Bulletin de la Société zoologique d'acclimatation, Goin (Paris), 1864, Série R2, Tome 1.

Les débuts difficiles de la pisciculture au Vésinet [1]

Le Bois du Vésinet est passé, il y a quelques années, entre les mains d'une Compagnie immobilière importante. L'idée de le convertir en un parc semé de villas a naturellement amené les fondateurs à l'embellir de rivières, de lacs, de canaux, de cascades, etc. De pièces d'eau à la pisciculture il n'y avait qu'un pas, aussi des tentatives de cette nature y ont-elles été faites. Le directeur, M. Pallu, membre de notre Société, se mit hardiment à l'œuvre en 1862, guidé par M. Gillet de Grandmont, ...
Pour aller plus vite en besogne, on commença par faire venir du département des Vosges, vers la fin de septembre 1862, au prix de 1000 francs environ, un millier de Truites d'un à deux ans, pesant ensemble près de 110 kilogrammes. La fin de septembre était un moment bien choisi: d'abord parce que les chaleurs vives n'étaient plus à redouter; ensuite parce que les Truites adultes, n'ayant pas encore pondu, on pouvait espérer s'en servir pour des fécondations artificielles ou en recueillir le frai naturel. Disons tout de suite que ces opérations eurent lieu, en effet, en décembre, mais sans résultats. A peine avait-il péri un cinquième de l'expédition dans le cours d'un aussi long trajet, et cependant on sait combien il est difficile de transporter vivants, même à de courtes distances, les poissons de cette espèce. La Société n'a pas oublié qu'en raison du vif intérêt qu'avait présenté le mode de transport adopté en cette circonstance par le pêcheur Vançon, elle lui décerna une récompense dans la séance annuelle du mois de février 1863 (2).
En 1858, M. Vançon, un Vosgien, avait inventé une petite voiture, destinée au transport de toute espèce de poissons : son but était, de "parvenir à réunir dans un seul endroit assez de Truites éparses çà et là dans les ruisseaux de la montagne, pour en obtenir une fécondation artificielle en nombre d'oeufs suffisant pour alimenter, les établissements de pisciculture".


La voiture à truites de Vançon (3)

La rotation des roues de derrière la voiture met en mouvement, par deux petits excentriques, deux soufflets qui alimentent d'air l'eau pendant la marche. A l'avant de la voiture se trouve un autre soufflet à main que le conducteur fait marcher toutes les fois que la marche est suspendue. Les tuyères de ces soufflets pénétraient jusqu'au fond du compartiment où elles étaient terminées par des pommes d'arrosoir qui, en divisant la colonne d'air, évitaient les soubresauts brusques du liquide. Cette petite voiture, qui a servi à acheminer des Truites dans les étangs du Vésinet près de Paris, est demeurée au Jardin d'acclimatation où on la garde comme un des appareils qui, un jour venu, ornera le Musée de la pisciculture, en rappelant ses premiers efforts (3).
Ces déplacements firent l'objet de nombreuses discussions à laSociété zoologique d'acclimatation. M. Gillet de Grandmont concluait que le transport qui s'est fait pour le Vésinet et pour le Jardin, n'avait dû son succès qu'à la "persistance des efforts de MM. Vançon père et fils, qui n'ont cessé de fournir de l'air nouveau aux poissons, mais cette entreprise n'eût pas réussi avec toute autre personne, car on n'eût pas trouvé le même dévoûment" (4).

Les pièces d'eau destinées à ces poissons sont aussi alimentées artificiellement par la Seine, au moyen d'une machine à vapeur qui distribue l'eau nécessaire pour les besoins de la colonie du parc et de quelques localités voisines. D'une surface assez étendue et variée, elles coulent d'un mouvement lent et irrégulier sur un fond bétonné imperméable, où se trouve, il est vrai, une nourriture assez abondante en insectes et en poissons, mais peu de profondeur, sans abris, sans ombrage sur les bords.
C'est dans de telles conditions, peu favorables, que les truites dépaysées de la Bresse furent placées. Durant la saison d'hiver, elles ne parurent point d'abord avoir beaucoup souffert, mais les chaleurs de l'été de 1863 ayant élevé jusqu'à 29 degrés (5) la température des eaux, elles périrent en grand nombre, les plus grosses surtout. En 1864, la mortalité fut de même très sensible. Cette fois, ce n'est pas seulement à une trop grande chaleur qu'il faut plus particulièrement attribuer le désastre, mais aussi à une invasion d'insectes parasites qui a sévi sur toutes les espèces de poissons indigènes, sans distinction, qui se trouvaient avec les truites. Des accidents de ce genre se manifestent assez fréquemment en été et en automne, même dans les plus grands cours d'eau. C'est une épidémie, une sorte de muscardine qui frappe la majorité des espèces fluviatiles, principalement le fretin de 5 à 6 centimètres de longueur. On le voit groupé en masses considérables, sur certains points du rivage, décrire lentement des cercles à la surface, puis, se soutenant à peine, prendre une position presque perpendiculaire, et, la tête à fleur d'eau, les yeux vitreux, en proie à un malaise évident.
Dans cet état, leur corps s'entoure de bandes cotonneuses, sorte de byssus qui flétrit et ronge les nageoires, et finit par les faire périr (6).

Lors de ma dernière excursion, le 28 août 1864, l'éclusier m'a appris que le petit nombre des anciennes truites survivantes que l'on était parvenu à retrouver avait été mis dans le lac Supérieur, où j'ai vu, le même jour, quelques pièces de 40 à 45 centimètres de longueur. Ce lac, qui peut avoir 2 à 3 mètres de profondeur, remplit du reste, ici, le même rôle que celui de Gravelle à Vincennes. Il est le premier récepteur et le distributeur des eaux venant de la rivière alimentaire. 

La Compagnie du parc du Vésinet n'a pas borné ses tentatives à ce mode d'empoissonnement naturel, au moyen de truites déjà grandes. Elle a cherché à peupler ses eaux par les procédés artificiels usités (7). A cet effet, elle a fait organiser des appareils d'incubation dans le chalet de l'administration du parc, où l'eau descend du lac supérieur. L'installation ne laisse rien à désirer, sauf certains points relatifs:

    1° aux variations occasionnées dans la température par la nécessité de chauffer par un poêle;

    2° à l'emploi trop général du métal dans la confection des récipients;

    3° à la pénétration d'une lumière généralement trop forte. Depuis trois ans qu'il fonctionne, cet établissement a reçu, chaque saison, plusieurs milliers d'œufs de Saumon, de truites de diverses variétés, d'Ombre-chevalier et de Fera.

Proportionnellement, les éclosions ne paraissent pas avoir donné un bien grand nombre de jeunes poissons. L'alevinage a lieu à l'intérieur du chalet, dans des espèces de ruisseaux artificiels de zinc; à l'extérieur, dans des petits bassins où les jeunes Salmonidés sont nourris avec du foie pilé, principalement. Dans les bassins du dehors, se trouvent réunis des végétaux, des ombrages, de petits rochers formant des cascades et des abris, avec plus de fraîcheur et de mouvement d'eau. Aussi les alevins y sont-ils plus nombreux. Le 10 juillet 1863 et le 28 août 1864, j'en ai vu quelques centaines ayant atteint 4 à 5 centimètres de longueur. On'pourrait dire que les alevins de Salmonidés provenant du chalet et ceux pris à l'Aquarium du Jardin d'acclimatation, qui ont été successivement déposés dans les pièces d'eau du Vésinet, représentent une quantité considérable. Mais, s'il faut en juger par les pêches qui ont été faites depuis, ce deuxième mode d'empoissonnement par élevage aurait encore donné moins de résultats que le mode par domestication. L'Anguille (8) seulement aurait prospéré.

Le Bulletin de la Société zoologique d'acclimatation de mai 1868 signale que "des Axolotl, nés à la ménagerie des reptiles du Muséum d'histoire naturelle et déposés dans les eaux de la propriété de M. Piat, au Vésinet, près Paris, ont résisté, pour la plupart, aux froids intenses de l'hiver dernier (1867-1868). On en a vu, en effet, qui nageaient avec vivacité au-dessous de 15 centimètres environ de glace, et ils ont été retrouvés bien portants après le dégel."
On avait ainsi la preuve que ces curieux Batraciens à branchies extérieures, originaires du Mexique, pourraient être acclimatés en France. "Afin de multiplier des tentatives dont les conséquences ne seraient pas sans intérêt, si la reproduction avait lieu à l'état de liberté, puisque ce sont des animaux comestibles, on en placera dans des cours d'eau convenablement choisis sur divers points de la France. La Société sera tenue au courant des résultats que ces essais pourront donner."

 

Certaines tentatives furent peut-être moins heureuses. le mulet qui aurait été rapporté de Chine par les savants qui accompagnaient le général Montauban, duc de Palikao [1862], aurait été "propagé dans un établissement de pisciculture installé au Vésinet, près Saint-Germain-en-Laye, par la libéralité d'une administration qui, trompée par ses qualités prolifiques, en aurait empoisonné nos rivières" (9).

Bien avant la création de la Société de pêche l'Epuisette du Vésinet en 1911, on "taquinait le gardon" dans les lacs et rivières. Ceux-ci appartenant à la Compagnie Sauvalle, un droit de pêche (10 frs par ligne) fut instauré, les sommes recueillies étant intégralement reversées au Bureau de Bienfaisance.

     

    Notes :

    [1] Extrait de "aperçu de l'état actuel de la pisciculture fluviatile dans diverses localités de la France", par M. René CAILLAUD.

    [2] ...Les truites sont mises dans un récipient, caisse, baquet, etc., où elles iront que la quantité d'eau nécessaire pour les couvrir à peine, et l'air y est renouvelé constamment avec un ou plusieurs soufflets mus, soit par la main de l'homme, soit par une force quelconque, telle que le mouvement de rotation des roues d'une voiture en marche.

    [3] Bulletin de la Société zoologique d'acclimatation, Série 2,Tome 6, 1869.

    [4] Bulletin de la Société zoologique d'acclimatation, Série 2,Tome 7, 1870.

    [5] On peut dire que ce degré de température est excessif, et je ne crois pas qu'il ait été constaté ailleurs, dans des eaux destinées à l'élevage de la truite.

    [6] Dans la Seine, ce phénomène se manifeste assez souvent à Saint-Ouen, sur le point du rivage où vient se jeter un des grands égouts collecteurs des eaux de Paris.

    [7] En 1863, l'Aquarium du Jardin d'acclimatation a donné à plusieurs membres de la Société, MM. Wallut, Millet et Gillet de Grandmont, plus de 6000 jeunes Truites, Saumons, Ombres-chevaliers, à l'état d'alevin obtenu dans ses appareils de pisciculture, et dont le plus grand nombre était destiné à peupler les eaux du Vésinet.

    [8] Les Anguillettes dont les eaux de Vincennes et du Vésinet ont été peuplées venaient de Beauvais.

    [9] Musée des familles, n° 27 (3e Année) 5 juillet 1894.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2011-2012- www.histoire-vesinet.org