D'après Marcel Besset dans Ce Soir, 22 mars 1949 [1]

Paul Kaul et le violon parfait

Bleu-vert, piqués de points roux, embusqués profondément sous la voûte touffue des sourcils, ces yeux attirent d'emblée le regard. Il y a, ensuite, les mains : de grosses mains rudes d'ouvrier. Un col dur à l'ancienne contraste bizarrement avec le long tablier bleu de travail. Aux pieds, des sabots garnis de paille tressée et de duvet. Cet homme, — un vieillard de 74 ans — s'appelle Paul Kaul : c'est le plus grand luthier de notre temps et, peut-être, de tous les temps.
Dans son atelier retiré du Pecq en Seine-et-Oise
[voir note 1] , des violons pendent à des fils métalliques. Sur des étagères, encore des violons, des fioles, des flacons, tandis que sur l'établi grouillent dans un fouillis ses outils canifs et sabots, gouges et limes, pots de colle et vernis, compas d'épaisseur...

Portrait de Paul Kaul

par Maurice F. Perrot, 1932

Des photos de virtuoses

Au-dessus d'un petit bureau, des photos jaunies, dédicacées par de célèbres instrumentistes. Parmi des dizaines, deux dates, deux noms : « Au grand luthier Kaul ! l'inimitable ! Avec toute ma reconnaissance pour ses violons qui ont été pour moi une révélation ! » Lucien Capet, 1919. — « A mon ami Kaul, luthier inspiré, homme de cœur, son admirateur » Pablo Casals, 1947...
— Comment en êtes-vous arrivé à votre conception actuelle de la luterie ?
La large bouche de mon hôte se plisse, songeuse : « Par l'expérience de mes années de travail. Parfois, on déraille... Ce n'est guère que depuis quelque temps que je suis en possession de tous mes moyens ; je travaille actuellement sur treize modèles différents. »
Si le vers de Boileau « Vingt fois sur le métier ... », s'applique à un art, c'est sans discussion à celui du luthier. La « longue patience » de Paul Kaul a commencé très tôt. Petit-fils d'un refendeur de bois pour luthiers, fils d'un vernisseur en lutherie, le petit Paul fit ses premières armes à Mirecourt, humble cité vosgienne et berceau de la lutherie française : « Dès dix ans, je m'amusais à fabriquer des violons avec des rebuts d'atelier. Par la suite, j'ai toujours travaillé seul... Mais jouez plutôt ce violon. »
Et il tend à mon compagnon, violoniste à ses heures, un instrument fait spécialement en 1937 pour Yehudi Ménuhin. Majestueux, lyrique, le thème principal du concerto en la mineur de Vivaldi s'élève dans le calme atelier. Le « grave » et la « chanterelle » sonnent d'admirable façon : un « Kaul » de la belle époque.
Le maitre-luthier a empoigné maintenant un violoncelle. Il en fait sortir des sons pleins, généreux et graves, une vraie musique d'orgue : « Au concours de sonorité entre basses de 1910, raconte Kaul, on jouait dans l'obscurité, quand vint le tour de mon violoncelle... « Je donnerais bien 50.000 francs de ce Stradivarius, s'exclama soudain un des auditeurs, professeur au Conservatoire de Paris ».
Ce jour-là d'ailleurs, l'instrument de Paul Kaul battait de 177 points le fameux Stradivarius de Davidoff. Dans la même épreuve (réservée cette fois aux violons), c'était encore un « Kaul » qui triomphait de tous les anciens instruments italiens, devançant de 21 points le Stradivarius de Kreutzer.

...M. Paul Kaul n'est pas un inconnu dans le monde musical. Célèbre luthier sa réputation est mondiale. En effet, c'est un violoncelle sorti de son atelier qui, en 1910, battit le célèbre violoncelle c Davidoff de Stradivarius. En 1912, un de ses violons éclipsa le violon « Kreutzer » également de Stradivarius. Enfin, en 1930, en un concours international à Bruxelles, Paul Kaul fut proclamé premier luthier du monde, l'emportant de haute lutte sur 71 concurrents avec 946 points sur 743 à son suivant.

A la fin des années 1930, il installa son atelier au Vésinet.

La « querelle des anciens et des modernes » [2]

Ces rappels ne sont pas inutiles, Car il y a toute une légende née avant le XIXe siècle, et soigneusement entretenue à des fins mercantiles, selon laquelle les instruments italiens — ou prétendus tels — ne peuvent être égalés par les meilleurs luthiers modernes. Avec d'autres maîtres contemporains, Kaul a porté un coup décisif à cette opinion erronée.
Il est le premier luthier moderne  qui, abandonnant définitivement le système commode, mais voué à la stérilité, de la copie servile des instruments italiens, s'est appliqué à l'étude artistique et au perfectionnement des différentes constructions classiques dans Ieurs propriétés acoustiques respectives.
C'est là le mérite essentiel et considérable de l'ermite du Pecq qui aime à répéter : « Je n'ai jamais copié les « anciens »... » Et ainsi, au terme d'un long et tenace effort, Kaul est parvenu à inventer le violon parfait, produit d'un heureux métissage des principales écoles italiennes.
Ce génial continuateur des Stradivarius, Guarnérius et Amati, qui a su profiter de leur enseignement en l'assimilant, a donc marqué un point capital en faveur des luthiers de ce temps dans cette nouvelle querelle des anciens et des modernes.
Pourtant, sur le marché de la lutherie, les instruments de Crémone et de Venise tiennent toujours la cote « ...De par la toute puissante volonté des magnats de la brocante... » m'explique Kaul.

Brocanteur-le-Père [3]

S'appuyant sur une légende soigneusement entretenue par leurs soins, les marchands continuent d'imposer aux musiciens français des violons anciens, inférieurs cependant en qualité aux violons modernes. Situation paradoxale qui oblige un Kaul à travailler, depuis 1936, pour le compte d'une maison... canadienne !
— « Je suis lié par contrat à cette firme, précise, amer, le luthier, jusqu'en 1952. Songez, ajoute-t-il, que je ne pourrais espérer vendre en France un violon plus de 60.090 frs, alors qu'au Canada, on me les achète 113.000 frs pièce. » Ce que Kaul n'a pas dit, c'est qu'un de ses modèles « Capet » ou « Enêsco » lui coûte, au moins, un mois d'un travail minutieux et acharné.
Le vieil homme rêve devant sa fenêtre où les arbres encore sans feuilles se dressent dans le ciel changeant de mars : « C'est ainsi depuis « Brocanteur-le-Père ». Je veux parler du marchand Vuillaume qui, à l'aube du siècle passé fit fortune, acquit une grande célébrité, tandis que ses ouvriers mouraient misérables... »
En prenant congé, je remarque une grande vitrine dans la chambre à coucher : elle est remplie d'instruments de toutes époques.
— « Le cimetière de mes violons, me dit avec un sourire Paul Kaul... de ceux qui ne m'ont pas donné satisfaction. Ils dorment ici. Avec nous. » Phrase naïve en apparence, mais en vérité symbole émouvant de la haute conscience de cet homme comme les autres qui, aux vacances, aime pêcher le brochet sur la Loire (« Mon violon d'Ingres.. », dit-il plaisamment). De cet homme intransigeant qui m'a déclaré avec passion sur le seuil de sa porte : « Tant que je vivrai, je ne vendrai pas d'instruments anciens : les violons modernes, fabriqués en France, sont les meilleurs du monde ». [4, 5]

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    [1] Marcel Besset avait titré son article : Retrouvant des secrets que l'on croyait perdus, l'ermite du Pecq a inventé le violon parfait qui surpasse les meilleurs Stradivarius et Amati". Descendu à la « Gare du Pecq, ayant marché durant cinq minutes en direction du « rond-point du Pecq » l'auteur de l'article fit de son personnage « l'ermite du Pecq ». L'atelier de Paul Kaul se trouvait au n°117 du boulevard Carnot donc, sans contestation possible, au Vésinet. La maison existe toujours.

     

    [2] Pendant une dizaine d'années, Paul Kaul a animé des conférences suivies d'auditions musicales sur la lutherie. Il s'attachait à montrer qu'en lutherie rien n'est mystérieux mais rigoureusement technique ; renouvelant l'éternelle querelle des anciens et des modernes, il affirmait que les instruments à cordes modernes étaient meilleurs que ceux des maîtres artisans de jadis, les Amati, Stradivarius, etc., de « bons ouvriers pour leur temps ». Ils seraient aphones, disait-il, si on ne les avait dotés de nos jours de la « barre de forcement » qui assure aux violons contemporains une grande part de leurs qualités. Kaul disait encore que tous les instruments anciens n'ont qu'une valeur fictive ne correspondant aucunement au prix qu'on les vend, et il tira une preuve de ce qu'il avançait des victoires constamment remportées dans les concours de sonorité par les violons modernes sur les plus célèbres chefs-d'œuvre de la lutherie ancienne.

     

    [3] Jean-Baptiste Vuillaume (1798-1875) célèbre luthier parisien, est né à Mirecourt (comme Kaul) où sa famille travaillait dans la lutherie depuis le XVIIe siècle. Le jeune apprenti connaîtra en quelques années une ascension sociale et professionnelle foudroyante. Couvert de récompenses dans les concours, comptant parmi ses clients les plus célèbres musiciens et collectionneurs de son temps, mariant sa fille à l'illustre violoniste Delphin Alard. Il récupéra, dans les années 1850, la somptueuse collection de violons anciens du marchand italien Luigi Tarisio, des instruments prestigieux de Stradivari, Guarneri ou Maggini, dont il fit la promotion, au détriment des instruments contemporains.

     

    [4] A côté de son travail d'atelier qui a été reconnu et primé, Paul Kaul a, sa vie durant, dénoncé l'incohérence du marché des instruments de musique. En 1932, Maurice Imbert écrit dans un article à la gloire de Paul Kaul : « A quelques passages de son exposé, M. Kaul lança de véritables diatribes. Nous n'avons pas à prendre parti, mais nous remarquerons, néanmoins, que la fin de sa harangue eût trop souvent le caractère d'un plaidoyer pro domo. Son argumentation, si solide, s'en trouva affaiblie. » Journal des Débats, 7 décembre 1932.

     

    [5] En avril 1949, un mois après la parution du présent article, le luthier Paul Kaul fut victime d’un cambriolage commis dans son atelier du Vésinet. Entre autres objets, les malfaiteurs ont dérobé « au génial artisan » trois violons de sa fabrication. L’un, de couleur rouge-brun, portait une étiquette « Paul Kaul. modèle Enesco n° 26 bis, année 1932 » La presse se fit largement l'écho de ce fait-divers.


Société d'Histoire du Vésinet, 2019 • www.histoire-vesinet.org