D'après Dohyeon Kim, étudiante-chercheuse à la Hankuk Academy of Foreign Studies en Corée du Sud pour ifeminist (2019) traduction, adaptation et illustration, shv 2024.

Na Hye-seok, artiste coréenne et militante féministe

Na Hye-seok est née en 1896, quatrième enfant d'une famille aisée de Suwon [1], en Corée du Sud. Dès son plus jeune âge, elle manifesta un goût et un don pour le dessin.
Il était rare alors, pour une femme coréenne, de faire des études supérieures. Pourtant, Na eut le privilège de fréquenter le lycée de filles Jin Myeong puis de poursuivre des études supérieures au Japon (1913). Encouragée par son frère aîné, Na Kyung-seok, elle étudia au Tokyo Women's College of Fine Arts. Elle y fonda même l'Association des étudiantes coréennes et publia ses premiers articles dans le journal de l'Association. Diplômée en 1918, elle devint la première femme coréenne « Bachelor of Arts » en peinture occidentale.
De retour en Corée, Na Hye-seok enseigna comme professeur d'art mais fut surtout un peintre prolifique. Elle soumit régulièrement ses œuvres (peintures à l'huile, sculptures) à l'exposition d'art Chosun où elle fut récompensée à plusieurs reprises.
Elle écrivait aussi. Kyong Hui, une nouvelle, fut sa première œuvre littéraire « féministe ». L'histoire quelque peu autobiographique est celle d'une femme, rentrant d'une université japonaise, confrontée aux membres de sa communauté qui remettent en question la nécessité de l'éducation des filles. Une situation qui reflète la propre condition de Na Hye-seok, femme instruite mais bridée par les normes de la société coréenne conservatrice.

Na Hye-seok. Photographie (1920) et autoportrait (1933)

Quinze ans d'une vie créative et militante (collections particulières, tous droits réservés)

En 1919 se produisit à Séoul un soulèvement massif de milliers de manifestants réclamant l’indépendance de la Corée face à la domination coloniale japonaise.[2] Na Hye-seok y participa, ce qui lui valut d'être emprisonnée pendant six mois. Après sa libération, avec d'autres femmes partageant les mêmes idées radicales, Na Hye-seok créa un magazine : Sinyoja (femme nouvelle) « par et pour des femmes nouvelles ». Le terme « femme nouvelle », originaire d'Europe à la fin du XIXe siècle, était utilisé pour désigner les femmes qui avaient reçu une éducation moderne (occidentale) et résistaient aux « rôles de genre » traditionnels. Ces femmes du mouvement pour les droits des femmes étaient proches du mouvement indépendantiste coréen, associant la libération des femmes à l’indépendance de leur nation vis-à-vis de la domination coloniale.
En 1920, Na Hye-seok épousa l'avocat qui l'avait représentée lorsqu'elle était en prison : Kim Woo-young. Elle soumit à son futur mari quatre conditions à ce mariage : l'aimer pour toujours, la laisser continuer à peindre, l'assurer qu'ils viveraient loin de sa belle-mère et ... ériger un monument sur la sépulture de son premier amour [3]. C'était assez peu conventionnel à l'époque puisque les épouses étaient censées servir docilement leur mari ... et leur belle-mère. Après le mariage, elle continua à dessiner et à écrire avec assiduité et passion.
En 1921 fut organisée sa première exposition personnelle avec soixante-dix peintures à l'huile. C'était la toute première fois qu'une artiste féminine proposait une exposition d'art individuelle en Corée. Celle-ci connut un énorme succès. Le premier jour, elle accueillit plus de 5 000 visiteurs. En plus des peintures à l'huile, Na Hye-seok réalisa des illustrations pour la traduction coréenne de Une maison de poupée (Et Dukkehjem) la pièce de théâtre du dramaturge norvégien Henrik Ibsen.

En Europe

En juin 1927, grâce à un privilège accordé par le ministère japonais des Affaires Étrangères, elle et son mari gagnèrent l'Europe via Moscou par le chemin de fer transsibérien. Le voyage prévu pour quelques semaines se prolongera plusieurs années. Découvrir la vie des femmes européennes et leurs mouvements féministes aura été « un rêve éveillé » et une révélation pour Na Hye-seok. Tandis que son mari était en mission diplomatique à Berlin (pour le Japon), elle séjournait seule à Paris ou plus exactement au Vésinet où, pour trois mois au moins et peut-être davantage, elle fut hébergée chez Félicien Challaye (1875-1967), un orientaliste réputé (il connaissait l'Inde et le Japon) mais aussi un ardent anticolonialiste et un pacifiste militant. Peut-être avaient-ils fait connaissance au Japon où Challaye avait été en mission de 1916 à 1919.
Au Vésinet, elle tient un journal et elle peint. Elle publiera, à son retour en Corée, des articles évoquant son séjour au Vésinet et les modes de vie des parisiens et parisiennes.

Photo-souvenir dans le jardin du Vésinet (1927)

Au centre, Na Hye-seok ; au fond, Mme et M. Challaye ; leur fils Jean (neuf ans) au premier plan.

Aussi présentes sur ce cliché : Jacqueline (19 ans) et Hélène (17 ans) filles de Mme Challaye et de son premier mari Albert Mathiez.

Collection particulière. Tous droits réservés.

    « Cette maison est située au Vésinet près de Paris, célèbre pour ses nombreuses villas, qui se trouve à seulement 25 minutes en train de la station Saint-Lazare à Paris. Il y a beaucoup d’arbres au Vésinet et le jardin de cette maison est assez vaste, parsemé de grands arbres anciens. Des fleurs blanches s’épanouissent sur la pelouse verdoyante, des buissons denses, des vignes enchevêtrées, des pivoines, des fleurs de laurier, des glycines, et à côté se trouve un potager, planté de fraises, de pommes de terre, de laitues, de poireaux et de haricots. A l'écart, les lapins, les pigeons et les poules sont gardés dans une cour. Ainsi, on cueille des fleurs et on les dispose dans les pièces, on récolte des légumes et on prépare des plats d’accompagnement, on tue les volailles pour les cuisiner. Comme c’est amusant de regarder à quoi cela [la vie quotidienne occidentale] ressemble ! » [4]

La maison du Vésinet [11bis rue Henri-Cloppet] en 2012.

Cliché Han Kyung-mi (tous droits réservés).

Na Hye-seok multiplie les contacts avec les représentants des divers courants artistiques du XXe siècle qui éclosent dans le Paris de l'époque (en particulier, le fauvisme) et voyage dans diverses parties de l'Europe pour produire ses œuvres.
En 1929, alors qu'elle vogue vers l'Amérique, ses peintures sont présentées à l'Exposition des sciences de Tokyo où elle est primée. Après avoir voyagé aux États-Unis, en Italie et en Espagne, elle retourne au Japon (1930) pour y organiser une nouvelle exposition personnelle au Suwon Buddhist Mission Hall composée de ses œuvres réalisées au cours de ses voyages.

Mais pendant son séjour à Paris Na Hye-seok n'a pas fait qu'étudier l'Art occidental. Elle a vécu une aventure amoureuse avec un compatriote Coréen (un certain Choi Rin, dirigeant d'un mouvement religieux coréen Cheondogyo). A son retour en Corée en 1930, son mari qui avait connaissance de cette liaison demanda le divorce. Même si le mari entretenait de son côté une relation adultère, seules les femmes étaient punies à l'époque, en Corée, pour de tels motifs. Na Hye-seok dut accepter le divorce pour éviter d'éventuelles poursuites pour adultère. Elle perdit dans l'affaire la garde de ses enfants. En 1931, elle leur écrivit une lettre d’adieu : « ... Votre mère, pionnière de la transformation sociale, est victime du destin. »
Plus tard (1934) elle publiera un essai : My Divorce Statement. Elle y reconnaît sa liaison avec Choi Rin et s'exprime ouvertement sur les désirs sexuels. Elle critique le double standard de la société coréenne, qui stigmatise les femmes pour leur sexualité, mais tolère les infidélités des hommes. Évidemment, cette opinion était inacceptable pour la société coréenne. Si jusque là sa carrière artistique n'avait pas eu trop à souffrir de ses problèmes conjugaux (sa peinture, à la 10e exposition de Shenzhen en 1933, avait remporté le prix spécial), cette publication eut des conséquences catastrophiques. Na Hye-seok fut vivement critiquée, stigmatisée, devenant le symbole de la mauvaise femme et elle fut exclue de sa propre famille.[5] Son exposition de 1935, la dernière, fut un échec.

On ne sait toujours pas grand-chose des dernières années de la vie de Na Hye-seok, sinon qu'elle parcourait le pays et séjournait chez des amis quand elle le pouvait, mais il y avait peu de compassion à attendre pour une femme accusée d’avoir trompé son mari. Dépressive et malade, elle trouvera refuge, en 1937, dans un hospice, Cheongwoon, à Jongno-gu, un arrondissement de Séoul.
Morte seule à Séoul en 1948, elle fut inhumée dans une fosse commune. Dans le numéro du Journal officiel en date du 14 mars 1949 on pouvait lire que, le 10 décembre 1948, une patiente de 53 ans nommée Na Hye-seok [était] décédée à l'hôpital métropolitain de Séoul.[6]

Pendant des décennies, sa vie et ses œuvres sont restées ignorées, sa réputation tenace de femme infidèle empêchant de mesurer la vraie valeur de ses œuvres et de ses idées. Puis, au début des années 1970, une journaliste nommée Yi Ku-yol publia un livre faisant référence à de nombreux essais, romans et poèmes de Na Hye-seok et son œuvre picturale fut redécouverte et négociée à bon prix. Beaucoup de ses toiles avaient cependant été perdues ou détruites, en particulier durant les conflits.

A Suwon, au milieu de la rue Na Hye-seok qui longe le côté ouest du parc Hyowon à Ingye-dong

se dresse une statue de l'artiste tenant ses ustensiles de peinture.

Au début des années 2000, une autre coréenne, Han Kyung-mi, séjournant en France pour ses études, entreprit de retrouver les traces de Na Hye-seok à Paris. Une véritable enquête la conduisit au Vésinet où elle retrouva la maison et y réalisa un court-métrage (mi-documentaire, mi-fiction) qui contribuera, avec quelques articles, à restaurer encore la notoriété de Na Hye-seok qui est désormais une'icône du courant féministe en Corée du Sud. [7]

Signe d'une notoriété quasi universelle, le 28 avril 2019, Google commémorait le 123e anniversaire de la naissance de Na Hye-seok

en lui consacrant, sur sa page d'accueil, un « Google doodle » spécial évoquant sa peinture.

    Ouvrages de référence mentionnés par Dohyeon Kim

    Kim, Sunglim (2018). The Personal is Political: The Life and Death and Life of Na Hye-sok (1896-1948). In Gender, Continuity, and Modernity in Shaping the Arts of East Asia, 16th-20th centuries. Leiden/Boston: Bull. p. 257-269.

    Hwang, Kyung Moon (2019). Na Hye-Seok. In Past Forward: Essays in Korean History, Anthem Press. 137–139.

    Kim, Yung-Hee (2013). In Quest of Modern Womanhood : Sinyoja, a Feminist Journal in Colonial Korea. Korean Studies 37: 44–78.

    Yeon Shim Chung (2012). The Modern Girl (Modeon Geol) as a Contested Symbol in Colonial Korea, Visualizing Beauty : Gender and Ideology in Modern East Asia.

    Theodore Jun Yoo (2005). In The "New Woman" and the Politics of Love, Marriage and Divorce in Colonial Korea, Gender & History.

    Miwon Choe (2006). A Korean Female Artist, the Pioneer Hae-Seok Rah, Visual Culture & Gender.

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    Notes et sources shv :

    [1] Suwon est la capitale et la plus grande ville de la province de Gyeonggi en Corée du Sud. Suwon est située environ 30km au sud de Séoul. Une rue y est dédiée à Na Hye-seok et une statue est érigée dans cette rue. On trouve aussi une autre forme romanisée de son nom : Rha Hye-sok.

    [2] La Corée avait été annexée par le Japon en 1905.

    [3] Son premier amour, Choi Seung-gu, rencontré lors du séjour à Tokyo, était un poète considéré comme un génie parmi ses condisciples. Choi Seung-gu et Na Hye-seok entretinrent une relation amoureuse à Tokyo mais, leur idyle fut de courte durée. Choi Seung-gu mourut d'une maladie pulmonaire (la tuberculose) en 1916.

    [4] Traduction libre d'un extrait de « How Different Are French Families ? », avril 1936 (Samchulri) publié dans Na Hye-seok, Taehaksa 2002).

    [5] Son frère aîné fut longtemps son seul soutien mais, lui-même compromis par ses relations avec l'occupant Japonais, finit par l'abandonner à son sort.

    [6] Ce détail est fourni par un article du Korea Times Daily du 18 juillet 2021.

    [7] Han Kyung-mi, réalisatrice coréenne. Après une licence en Littérature française obtenue en Corée, elle est venue en France en 1989 pour poursuivre ses études à Besançon, à Chambéry, puis à Paris X. Elle finit par rester en France et s'y marier. Son premier article consacré à Na Hye-seok parut fin 2006. Puis, après un second article, elle entreprit de faire un documentaire sur ses traces en France. Na Hye-seok à Paris est sorti en 2012. Après cette première expérience de réalisatrice, Han Kyung-mi a persévéré. Son court métrage Canards Mandarins (le 6e) fut sélectionné pour le Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul en 2018.


Société d'Histoire du Vésinet, 2024 • www.histoire-vesinet.org