Extrait des Œuvres complètes de Jules Claretie - Profils de théâtre, chez E. Fasquelle (Paris) 1904

Une revenante

    Septembre 1899.

"J'ai soixante-quinze ans, ma santé devient chaque jour plus mauvaise et mes forces sont tellement amoindries que je ne puis, toute seule, soutenir ma vieillesse..." Qui écrit ces lignes? Qui pousse cet appel ? D'où nous vient ce cri de détresse ? C'est la comtesse Lionel de Chabrillan qui, du fond d'une humble retraite d'Asnières, demande, en qualité de veuve d'un agent consulaire, une pension à Monsieur le Ministre des Affaires Etrangères.
Il me revient à la mémoire un passage cruellement mélancolique de cet Ami des Femmes où Dumas fils a mis tant de lui-même, de ses doutes, de ses amertumes et de son coeur. C'est cette confidence faite par M. de Ryons à Montègre et à des Targettes sur Ellénore, son premier amour — amour de collégien bafoué par la vie : "Elle est revenue me voir un beau matin. Elle me demandait quelques louis. Est-ce assez triste quand, à trente-trois ans, on voit déjà revenir du fond de son passé une créature qu'on a connue belle, élégante, rieuse, maintenant ridée, blanchie, vêtue, Dieu sait comme, vous parlant de misère et de maladie... Ah ! mauvaise jeunesse !"
Non, ce n'est jamais la jeunesse qui est mauvaise tant qu'elle dure. C'est la jeunesse perdue qui semble attristante. Et moi aussi j'ai éprouvé à la lecture de la lettre de Mme Lionel de Chabrillan l'espèce d'amère mélancolie de M. de Ryons.


Céleste Mogador

Mayer frères - Daguerréotype , BNF

C'est du fond de mes souvenirs qu'apparaît, dans tout l'éclat d'une beauté sculpturale le profil régulier, les cheveux noirs plaqués sur un front d'une pureté exquise, celle qui, la taille droite et la démarche fière, portait déjà le titre que lui avait donné le comte de Chabrillan, consul de France à Melbourne et dont j'avais lu les Mémoires publiés en quatre volumes par Bourdilliat à la Librairie Nouvelle : "les Mémoires de Céleste Mogador".
Mogador ! Pour les collégiens de mon temps, cette originale figure parisienne était déjà légendaire, un peu lointaine. Nous en parlions, derrière nos pupitres, comme les lycéens d'aujourd'hui peuvent parler des professionnals beautys dont les portraits, déjà un peu abolis, figurent encore à la devanture des papetiers-photographes. Le bon Nadaud était à la mode, nous chantions, le dimanche, au piano, son Nid abandonné ou ses Deux Gendarmes avec nos cousines, et nous savions que le chansonnier des salons avait aussi rimé une romance, aussi populaire au Quartier Latin que les Châtiments de Hugo, et où il célébrait gaiement les danseuses de Mabille et de la Chaumière : 

      Pomaré, Maria,
      Mogador et Clara,
      A nos yeux enchantés
      Apparaissez, belles divinités !
       

La reine Pomaré, Maria, la polkeuse, Clara Fontaine, autant de célébrités chorégraphiques des derniers temps de Louis-Philippe et dont la chronique s'était, par tradition, conservée jusqu'à nous. Nous en parlions comme de Didon ou d'Iphigénie, et Mogador figurait dans nos propos de récréation entre les statuettes féminines de Virgile et du divin Racine.
C'est qu'elle avait été, cette femme qui demande aujourd'hui une pension au ministère, une des reines de Paris. On l'avait portée en triomphe, comme Béranger lui-même, sous les arbres d'un bal public. On lui avait jeté des fleurs. On s'était, entre deux quadrilles, battu pour elle, et Brididi, son parrain Brididi, autre héros des danses préhistoriques, ayant crié "Je la prends sous ma protection et la défendrai comme Mogador !" ce nom de Mogador, illustré alors par le bombardement du prince de Joinville, resta comme un apanage à Céleste Vénard dont la beauté comme la danse devint célèbre.

Privat d'Anglemont, dans un livre sur le Prado, disait de Céleste Mogador, dont il louait les audacieuses proportions, pareilles aux cariatides michelangesques : "Sa danse est rythmée carrément, comme les vers d'Hugo et la musique de Berlioz." Ni plus ni moins. Et Auguste Vitu notait comme un jour de victoire le jour où "élancée comme une guêpe, flexible comme une branche de saule (où sont les formes de Michel-Ange ?), en robe prune de Monsieur, la brune Mogador reçut son nom, le jeudi 26 septembre 1844 à neuf heures du soir !"
"On me bombardait de bouquets comme Mogador", dit-elle. Il y eut deux camps. D'un côté on criait : Vive Pomaré ! De l'autre : Vive Mogador ! La garde fut obligée de s'en mêler !" Et le Charivari lithographiait l'aventure et publiait le portrait des héroïnes. Dites que nos pères ne connaissaient pas l'actualité !...

Que c'est loin ! Et c'est pourtant, cela, un chapitre de l'histoire de nos mœurs. Céleste Mogador, comtesse de Chabrillan, demandant au ministre un supplément de vie pour alléger le poids de ses soixante-quinze ans, me fait penser à Sophie Arnould, vieille et pauvre, écrivant à un des grands de la terre cette lettre suprême où elle peint tristement sa solitude... Tous ses amis morts, la plupart guillotinés ; elle, souffrante dans un coin de Paris, sous un toit glacé de neige... Ah ! les lendemains de la joie parisienne, les épaves de toutes nos existences, qui sont autant d'orages ! "Ne vous attendrissez pas trop, disait Henri Heine à quelqu'un qui le venait plaindre. Savez-vous comment vous finirez, vous ?"
La comtesse Lionel de Chabrillan a une pension de la Société des auteurs dramatiques et elle la mérite. Ancienne actrice, directrice de théâtre aussi, elle a signé des comédies et des drames qui ont du mouvement, de l'accent, le don de vie, précieux à la scène. J'ai vu d'elle, jadis, un mélodrame tiré d'un de ses romans australiens,
les Voleurs d'or, qui ferait encore figure sur les planches d'un théâtre populaire [1]. Elle écrivait des opérettes, elle publiait des romans, elle se refaisait, laborieuse et résolue, une existence nouvelle. Au petit théâtre d'été des Champs-Elysées qu'elle dirigeait, il y a plus de trente ans, elle faisait applaudir un vaudeville qui divertit alors : En Australie. Elle accumulait des romans d'aventures qui avaient leur public et leur vogue : Miss Pewell, la Sapho, Est-il Joli ? les Mémoires d'une honnête fille.
Mais son œuvre capitale, celle qui lui avait assuré le succès de librairie et dont je revois encore les affiches collées à la vitrine de ces cabinets de lecture encore nombreux alors, c'était celle qu'elle avait inlitulé "Adieux au monde", c'étaient les Mémoires de Céleste Mogador.
Ils ne furent pas sans causer du scandale. Dès leur apparition, en cinq volumes in-8°, on les supprima. C'était en 1854. L'édition saisie se vendit sous le manteau et fut d'autant plus lue. Ses Mémoires reparurent quatre ans plus tard. On les saisit encore. "Quel était mon crime ? écrivait l'auteur en rééditant chez Bourdilliat ses souvenirs, mais tronqués, avec les passages intéressant les tiers totalement supprimés. J'avais ramassé dans mon passé un morceau de pain pour l'avenir : on me le disputait..."
Il faut tout dire. Céleste Mogador mettait en scène les personnages qui ne pouvaient être particulièrement satisfaits de sortir de l'ombre par une certaine porte. Ainsi, Musset. Elle racontait que le poète des Nuits l'ayant rencontrée en un logis hospitalier, un de ceux dont Maupassant s'est fait le maître peintre, l'homme avait été féroce avec elle et, par exemple, l'invitant à diner, ou plutôt l'emmenant au Rocher de Cancale, avait, au lieu de se verser à boire, dirigé, en riant, un siphon d'eau de seltz sur la poitrine de la malheureuse.
La première entrevue de Céleste Mogador avec Musset a quelque chose de tragique. La bonne Adèle Colin, la gouvernante du poète, a dû, si elle a lu ces Mémoires, être passablement attristée :

Il y avait un homme assis près de la cheminée et qui me tournait le dos. Il ne prit pas la peine de me regarder. Ses cheveux étaient blonds ; il était mince et me parut d'une taille ordinaire. Je m'avançai un peu. Ses mains étaient blanches et maigres; il battait la mesure avec ses doigts sur son genou. Je me plaçai en face de lui ; il leva les yeux sur moi ; c'était un spectre plutôt qu'un homme. Je contemplais cette ruine prématurée, car il paraissait à peine avoir trente ans malgré les rides qui sillonnaient son visage.

    – D'où viens-tu donc ? me dit-il, comme s'il sortait d'un rêve, je ne te connais pas.

    Je ne répondis rien : il se mit à jurer.

    Répondras-tu quand je te fais l'honneur de te parler ?

    Je redevins rouge et je lui dis :

    Est-ce que je vous demande qui vous êtes et d'où vous sortez ? Ai-je besoin d'un état de services pour me présenter devant vous ? Je vous préviens que je n'en ai pas.

    Il continua à me regarder avec son air hébété. Je me dirigeai du côté de la porte.

    Reste là, me dit-il, je le veux.

    Je n'en entendis pas davantage et je sortis. "

Il faut avouer qu'Alfred de Musset n'a, devant la postérité, pas de chance avec les femmes. George Sand, sévère, écrit "Elle et Lui"; Louise Colet réclame le poète comme sa propriété et le ridiculise un peu en déclarant qu'il n'a jamais aimé qu'elle. Les lettres de la pâle et séduisante princesse de Belgiojoso ne sont point tendres. Seule, la chère marraine, l'exquise Mme Jaubert s'attendrit en parlant du grand enfant malade. La marraine et aussi la vieille gouvernante, toujours fidèle.
Le grand, le malheureux poète a, du moins, pour le consoler, la Gloire, l'éternelle Gloire. Mais on conçoit que les révélations de l'auteur des Mémoires n'aient pas dû, au moment où elles parurent, emplir de joie les vivants indiscrètement mis en scène. Musset, déjà frappé à mort et dédaigneux du bruit, haussa les épaules. D'autres se lâchèrent. De là les saisies, les procès, les cartons, les suppressions, les pages arrachées. C'est dommage. Aujourd'hui, ce qui était de la vengeance ou de l'indiscrétion n'est plus que de l'histoire, et le temps remet à leur plan toutes choses. Plus de polémiques au fond des tombeaux. On peut trouver encore, du reste, bien des chapitres attrayants dans ces Mémoires annotés de Céleste Mogador. Telle l'historiette des débuts aux Variétés où, dans la revue de 1852, le Palais de Cristal, la danseuse de Mabille dansait une nouvelle danse, l'Impériale, avec Adèle Page, la Musette de Mürger.
Et ce nom dit tout: l'Impériale. "L'Empire est fait !" avait déclaré un homme d'Etat avec inquiétude. L'Empire se faisait aussi sur une affiche de théâtre par l'annonce d'une danse nouvelle dans une revue des Variétés. Même la chorégraphie de Mogador pouvait fort bien être un symbole.
La danseuse, d'ailleurs, ne dansait qu'à contre-coeur. Elle était lasse de ses entrechats, Elle voulait être comédienne. Elle ne manquait pas, quand elle le pouvait, les représentations de Mlle Rachel au Théâtre-Français. Il y a même, dans ses Mémoires, un portrait tout à fait vivant de Rachel, Rachel chez elle en son petit hôtel de la rue Trudon ; Rachel couchée et, dans son lit, portant une sorte de costume de smyrniote; Rachel enrhumée, condamnée à ne point parler, mais laissant tomber cependant quelques mots de cette belle voix musicalement profonde, que n'ont pu oublier ceux qui l'ont entendue une fois, méme dans leur enfance.
Céleste Mogador venait de lui demander de jouer au bénéfice d'un brave garçon des Variétés. La tragédienne, prise d'un mal de gorge, ne le pouvait pas. Elle loua, du moins, une loge et, pour sa première sortie, vint aux Variétés applaudir le bénéficiaire.
Sur Mme Ugalde, jouant Roxelane des Trois Sultanes aux Variétés, sur les théâtres d'autrefois, monde oublié, étoiles disparues, ces Mémoires de Mogador contiennent encore bien des détails que je noterais volontiers. Puis, c'est la rencontre de Lionel, c'est le rêve – que faisait alors la France entière – des fortunes rapides, la Californie, les pépites d'or le voyage au pays des mines, les aventures, les déboires, l'Australie, toute une existence exotique romanesque, si différente des quadrilles de la jeunesse et des flons-flons du boulevard Montmartre.
De cette vita nuova de trappeur et d'orpailleur, Céleste Mogador sortit régénérée et prête à se refaire un nom avec son talent, avec son travail. Menacée de ruine, elle prit la plume. Elle n'était plus la filleule de Brididi dansant aux Variétés dans les Reines des Bals et ajoutant les jetés-battus de l'Impériale aux brochures de propagande du préfet Romieu : elle était la comtesse Lionel de Chabrillan, et elle demandait sa place au théâtre, aux petits théâtres, au théâtre Beaumarchais, puisque l'Ambigu ni la Porte-Saint-Martin ne voulaient de ses Voleurs d'or.
Et la lutte dura des années. Nous vîmes devenir tout blancs, comme une couronne d'aïeule, les beaux bandeaux plats, d'un noir d'ébène, de Mme de Chabrillan. Le fier visage de camée eut les rides dont Corneille menace les roses de sa Marquise. Maintenant, à Asnières, vivant de souvenirs, celle que nous avons encore connue militante et si belle, est une vieille femme qui demande à l'Etat ce que lui promit, un jour, M. de Lesseps devant le mort enterré, là-bas, au pays de fièvre. On ne restera pas sourd à l'appel de la septuagénaire. Sophie Arnould eut, je crois, de François de Neufchâteau, une favorable réponse à son dernier appel. Et tandis qu'attendri je lisais la lettre éplorée de la comtesse Lionel, le lointain refrain me revenait, jadis chanté par les grands dans la cour du vieux collège :

      Pomaré, Maria,
      Mogador et Clara,
      A nos yeux enchantés
      Apparaissez, belles divinités !

       

***

 

    [1] On sait aujourd'hui que l'adaptation pour le théâtre du roman de Céleste de Chabrillan est due à Alexandre Dumas.


Société d'Histoire du Vésinet, 2010- www.histoire-vesinet.org