Journal des Débats politiques & littéraires, lundi 21 juin 1909

Discours
pour la distribution des prix de l’Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains

Pierre de Ségur, de l'Académie française
20 juin 1909

Aujourd'hui 20 juin a été faite, au Vésinet, la distribution des prix aux orphelines d'Alsace-Lorraine. Le marquis de Ségur, de l'Académie française, qui présidait, assisté du comte d'Haussonville, a prononcé le discours suivant:

Mes chères enfants,
On dit que dans la vie les malheurs s'appellent et se suivent; il en est de même des bonnes chances, je m'en aperçois aujourd'hui; car l'honneur qui m'échoit de présider cette cérémonie charmante, je la dois à un autre honneur, que j'ai reçu, il n'y a pas encore trop longtemps, lorsque l'Académie française a bien voulu me faire accueil. C'est la règle de cette maison qu'un académicien occupe le fauteuil où je suis, le jour de la distribution des prix, et cette règle, je crois, n'a jamais connu d'exception. C'est ainsi qu'une idée heureuse est devenue peu à peu un usage, et que l'usage, avec le temps est devenu une tradition, une tradition, chose sainte à laquelle il faut se garder de toucher, car de ces innombrables fils, juxtaposés, tissés ensemble, est constituée la trame indissoluble de ce qu'on appelle la patrie.
Cette seule raison suffirait, à mes yeux, pour justifier la présence à cette place d'un membre de l'Académie. Mais il en est une autre, plus personnelle et plus profonde, que je n'ai garde d'oublier. N'existe-t-il pas, en effet, un lien étroit et presque une parenté entre l'Alsace-Lorraine et notre Compagnie? Un groupe nombreux de vos campatriotes ne siège-t-il pas sous la Coupole, un groupe puissant, compact, uni, malgré les divergence d'idées, par le charme secret des communes impressions d'enfance, par une commune tendresse envers la terre natale et formant parmi nous une sorte de phalange sage spécialement préposée au culte du souvenir.
Ceux-là comme il convient, vous les avez tous vus ici, pas un n'a manqué à l'appel de votre président, vous avez entendu leurs paroles émouvantes, et vos âmes, j'en suis sûr ont été touchées des accents avec lesquels ils ont su vous parler de leurs tristesses passées, de leurs regrets inconsolables et de leurs espoirs invincibles.
De ces voix éloquentes, plusieurs, hélas, se sont éteintes. La dernière année, notamment, si cruelle pour l'Académie, a vu coup sur coup disparaître deux de nos vieux et chers amis Theuriet, qui célébra si poétiquement devant vous les forêts embaumées et les fertiles vallées des Vosges; Gebhart qui vous conta une si belle légende strasbourgeoise. Comme vous, nous avons pleuré leur départ et ressenti le vide de leur absence.
Mais la part faite à nos provinces perdues n'a pas été diminuée de ce fait. Un grand savant, un illustre homme d'État, venus tous deux de nos marches de l'Est, ont pris la place des morts, et la phalange sacrée reste debout, sans défaillance. Vous voyez bien, comme je vous le disais tout à l'heure, que je remplis en quelque sorte un devoir de famille, et un devoir très doux, quand je vous apporte en ce jour, au nom de mes confrères, un témoignage d'affectueux intérêt, à vous, petites filles de l'Alsace-Lorraine, petites fleurs, non déracinées, mais transplantées au coeur même de la grande patrie, à vous qui, grâce aux soins touchants, à la sollicitude maternelle de vos éducatrices, avez sur les rives de la Seine, conservé la fraîcheur, la sève robuste, l'agreste et salubre parfum de vos soeurs demeurées dans les vastes plaines de la Meuse ou les sombres forêts du Rhin.
A tant de bonnes raisons, il me sera permis d'ajouter une comparaison. Vous aussi, mes enfants - je crois qu'on en a déjà fait la remarque - vous constituez près de la grande comme une petite académie, une académie juvénile un peu, mais pas beaucoup, plus nombreuse que la nôtre, et dont la mission essentielle est également, dans un temps où tout se disperse, se transforme et se renouvelle, de perpétuer les vieux souvenirs et les traditions nécessaires, de maintenir et de préserver, ainsi qu'on s'y efforce au palais Mazarin, la langue et la culture françaises. Et si réelle est cette analogie qu'elle se poursuit jusque dans les rites consacrés de vos cérémonies annuelles. J'étais frappé de cette idée en parcourant ces temps derniers les harangues de mes devanciers; l'illustre Compagnie créée par Richelieu a conservé pendant deux siècles une coutume vénérable : on y faisait, à chaque réception solennelle, l'éloge du cardinal, et l'on adjoignait un compliment au roi, en associant ainsi, dans une commune expression de reconnaissance, le fondateur défunt avec le protecteur vivant.
Si chez nous l'usage s'est perdu, chez vous il est resté vivant, ce dont je vous félicite de tout coeur. Chaque orateur, le jour de la distribution des prix, fait à cette place l'éloge du cardinal - cardinal vert s'entend, selon l'expression à la mode - et y ajoute celui du roi régnant, c'est-à-dire de votre fidèle et dévoué protecteur.

C'est avec une émotion mélangée de respect que j'évoque ici la mémoire du grand Lorrain, du généreux patriote, auquel vous devez le bienfait de cet aimable et verdoyant asile. Plus heureux que beauceup de ceux ou de celles qui m'écoutent, j'ai eu la bonne chance d'approcher l'homme excellent, de coeur si chaud, d'esprit si fin, que fut M. le comte d'Haussonville. Dans cette demeure qui fut la sienne et qu'anima souvent sa parole colorée, je crois le voir surgir, avec sa taille élevée, ses membres vigoureux faits pour porter l'armure, ses traits puissants, sa voix sonore, et, répandu sur toute cette force, un air de bonté, de franchise, qui inspirait à tous, amis ou adversaires, le sentiment indéfinissable et charmant qu'on nomme la sympathie. Si vos maîtresses, comme j'en suis sûr, vous ont appris à honorer la grande figure de votre premier bienfaiteur, il n'est pas besoin de leçons pour vous enseigner l'affection pour celui qui le remplace, car vous avez cette rare fortune d'avoir affaire à une famille dont les vertus du coeur se transmettent héréditairement, comme les dons de l'esprit. Et ainsi, ne risquez-vous pas d'embrouiller les noms sur vos lèvres lorsque chaque soir, dans vos prières, vous unissez, pour les recommander à Dieu, les deux hommes auxquels vous payez, avec une ferveur méritée, votre dette de reconnaissance.
Cette dette, la partagent avec vous tous ceux qui ont un peu d'amour pour leur pays, ceux-là surtout qui ont vécu jadis aux heures sinistres de la guerre, dans les oreilles desquels résonne encore le pas lourd des vainqueurs foulant le sol de nos campagnes, et auxquels resta dans les yeux, comme une vision d'horreur, le spectacle sanglant du démembrement de la France.
Pour les survivants de ce drame, la fidélité de mémoire à nos provinces perdues est une sorte de religion. Or, il n'est pas de religion sans culte, et la solennité que nous célébrons aujourd'hui est comme un des rites de ce culte. Ce n'est pas, croyez-le, une démonstration vaine; je l'estime, au contraire, singulièrement utile et profondément opportune. A mesure que le temps s'écoule et que les années font leur oeuvre, la plaie cruelle, sans se cicatriser, est devenue pour bien des gens moins cuisante et moins douloureuse. Et je ne parle pas ici des criminels, ou pour mieux dire, des fous qui blasphèment contre la patrie, mais de cette masse d'indifférents, qui, s'ils se sentaient à peu près tranquilles dans le présent, se résigneraient sans grande peine à laisser dormir le passé et se contenteraiént volontiers d'une France paisible et habitable ce qui, sans doute, serait bien quelque chose, mais ne saurait pourtant suffire à un grand pays comme le nôtre, auquel, avec la richesse matérielle il faut aussi, pour remplir toute sa destinée, ce que nos pères appelaient la gloire "et ce que nous nommons plus simplement l'honneur".

Souffrez à ce propos que l'historien obstiné qui vous parle vous entraîne un moment, pour une brève excursion, vers les rives lointaines du passé et remonte avec vous jusqu'au règne du Roi-Soleil. C'était au mois d'août de l'année 1676, au fort de la guerre de Hollande; l'ennemi assiégeait Philisbourg, cette petite citadelle française, plantée sur la rive droite du Rhin, qui commande les défilés d'Alsace. L'armée royale, chargée de combattre cette entreprise, s'épuisait depuis des semaines en efforts superflus pour parvenir sous les murs de la place et tout donnait à redouter qu'elle arrivât trop tard.
A Paris, à Versailles, la cour et la ville attendaient les nouvelles avec une fiévreuse impatience ; le roi, mieux renseigné, ne conservait que peu d'espoir, et selon sa coutume s'efforçait en public de faire contre fortune bon cœur. "En vérité, s'échappa-t-il à dire avec une affectation d'insouciance, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philisbourg, mais enfin je n'en serai pas moins roi de la France." Sur quoi, le duc de Montansier, réputé pour son franc parler, releva vivement le propos: "Il est vrai, Sire, répliqua-t-il, vous seriez encore roi de France quand on vous aurait repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté, et plusieurs autres provinces, dont vos prédécesseurs se sont fort bien passés."
"Votre Majesté, dans ce cas, murmura La Feuillade, ressemblerait à M. mon frère, qui a un bras plus court que l'autre."
A ces discours hardis, chacun serrait les lèvres et craignait la colèra du roi mais Louis XIV accepta là leçon de bonne grâce : "Je vous entends bien, reprit-il, s'adressant à Montansier ; c'est-à-dire que vous croyez que mes affaires vont mal; mais je trouve bon ce que vous dites, car je sais quel cœur vous avez pour moi."
Il ajouta, trois ans plus tard, une réplique bien meilleure encore. Au mois de septembre 1681, il assemblait subrepticement vers nos frontières de l'Est une armée de 35.000 hommes et la lançait à l'improviste sur la ville de Strasbourg, allemande à cette époque. L'antique capitale de l'Alsace cédait presque sans résistance devant les troupes du roi et les couleurs françaises, pendant deux siècles à dater de ce jour, se déployèrent sur ses remparts.

Rien n'empêche de penser que la protestation des familiers du roi put contribuer à une si magnifique revanche. Pour engendrer les grandes résolutions, il suffit quelquefois d'une parole opportune. Et c'est pourquoi, pardonnez cette remarque, j'ai souvent déploré comme une erreur et comme une imprudence le mot, si souvent répété, d'un célèbre hommed'Etat, au sujet de nos catastrophes passées et de nos futures espérances: "Pensons-y toujours, disait-il, mais n'en parlons jamais."
Conseil dangereux, trop commode à mettre en pratique. De tous temps et en tous pays, en France plus que partout peut-être, il faut parler pour se souvenir. Formuler une pensée, c'est lui donner la vie. Ce qui demeure muet et caché dans le secret des âmes risque fort de s'y assoupir.
En face des résignations trop aisées, la fête qui nous rassemble a des Vertus pareilles à la boutade du duc de Montansier. L'an dernier, dans une, autre enceinte, je remarquais que le rapport annuel sur les prix institués par M. de Montyon était, devant l'excitation au mal qui s'étale avec effronterie, une excitation efficace au dévouement, à la vertu. De même, l'air qu'on respire ici a-t-il des propriétés excitantes au sentiment patriotique et à la piété nationale.
Par votre seule présence, vous suscitez, mes chères enfants, l'image des belles provinces qui nous furent arrachées, et que sans provocation ni menace, nous avons le droit légitime d'espérer retrouver un jour. Vous Êtes tout à la fois une belle leçon et un touchant symbole. Il se trouve que de plus vous êtes en ce moment ce que dans la langue du  boulevard on appelle une "actualité". La plus illustre et la plus populaire de vos compatriotes, l'admirable vierge lorraine, la libératrice de la France, vient d'être acclamée et fêtée dans tout le monde ohrétien avec un enthousiasme inoui et un incomparable éclat. Rome l'a placée sur les autels, Paris et toutes nos villes ont célébré sa gloire. Et dans ce magnifique accord, un souffle vivifiant a paru, pour quelques instants, balayer les vestiges de nos misérables discordes. Vous-mêmes, d'après ce que l'on m'a conté, vous vous êtes, ainsi qu'il convenait, associées publiquement a ce bel élan national. Lors d'une cérémonie récente, dans l'église de vPtre pàifoisse, la s,tatue de Jeanne d'Arc était portée sur les épaules des petites filles de l'AJsace et de la Lorrain^ et^cet hommage, peur être moins bruyant que d'autres, n'a semblé que plus émouvant dans sa simpiioité. Il fallait que ce fût ainsi.

L'année 1909 est l'année de Jeanne d'Arc; c'est donc, en quelque façon, votre année. Me sera-t-il permis, après avoir salué la plus pure figure de l'histoire, d'en évoquer une autre, imaginaire, celle-là, mais bien réelle pourtant, qui, dans cette même année, a remué fortement nos âmes et ramené bien des regards vers votre pays d'origine ? Ce c'est certes pas une guerrière ni une héroïne d'épopée que cette Colette Baudoche, cette humble fille de Metz dont un grand écrivain nous a dit la naïve histoire.
Elle n'est pas faite pour provoquer l'enthousiasme dée foules ni pour diriger des armées mais elle n'en a pas moins un coeur vaillant et fier, et sa piété française la mène, sans qu'elle y songe, jusqu'à l'abnégation sublime. Un jour, mes chères enfants, vous lirez ces pages délicieuses, et vous y trouverez le modèle de ce qu'attendent de vous celles qui prennent soin de votre enfance. Aucune de vous n'aura, selon toute apparence, comme la vierge de Domrémy, à faire flotter sur les champs de bataille les plis d'une bannière victorieuse mais toutes, vous devez, comme Colette, demeurer sages, pieuses, courageuses, loyales comme elle, il vous faudra garder le culte du souvenir, le souci de l'honneur, la foi dans l'idéal, et ce faisant, vous remplirez votre devoir envers vos deux patries, la plus petite et la plus grande, l'Alsace-Lorraine et la France.

Pierre de SÉGUR (1853-1916)

Né à Paris, le 13 février 1853, mort le 13 août 1916.
Cet ancien membre du Conseil d’État abandonna rapidement la carrière administrative pour se consacrer par goût aux lettres et à l’histoire. Il écrivit dans un style vivant et raffiné qui rappelait celui de son siècle de prédilection, le XVIIIe siècle, de nombreuses monographies consacrées à des figures plus ou moins célèbres de l’Ancien Régime. On compte notamment parmi ses ouvrages: Le Maréchal de Ségur, La Dernière des Condé, Le Maréchal de Luxembourg et le Prince d’Orange.

Élu à l’Académie française le 14 février 1907 par 21 voix contre 8 à Jean Aicard, au fauteuil d’Edmond Rousse, le marquis de Ségur appartenait à une famille chez qui l’Académie française était presque une tradition puisque deux Ségur, dont son oncle, le général Philippe de Ségur, avaient appartenu à la Compagnie. Le marquis de Ségur fut reçu par Albert Vandal, le 16 janvier 1908. Il reçut à son tour Eugène Brieux en 1910.

(Source: Académie française)

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2006 - www.histoire-vesinet.org