Feuilleton paru dans Les Soirées littéraires n° 89, 10 juillet 1881

Le Mystère du Vésinet
Imbroglio entre Paris et Londres
[4/6]
par Marie Guerrier de Haupt,
Lauréat de l'Académie française.

 

Chapitre IV.

La fête d'anniversaire. — Un scandale.

Dans l'avenue de la Princesse, presque en face de la petite maison louée par Richard Earley, se trouvait la porte d'un grand jardin, dépendant d'une luxueuse habitation. Cette habitation appartenait à un artiste, que nous désignerons ici sous le nom de M. de Vitry, et qui devait à son talent non seulement la célébrité, mais encore la fortune. M. de Vitry habitait pendant toute l'année le Vésinet, avec sa femme et ses trois enfants, deux fils et une fille. La demeure de Richard lui appartenait, ainsi que plusieurs autres du voisinage, et il n'eût dépendu que de sir Earley de lier plus ample connaissance avec l'artiste et avec sa famille, car M. de Vitry ne manquait jamais d'inviter le jeune homme aux fêtes qu'il donnait.
Or, on donnait souvent des fêtes à la villa de Vitry. Mlle Charlotte aimait la danse avec toute l'ardeur de ses dix-sept ans, et ses frères, Georges et Fernand, âgés, le premier de dix-neuf ans le second de vingt-deux ans, étaient de charmants cavaliers. La fête qui allait avoir lieu pour l'anniversaire de la naissance de Charlotte devait être exceptionnellement brillante, à en juger par l'importance des préparatifs, qui, dès le matin avaient amené à la villa, une véritable armée de tapissiers, jardiniers, décorateurs, artificiers, etc.
Les parents et les serviteurs avaient des visages rayonnants, car la gentille Charlotte savait se faire aimer de tous ceux qui l'entouraient.
M. de Vitry sortit dans le jardin après le déjeuner pour faire admirer à sa femme la disposition de l'illumination à giorno qui devait produire, le soir dans les massifs de verdure, un effet vraiment féerique:
— J'espère, dit-il en se frottant les mains, que notre chère fillette aura une fête digne d'elle! Nous n'aurons, je crois, rien eu encore d'aussi complètement réussi. Ce sera tout bonnement splendide!
— Chut donc! fit Mme de Vitry en riant! Attends au moins les compliments de tes invités.
— Bah! entre nous à quoi bon jouer la modestie? reprit-il gaîment. A propos d'invités, je t'annonce, mon amie, que j'ai lancé une masse de lettres. J'ai invité le ban et l'arrière-ban de nos connaissances, tant au Vésinet qu'à Paris. J'ai invité toute la colonie anglaise, y compris, mon jeune locataire, sir Richard Earley, tu-sais, celui que Charlotte a surnommé, le beau ténébreux... Nous verrons s'il se décidera cette fois à venir!
— As-tu invité la famille Kingston?
— Certes oui! La vieille dame m'a promis de venir avec sa fille, mistress Varing, et une jeune personne charmante, sa protégée, qui est je crois, en même temps sa lectrice.
— Comment? Tu as invité cette... cette... personne, pour l'anniversaire de Charlotte? fit vivement Mme de Vitry. Tu ne sais donc pas qu'elle est gravement compromise, presque perdue de réputation? On ne parle que d'elle au Vésinet; elle se conduit plus que légèrement; sa présence ici produira certainement un effet déplorable sur l'esprit de toutes les mères de famille.
— Il y a sans doute beaucoup d'exagération dans tous ces caquets; répliqua l'artiste, un peu embarrassé. A vrai dire je n'avais mentionné dans ma lettre que lord et lady Kingston avec mistress Varing. Mais j'ai reçu ce matin un mot de lady Kingston, m'annonçant qu'elle compte se rendre à notre invitation ainsi que sa fille, et une amie de sa fille, miss Jeanne Laurent, qu'elle considère comme faisant partie de sa famille —ce sont ses propres expressions— et pour laquelle elle espère de nous un accueil aussi hospitalier que pour elle-même.
— Voilà un étrange aveuglement! remarqua Mme de Vitry. Ou cette vieille dame ignore les bruits qui courent, ou, si elle les connaît, elle les croit dénués de fondement et tient d'autant plus à ce qu'on montre des égards à sa protégée qu'elle la suppose injustement accusée. C'est excessivement désagréable! Je crains que la présence de cette demoiselle ne gâte notre l'été en donnant lieu à quelque scandale.
— Un scandale! Chez moi? Je voudrais bien savoir qui oserait? dit M. de Vitry, devenu sérieux.
— Eh! mon Dieu! Il y a de ces scandales contre lesquels un maître de maison ne peut rien, et auxquels on s'expose en recevant chez soi des femmes d'une réputation équivoque! Suppose, par exemple, que parmi tes nombreux invités il se trouve quelque ancien adorateur de cette demoiselle!
— Eh! c'est une enfant de vingt ans à peine! fit l'artiste avec un peu d'impatience, une pareille supposition est invraisemblable!
— Bon! laissons-la de côté, mais si des parents craignant pour leurs filles un pareil voisinage trouvaient convenable de les emmener?
— Si, si, dit M. de Vitry; à quoi bon nous tourmenter par toutes ces suppositions? Si quelque fâcheux incident se produit nous tâcherons d'y remédier de notre mieux. Quant à prier lady Kingston de ne point amener sa jeune amie, tu comprends bien que c'est impossible. Ce serait insulter gravement, non seulement la jeune fille, mais la famille qui la protège. Ce serait nous brouiller à mort avec toute la colonie Anglaise, et, en un mot, nous jeter dans un danger certain pour en éviter un très problématique. Mme de Vitry, froissée dans son amour maternel par la présence à la fête d'anniversaire de sa fille d'une personne qu'elle considérait comme peu honorable, aurait peut-être encore répliqué si des ouvriers, demandant des ordres à l'artiste pour leurs travaux, n'eussent, fort à propos, interrompu l'entretien des deux époux.

Les explications données par Jeanne à lady Kingston avaient sans doute été trouvées satisfaisantes par la vieille dame car, depuis lors, elle traitait l'orpheline plutôt comme son enfant que comme une étrangère, et mistress Varing, à l'exemple de sa mère, paraissait la considérer non seulement comme une égale mais comme une amie.
Jeanne dut, malgré sa répugnance, céder aux instances des deux dames et consentir à les accompagner au bal de la villa de Vitry. Elle tint cependant à n'y point paraître, comme le voulaient celles-ci, avec une toilette semblable à celle de mistress Varing, mais à porter une simple robe de tulle blanc ornée de bleuets, qui d'ailleurs allait à ravir avec ses beaux cheveux blonds, son teint diaphane et ses yeux bleus.


Le jardin, élairé a giorno, était rempli d'une foule d'invités.
Illustration d'après nature par F. Kauffmann

En arrivant au bal, où déjà de nombreux invités se pressaient dans les vastes salons, encore trop étroits pour la foule qu'ils devaient contenir, l'orpheline, malgré les encouragements de lady Kingston, se sentit le coeur serré par une sorte de terreur sans cause, comme le pressentiment d'un malheur ou d'une souffrance. Le salut glacial par lequel Mme de Vitry l'accueillit augmenta encore le malaise moral auquel elle était en proie, et lady Kingston, frappée, elle aussi, de la réception peu gracieuse faite à sa protégée, la vit devenir toute pâle.
— Je vous remercie; dit la vieille dame, regardant fixement la maîtresse de la maison; de la bienveillance avec laquelle vous recevez ma chère enfant. Je n'attendais pas moins de votre courtoisie et de votre cordiale hospitalité.
Mme de Vitry sentit la leçon et faisant un effort pour dissimuler sa mauvaise humeur, essaya d'adresser une phrase aimable à la jeune fille qu'elle se trouvait ainsi contrainte de recevoir.
— J'ai eu tort de venir; dit tout bas celle-ci à lady Kingston lorsqu'elles furent assises; ma place n'était point ici.
— Et pourquoi donc je vous prie? demanda l'orgueilleuse douairière. Là où je suis et où je vous trouve bien près de moi, qui donc pourrait oser prétendre que vous n'êtes point à votre place?
Jeanne ne répliqua point de crainte d'irriter son amie, mais au fond de l'âme elle appela de tous ses voeux le moment de quitter la fête.
Le coup d'oeil, cependant, suivant l'expression de M. de Vitry, était splendide. Partout le chiffre de l'héroïne de la fête, un G. et un V. se retrouvaient dans les écussons de fleurs et de verdure, dans les guirlandes lumineuses composées avec des verres de couleur, dans les principales pièces du feu d'artifice. Les larges fenêtres des salons toutes grandes ouvertes, laissaient s'envoler au loin les joyeux accords d'un excellent orchestre, et beaucoup de couples dansaient sur la pelouse, aussi bien éclairée que l'intérieur de la villa. Lady Kingston, voyant que toutes ses instances pour décider Jeanne à accepter les invitations à danser qu'on lui adressait étaient inutiles, lui proposa de faire un tour dans le jardin. Au moment où elles allaient sortir du dernier salon elles durent se ranger pour laisser passer un danseur reconduisant une dame après un quadrille. Jeanne, se sentant fixement regardée, leva les yeux et poussa, un cri étouffé en reconnaissant Richard Earley, venu là dans l'espoir de l'y rencontrer, et dans les yeux de qui elle crut voir une expression de reproche, peut-être de mépris.
— Qu'y a-t-il? demanda vivement lady Kingston.
— C'est lui, murmura l'enfant, prête à défaillir.
Sa protectrice, la voyant déjà le point de mire des regards curieux s'empressa de l'entraîner, non sans avoir pris le temps de bien fixer dans sa mémoire les traits de sir Earley qui s'éloignait lentement, comme à regret, de celle qu'il ne pouvait oublier, quoiqu'il la crut devenue indigne de lui.
— Il me suppose coupable! Il me méprise! ne cessait de répéter Jeanne à la vieille dame, qui, tout en parcourant avec elle les allées du jardin, essayait de calmer son désespoir par de bonnes paroles. Il me méprise! Il vient ici, danser en ma présence comme pour insulter à ma douleur, comme pour me prouver qu'il m'a complètement oubliée!
— Eh! bien, au fait, pourquoi ne l'imiteriez-vous pas? fit lady Kingston. Si j'étais à votre place, mon enfant, je tiendrais à danser, moi aussi, pour lui faire comprendre que je ne me considère point comme une coupable qui doit courber la tête devant lui!
— Vous avez raison! dit Jeanne séchant fiévreusement avec son mouchoir les larmes suspendues à ses longs cils. Rentrons dans le salon; et si l'on m'invite, je danserai!
— Allons plutôt vers la pelouse; il y fait moins chaud, et j'y trouverai plus facilement une place pour m'asseoir pendant que vous danserez.
Le jardin était encombré d'une foule, d'autant plus compacte, que bon nombre de curieux, profitant de l'obscurité, s'y étaient glissés sans invitation.
Quelques personnes même osaient, à la faveur de leur costume de soirée, circuler dans les salons, quoiqu'elles fussent parfaitement inconnues des maîtres de la maison.
Les allures de grande dame de lady Kingston, la grâce et la beauté de Jeanne leur permirent, néanmoins, de trouver facilement des places sur les sièges entourant la pelouse. Elles y étaient à peine assises qu'on vint inviter la jeune fille pour un quadrille qui se formait. Encouragée par un regard de la vieille lady, elle mit sa petite main tremblante dans celle de son danseur et s'éloigna avec lui. Déjà presque tous les couples étaient placés, et le cavalier de Jeanne cherchait des yeux un vis-à-vis, quand un jeune, homme, tenant par la main une enfant de quinze ans à peine, vint se placer en face d'eux.
— Nous sommes au complet maintenant! dirent gaîment quelques voix. Les couples étaient nombreux; on faisait silence, attendant le signal de l'orchestre, quand un homme de haute taille, mis comme un gentleman, traversa l'espace resté libre entre les danseurs, et s'avançant vers le vis-à-vis de Jeanne, dit au jeune homme:
— Je m'étonne que vous fassiez danser ici cette enfant! Veuillez l'emmener, je vous prie! Vous auriez dû comprendre qu'elle ne pouvait faire vis-à-vis à cette demoiselle, Monsieur... Gustave.
— Monsieur Gustave! s'écria presque Jeanne, frappée de ce nom, et comprenant à peine la mortelle injure qui venait de lui être faite.
— Vous venez d'entendre! reprit le personnage, découvrant, dans un sourire presque satanique deux rangées de dents blanches et aiguës. Le cri de mademoiselle est, à lui seul, un aveu.
— Monsieur... Certainement... balbutia Gustave, qui dit rapidement, à demi-voix:
— Vous ne m'aviez pas prévenu de ça!
— Silence! je réponds de votre réussite! répondit vivement l'étranger sur le même ton. Puis il ajouta tout haut:
— Encore une fois, monsieur, emmenez cette jeune fille, sa place n'est point ici.
La fillette toute troublée quitta son danseur pour suivre sa mère qui se hâtait de venir la chercher, et Gustave s'approchant de Jeanne, lui dit, avec un accent de vérité auquel on ne pouvait se méprendre:
— Croyez, mademoiselle que si j'avais pu prévoir ce qui arrive ...
Jeanne le regarda bien en face. Elle voulut répondre, dire qu'elle ne le connaissait pas; mais un spasme nerveux l'empêchait de prononcer un seul mot. Elle porta la main à son cou par un mouvement inconscient et ne répondit pas.
L'orchestre avait commencé à jouer un quadrille, mais personne sur la pelouse, ne songeait à danser. Les groupes s'étaient rapprochés de Jeanne; l'étranger, cause première de l'incident avait disparu. Tout le monde commentait à sa manière le scandale qui venait d'avoir lieu. Jeanne regardait avec angoisse autour d'elle cherchant des yeux lady Kingston, qui, inquiète, s'était levée pour apprendre ce qui se passait.
— Il faudrait peut-être nous éloigner? dit timidement le danseur de l'orpheline fort embarrassé de son personnage. Elle fit signe que oui.
— Voulez-vous permettre? dit Gustave, s'avançant et offrant son bras, que, du geste, Jeanne refusa avec horreur.
— Peut-être, hasarda le jeune danseur, feriez-vous bien d'acceptez l'offre de monsieur. Il connaît sans doute mieux que moi cette maison, où je viens pour la première fois, il pourrait vous faire donner des soins, car vous semblez souffrante.
Pour toute réponse Jeanne quitta son bras, et elle allait s'éloigner seule au milieu d'une foule curieuse et malveillante, quand Richard, à son tour, parut devant elle.
— Appuyez-vous sur moi; dit-il d'un ton grave. Je vais vous reconduire auprès de lady Kingston. L'enfant obéit et, un instant plus tard, elle était près de sa vieille amie, qui l'accablait de questions ainsi que Richard.
— Quand mademoiselle sera plus calme elle vous répondra, Madame, si elle le juge à propos, répondit le jeune homme. En la ramenant ici quand elle se trouvait isolée au milieu de la foule j'ai rempli un devoir que tout homme du monde aurait rempli à ma place, mais ce qui s'est passé est trop personnel à mademoiselle pour que je puisse en parler sans indiscrétion. Lady Kingston regarda Jeanne, qui ne semblait ni voir ni entendre.
— Sir Earley, dit la vieille dame, nous sommes compatriotes. J'ai à vous parler de choses graves; puis-je vous attendre chez moi demain dans l'après-midi?
— J'irai, Madame; répliqua Richard, en s'inclinant respectueusement devant lady Kingston.
Quelques instants plus tard cette dernière emmenait Jeanne, qui semblait en proie à une sorte de délire, tandis que mistress Varing, ayant entendu vaguement parler d'un scandale causé par la protégée de sa mère, restait au bal pour essayer d'obtenir des renseignements que chacun semblait vouloir éviter de lui donner.

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