D'après Alexandre de Gabriac. Un triptyque Le Figaro n°365, 31 décembre 1921.

Trois évocations de Robert de Montesquiou

Dans le voisinage, si proche encore, de la mort de mon ami Robert de Montesquiou, il ne me semble pas trop tard, bien qu'avec la hâte actuelle de nos vies une quinzaine soit beaucoup pour le souvenir d'un mort, d'évoquer trois visions qu'il me donna en des circonstances particulières et que mon souvenir a gardées, comme trois panneaux d'un triptyque que sa figure domine et dont il eût été le donataire. Je voudrais les rappeler brièvement ici.

Au Palais rose

La première date du Palais Rose, sa belle demeure du Vésinet, qui, aimait-il à dire parfois un peu mystérieusement, pouvait bien lui avoir été apportée à son départ du Pavillon des Muses par quelque ange, telle une nouvelle maison de Lorette, ou par des génies, comme un second Palais d'Aladin. C'était à dîner, par une chaude journée de juillet. Il avait d'Annunzio pour convive et m'avait réuni à lui. Le couvert, était mis dans le jardin, sous une tonnelle de roses, parmi le luxe des fleurs, non loin du petit temple à colonnes abritant la vasque de marbre de Mme de Montespan et portant au fronton l'inscription, « Fons voluptatis fui ». Comme pour faire honneur à l'invité de marque et à son amphitryon, dans le crépuscule rouge et la nuit tombante passaient, stridents ou frôlants, les oiseaux préférés des deux poètes, les hirondelles et les chauves-souris. Les suivant des yeux dans leur vol et rivalisant de fantaisie, ils célébrèrent éperdument, comme en une joute ailée, un tournoi aérien, l'un, l'oiseau migrateur, et l'autre, l'oiseau de nuit. Puis, le silence refait et les oiseaux fondus dans l'obscurité, le chantre des Chauves-Souris, s'adressant, de son parler claironnant, à l'auteur du Forse che si, forse che no, dont le roman venait de paraître, lui dit «Maintenant, d'Annunzio, préparez-vous. Ayez le cœur solide, car nous allons monter haut. »
Et, prenant, sur la table desservie, éclairée seulement par la lumière rosée des lampes roses lumineuses de la nuit, la traduction de l'œuvre célèbre qu'il avait là à côté de lui, Montesquiou commença la lecture du chapitre qui, parmi tant de beautés supérieures constellant l'ouvrage semble les réunir toutes, celui où le héros du livre, Paolo Tarsis, l'aviateur, au lendemain de la nuit tragique, de la chute foudroyante où son ami l'aviateur Julio Cambiaso décide de refaire le parcours céleste du sommet duquel la noble victime retombe dans l'horreur et dans la gloire. Dans l'emprise de sa lecture, je voyais Montesquiou s'animer au contact des pages son visage semblait s'éclairer de la lumière qui en venait son front, prenant son port des jours de fête, m'apparaissait comme sidéré. Il suivait réellement dans le ciel de l'art, les traces divines de l'aviateur du Verbe italien, de l'auteur du roman qui était, là, l'écoutant.
Et quand, la lecture achevée, d'Annunzio ayant comme reparcouru avec son lecteur inspiré le sillage de sa propre plume, aile vouée, celle-là, à ne redescendre jamais, lui eut ardemment serré les mains comme dans un éblouissement maintenu, ce fut pour moi, qui n'étais là qu'un témoin, un moment d'émotion lyrique dont je pris ma part et que je n'ai pu oublier.

En Engadine

C'est en Engadine [1], l'été précédent la guerre, que se place dans ma mémoire la seconde vision, cette Engadine que Montesquiou aima avant d'autres et qu'il décrivit dans son Essai au Pays de Jouvence. II avait pris l'initiative d'un pèlerinage littéraire à la maison où près du lac bleu de Sils-Maria vécut pendant quatre ans Nietsche, et réuni, pour l'y accompagner, quelques séjournants de la montagne : Matilde Serao, alors francophile ; le professeur Pozzi, Mme Burnat-Provins, l'auteur du Livre pour toi, Berenson, le critique d'art florentin ; Sir Charles Wyndham, directeur de Covent Garden, le duc de Camastra et moi.
La matinée était merveilleuse; une de ces matinées de montagne où, dans des conditions exceptionnelles d'atmosphère, les corps comme les âmes se sentent venir des ailes. Une barque nous emmenait au but de notre pélerinage, par l'azur au Silsersee, qui, dans sa bordure somble de mélèzes, semblait l'œil bleu de la vallée ouvert sur le ciel.
Arrivés à la maison rustique, terme de notre excursion, la barque accosta la rive. Et devant la fenêtre d'où celui qu'on appela depuis le « Surhomme » dut prendre parfois conseil du paysage pour s'en assimiler la paix, Montesquiou récita la prière du Zarathoustra. Il la dit comme on prie, pieusement, avec foi. Sa voix, comme, pacifiée elle-même, formulait devant elle, religieusement, une oraison. Nous, les compagnons de la barque, nous l'écoutions silencieusement. Dans la paix ambiante de la hauteur d'une sérénité toute biblique, paix des premiers âges du monde où il n'y avait que peu d'hommes sur la terre, on eût pu croire entendre là, une prière du matin de la Nature, dont le poète eût été le Récitant passager. Ce fut, sans artifice, très simplement beau et malgré les années écoulées depuis ce pèlerinage et les brumes ayant depuis lors voilé définitivement sur tant de points du monde bien des visages et bien des visions, celle-ci demeure, avec la pure harmonie de ses lignes, intacte dans ma mémoire et comme vivifiée de toute la fraîcheur dé ce radieux matin...

Aux Gonards

... Et mon triptyque se ferme maintenant sur mon dernier panneau :

    Ce n'est plus aux beaux lieux d'orgueil et de plaisir,

    Où tout était de choix, où tout était réglé.

ainsi que le disait l'autre jour Mme Delarue-Mardrus sur le bord même de la tombe du poète, que je retrouve cette fois Montesquiou, mais au tranquille cimetière des Gonards où il repose depuis quinze jours, et qui étage au-dessus de Versailles la suite de ses tombeaux. C'était en novembre 1916 par un matin cendré. Il avait voulu, ainsi qu'à une de ses admiratrices fidèles, Mme Charles Max, nous faire, pendant le mois du Souvenir, les honneurs de sa demeure dernière. Nous ayant devancés en hôte poli, il nous reçut avec sa manière des grandes heures. On eût dit à le voir là avec sa haute allure quelque maître au seuil de l'Eternité.

La tombe de Montesquiou aux Gonards (Versailles)

Nous ayant fait asseoir à ses côtés sur le banc circulaire de marbre qui, sous la voûte des grands arbres et la garde d'un bel ange de la Renaissance, le doigt posé sur ses lèvres closes, comme le Veilleur du lieu, entoure la pierre tombale et fait presque à lui seul tout le monument, il nous dit son peu de goût pour les chapelles funéraires aux bornes étroites qui enclosent et isolent, et sa préférence pour ces sièges de pierre ou de marbre qui, dans le voisinage plus immédiat des tombes et plus au niveau des morts, sous la simple voûte du ciel quotidien, semblent rapprocher les distances et se prêter mieux aux "échanges muets et aux colloques prolongés". Et sans mysticisme, mais avec certitude, il nous parla de l'Au-Delà comme s'il en venait, comme il devait en parler quelques années plus tard à l'archiprêtre de Menton, sur son lit de mort, à l'heure de partir. A sa familiarité dans les choses de la Fin, on eût dit qu'il avait en lui comme une fenêtre secrète toujours ouverte, de- leur côté. Et le voyant si à son aise dans un sujet si grave, me sentant là, de sa part, l'objet de ce noble « Essai d'hospitalité dans la Mort », je songeait à la strophe de son « Offrande future », celle de ses Offrandes blessées le concernant personnellement et qui devenait si actuelle en cette matinée commémorante.

    L'oeil ne voit jamais mieux qu'en fermant la paupière.

    La ferveur de l'amour doit survivre au linceul,

    La force de la foi peut soulever la pierre,

    Quand l'espoir y descend, le tombeau n'est pas seul.

Et c'est cette strophe dont la beauté égale la foi et qui me semble pouvoir si justement s'inscrire sous ce troisième panneau, qu'elle semble dédicacer, que j'aurais voulu voir gravée plus définitivement sur sa tombe qu'il me montra et où il est maintenant descendu.

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    [1] Région des Alpes suisses située dans le canton des Grisons, au sud-est du pays.


Société d'Histoire du Vésinet, 2016 - www.histoire-vesinet.org