture, salon de conversation, etc., etc.» précise l'article de L'Industriel.[1] Un an plus tôt, une description de cette machine et de ses différentes applications était parue dans La Presse :

    Un de nos collaborateurs, M. Charles de Waët, constructeur-mécanicien, vient de soumettre à l'appréciation des comités des travaux des grandes entreprises de chemins de fer et de canaux une nouvelle machine qu'il a nommée Le Pionnier Universel [2] et qui semblerait, suivant les espérances de l'inventeur, réunir tous les éléments d'un grand succès. Il paraît, en effet, que cette machine exécute les travaux d'ouverture de tranchée et de déblayage avec une rapidité étonnante. D'après les calculs de l'auteur, elle trancherait et enlèverait, à 1,50 m du sol, environ 50 centimètres cubes de matériaux par coup de piston de la machine, qui en donne 40 par minute.

    En effectuant un léger changement, cette même machine serait transformée'en "laboureuse" et dans ce cas, l'inventeur assure qu'elle creuse à 25 cm, retourne, émiette et crible de pierre et de racines 4 hectares 32 centiares par 24 heures. La terre est alors prête à être ensemencée, et rien ne s'oppose à ce qu'un semoir du système de M. de Waët ne soit fixé au système de labour, et n'ensemence dans le même temps.

    La même machine pourrait servir de remorqueur. La largeur de ses roues, sa parfaite adhérence et son équilibre exact permettraient, suivant les calculs de l'auteur, de gravir des rampes de 10%.

    Finalement, la machine de M. de Waët pourrait servir de locomobile, et, comme elle, exécuter tous les travaux de construction, scier le bois, la pierre, le marbre, monter et descendre les matériaux, enfoncer des pilotis, confectionner les bétons et mortier, etc., etc.

    Enfin, M. de Waët affirme que sa machine à vapeur est munie d'un système de condensation d'une extrême puissance, qui permet de réduire la consommation de l'eau à ses dernières limites, tout en réalisant une énorme économie sur le combustible, de manière à pouvoir placer sans encombre, sur la machine même, la consommation en eau et houille nécessaires à 84 heures de travail continu.

    Si cet ingénieux appareil réalise ce qu'il promet, il est appelé a renouveler les conditions d'exécution des grandes lignes ferrées et des grands travaux hydrauliques; canaux, ports, rades, etc., etc., car chaque machme exécuterait en vingt-quatre heures un travail pour l'exécution duquel il faudrait employer plus de deux cents ouvriers, avec une économie de 70% sur le prix des travaux.[3]

Quelques jours avant la parution de l'article de L'Industriel de St-Germain, La Presse avait déjà confirmé l'emploi au Vésinet de cette puissante machine.

    Nous avons annoncé, dans notre numéro du 21 décembre dernier, qu'un de nos collaborateurs, M. Ch. de Waët, constructeur-mécanicien, avait soumis à l'examen des comités des grands travaux des chemins de fer, canaux, routes, etc., une machine nouvelle pour exécuter à la vapeur les grands travaux d'ouverture de tranchées, de labourage, de drainage.

    Nous venons d'apprendre avec plaisir que la société foncière du parc du Vésinet, sous la direction de M. Pallu, vient de traiter avec la compagnie propriétaire du système de M. de Waët pour exécuter les grands travaux de creusement des lacs et des rivières dans cette vaste propriété.

    Cette initiative, due à un adminstrateur aussi éclairé et ami du progrès sera féconde, en bons résultats; cette entreprise placée aux portes de Paris, permettra de tenir une comptabilité facile à contrôler, pour constater les résultats obtenus par la machine à déblayage, comparativement au travail des ouvriers.

    L'application de cette machine aux travaux de chemins et de canalisation, etc., permettra de réaliser de notables économies de temps et d'argent. Elle réduira aussi d'une manière sensible les ravages que les émanations de terres insalubres causent parmi les travailleurs. [4]

Les articles détaillés ci-dessus sont les seuls consacrés à ce puissant engin dont on ne possède pas de représentation. S'il est rapidement évoqué dans des articles de la presse locale, sans grande rigueur si l'on s'en réfère à l'orthographe du nom de l'inventeur (Wit, Wet, Weat) on ignore combien de temps il fonctionna et quelle fut sa véritable utilité. Le nom de Pionnier Universel ne fut jamais une marque commerciale (ce sera le titre d'un journal franco-russe quelques décennies plus tard) et l'entrepreneur Charles de Waët, domicilié rue Lafayette à Paris, fut déclaré en faillite en 1863. [5] Il n'avait plus collaboré au journal La Presse après 1859.

Charles de Waët, ingénieur civil, mécanicien-constructeur, directeur général et gérant de la Compagnie Continentale de Construction, a laissé le souvenir d'un entrepreneur inventif plutôt que brillant homme d'affaire. En 1854-55, il fonde une entreprise de boulangerie industrielle ou « boulangerie mécanique ». Fournissant fours à vapeur, meules et machines (tarare, butterie, pétrisseur) pour produire 1000 kg de pain par jour, il se propose d'approvisionner des distributeurs dans les quartiers et à la périphérie des villes. Centralisant meunerie et boulangerie dans une seule unité de production, il provoque l'hire de la profession boulangère d'autant que pour produire du pain à meilleur marché, il prévoit d'élargir à la fécule de pomme de terre et autres constituants, la fabrication de son « Bon Pain ». Malgré une abondante littérature, l'affaire n'ira pas loin.
En 1859, ayant réussi à placer son Pionnier Universel auprès de la Compagnie Pallu [6], il se lance dans un projet de moteur à explosion : « Une machine garomotrice [sic] au carbure d'hydrogène dans laquelle le gaz est produit et devient alternativement combustible et moteur », projet sur lequel il dit travailler depuis 1847.
En 1863, la Compagnie Continentale de Construction est déclarée en faillite. La même année, de Waët proposera au ministre des finances l'idée de « bornes cadastrales » en acier, gravées de toutes les mentions utiles, à placer aux limites des parcelles pour éviter toutes contestations...
En 1867, Charles de Waët et le Baron de Bossaert, administrateurs de la Compagnie des Omnibus fondent les bases de la future compagnie des tramways bruxellois.

Machine contemporaine du « Pionnier Universel » - Pelle à vapeur.

 

Machine contemporaine du « Pionnier Universel » - Excavateur à vapeur.

Nous n'avons trouvé aucune machine du milieu du XIXe siècle qui réponde à la description qu'en fit le voyageur citée ci-dessus : un mouvement de rotation d'une machine à hélice, dotée d’un long vilebrequin avec un type de vis d'Archimède. [5] La description plus scientifique proposée par La Presse correspond à un engin « locomobile » (machine pouvant être facilement déplacée, voire se mouvant grâce à sa propre énergie produite) capable d'actionner divers accessoires aux usages multiples : terrassement, déblayage, labourage, criblage, tamisage, ensemençage, ...). Lesquels parmi ces usages ont-ils été mis en œuvre au Vésinet ? Que leur doit, au bout du compte, notre paysage ?
Ces machines locomobiles ont trouvé de nombreuses applications dans le monde agricole jusqu'au début du XXe siècle.

Est-il possible que la non-réalisation d'une partie des aménagements prévus dans les plans initiaux (le sixième lac dit de Montesson et les deux kilomètres de petites rivières devant le raccorder au réseau existant) soit imputable à l'incapacité du constructeur à assurer la maintenance de la fameuse machine ? Autant de questions dont les réponses restent à découvrir.

Deux exemples de locomobiles, unités mobiles de production de vapeur, destinées à actionner diverses machines.

Machine de Ruston & Proctor (GB, 1858) à gauche et machine de Calla (F, 1860) à droite.

L. Figuier, Les merveilles de la Science, Paris, 1867.

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    Notes et sources :

    [1] L'Industriel de St-Germain, 19 février 1859.

    [2] Le nom de "Pionnier Universel" ne fut jamais une marque commerciale. Ce sera le titre d'un journal franco-russe quelques décennies plus tard.

    [3] La Presse, 21 décembre 1858.

    [4] La Presse, 1er février 1859.

    [5] Machines, outils et appareils, les plus récents et perfectionnés, dans les différentes branches de l'industrie française et étrangère, Armengaud Ainé, Paris, 1863.

    [6] La Compagnie Continentale de Construction avait ses ateliers au 17, rue de St-Maur-Popincourt, non loin de l'usine des marbres onyx d'Algérie de la Compagnie Pallu.


Société d'Histoire du Vésinet, 2019 • www.histoire-vesinet.org