M. Cerf, chroniqueur au Journal de Versailles, 3 - 7 octobre 1858
Procès de l'accident du train atmosphérique
Accident du 6 septembre 1858 dans la gare du Vésinet. Prévention d'homicides et de blessures par imprudence. Police correctionnelle de Versailles, Président M. Dubois.
Audience du 1er octobre 1858
Le grand nombre des témoins assignés et l'affluence des curieux attirés par les débats de cette grave affaire ont obligé le tribunal à siéger dans la salle de la cour d'assises. Nous remarquons dans la tribune plusieurs dames en élégante toilette. A 11 heures ½, l'audience est ouverte. M. Gendreau, substitut de M. le Procureur impérial occupe le siège du ministère public. Cinq accusés sont assis devant les bancs des avocats; ce sont:
Rouzeau, chef de la gare du Vésinet; il a pour défenseur Me Nogent St-Laurent;
Duhautoire, employé du télégraphe, est défendu par Me Lachaud;
Arnoult, aiguilleur chargé des disques a Me Duverdy pour avocat;
Quesnelle, et Berger, gardes-freins, sont défendus par Me Victor Lefranc [qui défend aussi la Compagnie].
M. le greffier donne lecture de l'ordonnance de renvoi de M. le juge d'instruction Lambinet, qui est ainsi conçue :
"Attendu qu'il résulte de l'instruction contre les nommés Rouzeau, chef de gare au Vésinet; Duhautoire, facteur et employé du télégraphe; Arnoult, facteur; Quesnelle, sous-facteur, et Berger, pistonnier, prévention suffisante d'avoir, le 6 septembre 1858, par maladresse, imprudence, inattention, négligence et inobservation des règlements, causé involontairement, sur le chemin de fer de Saint-Germain-en-Laye, à la station du Vésinet: 1° La mort de plusieurs personnes, et 2° des blessures à plusieurs autres, délit prévu par l'article 19 de la loi du 15 juillet 1845 et de l'ordonnance du 15 novembre 1846. Ordonnons que les prévenus seront traduis au tribunal de police correctionnelle, M. le juge d'instruction a rendu une ordonnance de non-lieu à l'égard de MM. Vauthy, mécanicien; Briant, chauffeur; Mouillard, chef de gare à Saint-Germain, et Devauvalle, conducteur, primitivement poursuivis".
On procède à l'appel des témoins cités à la requête du ministère public, au nombre de quarante-cinq; à l'exception de trois, tous répondent à l'appel de leur nom.
M. le substitut Genreau fait en ces termes le rapport sommaire et topographique de l'événement.
Messieurs,
Le lundi 6 septembre dernier, à dix heures un quart du soir, un train partait de Saint-Germain pour Paris. Bientôt un choc eut lieu entre les voitures de ce train et la machine qui devait le remorquer. Trois personnes furent tuées sur le coup, quarante au moins ont été blessées et beaucoup d'entre elles sont loin d'être guéries. Une instruction judiciaire fut immédiatement commencée et impliqua dans la poursuite neuf employés de la Compagnie. Cinq d'entre eux sont retenus aujourd'hui et traduits devant vous comme responsables de ce déplorable accident. C'est donc, messieurs, à tous les points de vue une triste et grave affaire. Je n'entends pas vous présenter un exposé complet des faits. De nombreux témoins sont cités: c'est de leur bouche que vous recueillerez toutes les phases de cet événement, et nous-même nous attendrons la lumière qui doit jaillir de ce débat pour nous former une conviction en connaissance de cause, et pour savoir dans quelle mesure nous devrons requérir la peine qui doit être l'expiation de cette grande faute que, dès à présent, les prévenus paraissent avoir commise. Nous ne voulons, quant à présent, que décrire les lieux, indiquer les manoeuvres qui devaient se faire et, en dernier lieu, exposer les charges de la prévention.
La distance qui sépare les deux gares de Saint-Germain et du Vésinet est de 2.432 mètres; la différence de hauteur entre les deux gares est de 51 mètres; il existe donc une rampe très-considérable qui commence dès la gare couverte de Saint-Germain, devient très-rapide, puis s'adoucit et vient expirer à 730 mètres avant le Vésinet. A Saint-Germain existe un cabestan qui a pour but de tirer le train qui descend de Saint-Germain jusqu'au point où finit le palier et commence la pente. Un premier souterrain de 96 mètres se présente au début de la rampe.
La machine fixe qui produit l'aspiration est à cent soixante dix mètres du cabestan, et à trente mètres de la machine; puis vient le second souterrain, long de trois cent un mètres, et qu'on appelle le souterrain de la Terrasse; puis on rencontre deux ponts sur la Seine. Un palier de sept cent trente mètres précède le Vésinet. A ce point aussi, nous devons signaler une courbe qui, du poste de la Sablière, ne permet pas de voir à une grande distance.
Au Vésinet, la station est comprise entre deux ponts: le pont de Montesson, du côté de Saint-Germain, et le pont de Chatou, du côté de Paris. La distance entre les deux ponts est d'environ quatre cents mètres. La station est à cent mètres du pont de Montesson, et à trois cents mètres de l'autre. On ne peut voir au delà de ces ponts. Le chemin a plusieurs voies devant la gauche. Ainsi, regardant Paris, on trouve à gauche: 1° la voie de la Fosse, longue de 275 mètres, tombant par des aiguilles sur la voie montante, munie d'une plaque tournante; 2° la voie montante à Paris; 3° la voie descendante sur Saint-Germain; 4° une voie de garage. Placé sur le pont de Montesson et regardant Saint-Germain, on trouve à gauche: la voie d'engagement où se placent les machines pour tirer le train; la voie descendante qui devient tubée; la voie montante; deux voies d'évitement à Mendron, dit la Sablière; le poste d'un aiguilleur qui a la poignée de deux disques, qui sont: l'un à 300 mètres, l'autre à 700 mètres; de ce poste, il peut voir les manoeuvres de la gare. Enfin, entre le pont et la gare, une voie diagonale traverse tout le chemin et permet de passer de la voie d'engagement sur le tube, à la voie de la Fosse placée du côté opposé.
Voici maintenant les manoeuvres qui auraient dû être faites: A Saint-Germain, quand le train part, le chef de gare avertit le chef de gare du Vésinet, d'abord par un avis électrique dont il attend la réponse, et ensuite par une sonnerie électrique. Le train ne doit partir que lorsque le chef de gare s'est assuré que la voie n'est pas encombrée. Le train part, tiré lentement par une corde mue par le cabestan et attachée à une voiture. Dès l'entrée sur le plan incliné devant le cabestan, les conducteurs doivent serrer les freins. Quand on sort du grand souterrain, à plus d'un kilomètre du Vésinet, les conducteurs avertissent par des coups de trompe; ils ne doivent jamais dépasser les aiguilles qui sont dans la gare, et le dimanche ne pas dépasser le pont de Montesson. Au Vésinet, quand le train de Paris arrive, la machine et le tender sont décrochés; on y fixe une corde qu'on attache au premier vagon. L'arrière du train ne part pas; la machine prend la voie d'engagement et tire le train sur la voie tubée. On décroche la corde. La machine va reprendre sur la voie descendante les voitures laissées, remonte avec elle jusqu'aux aiguilles, prend la diagonale, traverse toute la largeur de la voie, et va se remiser ordinairement sous la Fosse. C'est la même machine qui doit, ou du moins devait ce soir-là emmener le train montant à Paris et y ajouter le train de réserve. Il fallait donc tourner la machine au moyen de la plaque, la faire reculer jusqu'aux aiguilles devant la station, suivre la voie montante jusqu'aux aiguilles de Chatou; revenir sur la voie de la Fosse en tête des voitures.
Quelles sont maintenant les charges? Nous ne pouvons que les indiquer. Ils n'ont pas vérifié l'état de leurs freins; ils en étaient responsables aux termes mêmes des règlements de la Compagnie. Ils ont serré leurs freins trop tard et trop faiblement. Nous leur reprochons en troisième lieu d'avoir descendu trop vite par suite de l'absence de ces précautions et de ne s'être pas arrêtés devant la gare, alors qu'il leur était défendu de ne jamais dépasser les aiguilles et même le pont de Montesson les jours de fête.
A l'aiguilleur, nous reprochons d'avoir ouvert la voie sans s'être assuré qu'elle n'était pas libre; à l'employé du télégraphe, Duhautoire, nous reprochons d'avoir reçu le télégramme et de ne pas l'avoir transmis; au chef de gare Rouzeau, d'avoir obstrué la voie par une manoeuvre pour la protéger, oubliant qu'on doit toujours agir comme si le train était attendu.
Nous allons maintenant écouter les témoins, et si de leurs dépositions orales résultait la justification d'un ou deux prévenus, nous n'avons pas besoin de vous dire que nous en serions heureux."
M. le président: Nous allons procéder à l'audition des témoins.
Le premier témoin cité, M. Dufour, orfèvre, rue Pavée à Paris, ne peut répondre à la citation par suite de son état de santé. Il est donné lecture de sa déposition recueillie dans l'instruction. Le témoin quittait Saint-Germain, le 6 septembre, à dix heures quinze minutes du soir; il lui a semblé que le train marchait plus vite qu'à l'ordinaire ; il ne sait pas si des signaux ont été faits ; ce qu'il a cru sentir, c'est que la diligence dans laquelle il était placé lui a paru quitter les rails et rouler sur la voie, lorsque tout à coup, au milieu d'un bruit effrayant, il s'est senti comprimé et a perdu connaissance de ce qui s'est passé. Il a eu les reins tout contusionnés et, au moment où le juge l'interrogeait, ce témoin crachait toujours le sang.
M. Donna, commissaire de surveillance.
Le train a quitté Saint-Germain à dix heures dix minutes, au lieu de dix heures. Il se composait de dix voitures munies de trois freins placés, l'un à la voiture d'avant, l'un à la huitième voiture, le troisième à l'arrière. Ce train a été lancé, comme d'habitude, avec une vitesse normale au moyen du cabestan. L'impulsion lente donnée par le cabestan est à peu près égale.
D. Y avait-il dans le train le nombre de freins réglementaires ?
R. Les règlements exigent un frein par quatre voitures et un frein en plus.
D. Par conséquent, il y avait le nombre exigé de freins. Mais n'y avait-il pas une voiture qui, sans être munie de frein, portait la marque "P.F."?
R. Oui, c'est vrai; on avait, à cause de l'affluence, eu recours à un matériel inusité.
D. Avant de lancer le train, le chef de gare ne prévient-il pas son collègue du Vésinet?
R. Oui. Et l'avis en a été donné, si l'on en croit le registre. Ainsi on lit sur le registre: "Dix heures douze minutes, le train part." Et du Vésinet on a répondu : "C.o.", ce qui veut dire compris, et alors on dut penser que la voie était libre.
M. le président : Oui. Ainsi le télégramme que transmet au Vésinet le chef de gare de Saint-Germain est une interrogation qui exige une réponse. En outre de ce télégramme, une sonnerie électrique constate que le train s'ébranle ?
Le témoin : Oui, monsieur.
D. Quel a été le résultat du choc? Vous vous êtes de suite transporté au Vésinet.
Le témoin : Oui, monsieur. J'ai d'abord vu le train partir de Saint-Germain. Au Vésinet quand j'y suis descendu, j'ai constaté que la première voiture avait été brisée par son propre poids, la seconde voiture qui était une diligence a été aussi en partie écrasée. Le mécanicien de la locomotive qui venait s'atteler au train a renversé la marche, mais il y a toujours, pendant l'exécution de cette manoeuvre, une certaine hésitation au moment où les deux forces se balancent; pourtant le piston fonctionnait déjà en contre-marche au moment du choc.
M. le président. Le train était, il paraît, animé d'une très grande vitesse ?
Le témoin. Oui; ainsi la distance de Saint-Germain a la gare du Vésinet doit être parcourue d'ordinaire en cinq minutes; les conducteurs qui ont survécu m'ont assuré que le trajet s'est effectué en quatre minutes ou quatre minutes et demie.
D. En définitive, monsieur le commissaire de surveillance, à quelle cause attribuez-vous la catastrophe?
R. Mon Dieu, monsieur le président, je l'attribue d'abord à ce que les gardes-freins n'auraient peut être pas serré les freins assez énergiquement. Il y a d'abord, vous le savez, un de ces employés qui ne peut plus répondre aujourd'hui. Le second frein a été brisé dans le choc, de sorte qu'on ne sait à quoi s'en tenir à cet égard; il était manoeuvré par Quesnel, employé supplémentaire, et qui faisait le service pour la première fois, car il est facteur. Quant au dernier frein, il était manoeuvré par Berger, qui était un ancien employé de la Compagnie, très expérimenté; il m'a assuré avoir, lui, serré très énergiquement son frein, à ce point, m'a-t-il dit, que des étincelles jaillissaient et que la fumée se développait.
D. A quel point les freins doivent-ils être serrés?
R. On doit enrayer en entrant sous le premier tunnel, au point où commence la pente. Il parait que l'enrayement aurait eu lieu quand le train passait devant la machine fixe.
D. Mais n'est-il pas réglementaire d'enrayer dès le commencement de la pente?
R. Ce sont là des règlements particuliers de la Compagnie et qui ne sont pas connus. Je considère comme utile de commencer la manoeuvre au point même où commence la rampe.
D. Mais la nature du service des facteurs est complètement étrangère aux fonctions de conducteur ou de garde-frein?
R. Sans doute; les facteurs ne font d'ordinaire que le service intérieur des gares.
D. Mais le chef du train, Lacotte,qui manoeuvrait le premier frein, offrait-il des garanties suffisantes?
R. J'ai entendu dire par tous les camarades de Lacotte qu'on ne pouvait guère compter sur le frein manoeuvré par lui, vu qu'il était généralement peu attentif.
D. Les manoeuvres de gare ne doivent-elles pas être faites un certain temps avant l'arrivée des trains?
R. Oh ! ce point est essentiel; toute manuvre de gare doit être terminée dix minutes avant l'heure où le train est attendu. Malheureusement, cette précaution n'a pas été observée à la gare du Vésinet dans la soirée du 6 septembre.
D. A qui incombe la faute du retard dans les manuvres de la gare du Vésinet?
R. C'est assez difficile à préciser. Un train de matériel vide venait de traverser la voie montante. M. Duhautoire m'a dit d'abord n'avoir pas reçu la dépêche de Saint-Germain; plus tard il a dit le contraire.
D. Le chef de gare du Vésinet n'est il pas dans l'habitude d'aller s'entendre avec le chef de gare de Saint-Germain pour la composition des trains supplémentaires?
R. Oui, les deux chefs de gare doivent, les jours de fête, s'entendre. Les 5 et 6 septembre, ils se sont entendus pour les besoins du service.
D. M. Rouzeau sachantqu'un train devait partir à Saint-Germain à dix heures, il devait l'attendre, d'autant plus qu'on s'éloignait de cette heure?
R. Sans doute; il devait d'abord couvrir la voie au moyen du disque, car jamais on ne doit faire une manuvre de gare sans se couvrir.
D. Lorsque vous avez procédé à l'enquète qui était dans vos fonctions, et que vous avez faite avec grand soin, ne vous a-t-on pas dit que Rouzeau n'avait pas ce soir-là tout son sang froid.
R. Mon Dieu, Rouzeau était un employé d'ordinaire très-sobre; dans la circonstance, il était surexcité par la fatigue, par le travail excessif de la journée et de la soirée précédente; il avait, je crois, pris quelque réconfortant, n'ayant même pas eu le temps de diner.
D. Vous parlez de réconfortant?
R. Oui, liquide!...
D. Savez-vous qu'à la réflexion d'un voyageur se préoccupant de la vitesse excessive, l'un des employés aurait brutalement, répondu ?
R. Oui, Lemaire aurait répondu : "Mêlez-vous de ce qui vous regarde."
MM. les docteurs Jules Fournier, médecin à l'hospice de Saint-Germain, et Louis Pénard, médecin à Versailles, rendent compte de la situation des malades. Il résulte de leurs déclarations que l'on n'a eu à déplorer la mort d'aucun blessé.
M. Baudesson de Richebourg, commissaire de police de Paris.
J'ai été chargé par une commission rogatoire de voir et d'interroger les blessés. Beaucoup d'entre eux ont attribué l'accident à la vitesse extrême.
M. le président. Oui, vitesse excessive, disent des témoins; vitesse à étourdir, disent d'autres.
R. Oui, et aussi, m'ont dit quelques voyageurs, à l'action insuffisante des freins. La fumée était telle, disent-ils, qu'ils ont dû fermer les glaces des wagons; les voyageurs s'en trouvaient incommodés, suffoqués. La sage-femme Lacroix me disait même que les freins étaient embrasés; un autre voyageur a cru voir une corde prendre feu et la roue s'embraser.
D. Vous avez entendu aussi un sieur Visbée, qui, lui-même employé autrefois sur un chemin de fer, a déclaré n'avoir jamais voyagé à une vitesse pareille. C'est lui aussi qui estime à dix-huit le nombre des wagons?
R. C'est vrai. Plusieurs voyageurs m'ont dit aussi que le train, selon eux, se composait de dix-huit à vingt wagons.
D. Il paraîtrait pourtant qu'il n'y en avait pas autant?
R. Les freins ne serraient pas, m'a dit un employé lui-même, ce qui explique l'embrasement des roues; s'ils eussent serré, il n'y aurait pas eu le frottement prolongé déterminé par la continuité de la rotation.
M. Mouillard, chef de gare à Saint-Germain.
Je dirigeais le service le jour de l'accident. Le train se composait de onze voitures, dix voitures de voyageurs et une voiture de piston. Il y avait trois voitures munies de freins, ce qui était conforme aux règlements.
D. Cependant, vous aviez placé quatre voitures à frein dans ce train; seulement, une de ces quatre voitures manquait de son frein ?
R. Oui; mais comme le train était dans les conditions réglementaires, je n'ai pas cru devoir m'opposer au départ.
D. Pourtant votre inspiration était bonne, et il est probable que, si vous l'aviez suivie, nous n'aurions pas aujourd'hui l'accident à déplorer ?
R. Pourtant, monsieur, on a fait hier des expériences et on s'est arrêté sur la même rampe et dans les mêmes conditions avec deux freins seulement.
D. Aviez-vous pris connaissance de l'état des freins ?
R. Cela ne me regarde pas. Nous recevons les voitures en bon état, et dès qu'une avarie se manifeste, le conducteur en avertit, et immédiatement le wagon est retiré du train; une étiquette est placée sur ce wagon qui est renvoyé aux ateliers.
D. Pourquoi n'est-on pas parti à dix heures précises, heure réglementaire ?
R. Parce que la voie était encombrée par un train de matériel ramenant de Paris des voitures vides. Le train arrivait de Paris à neuf heures et demie. On pouvait, en huit minutes, embarquer 250 à 300 voyageurs; mais, je le répète, la voie était obstruée.
D. Etes-vous sûr qu'une impulsion trop vive n'a pas été donnée au train ?
R. Oh! non; la pente d'ailleurs ne commence qu'au tunnel de la Terrasse.
D. Qui devait enrayer le premier ? R. Lacotte.
D. Et on n'avait pas enrayé en passant devant la machine, on aurait enrayé trop tard ?
R. Oui, c'est mon opinion.
M. le substitut. Etes-vous bien sûr que le train n'a été mis en mouvement qu'après la réponse du chef de la gare du Vésinet ?
R. J'en suis bien sûr.
D. Quesnelle vous a dit n'avoir commencé à serrer qu'au grand tunnel ?
R. Oui, mes souvenirs sont sûrs à cet égard. Mon opinion est qu'on a serré les freins trop tard; c'est surtout le bon sens qui doit les guider. Le chef de train siffle au frein, c'est vrai; si on va beaucoup trop vite, il y a deux coups de sifflet. Chacun apprécie et est responsable.
M. le président. Quand les freins sont serrés à fond, il n'y a plus d'étincelles ni de fumée, d'où il résulte que, s'il y a eu fumée près des roues, c'est que les freins n'ont pas été serrés.
Me V. Lefranc. Si dès l'origine on avait serré à fond au début de la pente, ne se serait-on pas arrêté avant la gare, comme la chose a eu lieu hier, et n'eût-il pas fallu lâcher les freins ?
R. Oui, je le crois.
Me V. Lefranc. Nous verrons les conséquences à en tirer.
Ludovic Guedon, seize ans, télégraphier, employé au dépôt de la voie à Batignolles.
On m'avait, pour la fête des Loges, envoyé à Saint-Germain pour manoeuvrer le télégraphe. Le 6 septembre au soir, à dix heures douze minutes, j'ai averti: "Le train part." On m'a répondu: "Co" ce qui veut dire: "Compris." Puis une sonnerie s'est fait entendre quand le train s'est ébranlé. M. Maillard, de son côté, a donné un autre avis.
M. Perrot, poseur.
D. Quel est votre service comme poseur ?
R. J'ai la surveillance de la voie.
D. Où étiez-vous le 6 septembre dernier, à dix heures ?
R. A la hauteur de la machine fixe.
D. Les freins étaient-ils serrés? On commençait à les serrer.
D. Ainsi ils n'étaient pas serrés. On commençait seulement cette opération à la hauteur de la machine fixe... Vous en êtes bien sûr?
R. Oui, monsieur.
D. Mais il paraît que ce point est le plus rapide de la pente et que, quand on sert les freins en cet endroit, il est trop tard ?
R. Je ne sais; mais ce que je puis dire, c'est que le train ne marchait pas plus vite que d'ordinaire.
M. Loyard, poseur.
J'étais à la sortie du souterrain. Là, le train marchait vite, plus vite que d'habitude. Les freins étaient serrés, ils produisaient du feu et de la fumée.
D. Est-ce qu'il en est toujours ainsi?
R. Oui; mais il y avait plus de feu et de fumée qu'habituellement.
D. A-t-on corné et sifflé?
R. Oui, j'ai entendu que l'on cornait et sifflait dès l'entrée dans le souterrain.
D. Le frein serré par Berger produisait-il de la fumée?
R. Je n'en ai pas vu; il a corné enserrant le frein.
D. Est-ce le pistonnier qui est le chef du train?
R. Non, monsieur, c'était Lacotte qui était le chef du train; Berger était à l'arrière.
D. La vitesse n'était-elle pas beaucoup plus grande que d'habitude?
R. Elle était un peu plus grande.
D. Savez-vous quelle était la force des freins? avez-vous fait quelques remarques à cet égard?
R. Oui, monsieur, j'ai remarqué que le premier frein n'était pas fort; celui de Lacotte était d'une force convenable, seulement, on disait que cet employé ne serrait pas ses freins à fond. Je ne connaissais pas Quesnelle.
Dubovalle, conducteur.
D. Vous étiez sur le train auquel l'accident est arrivé?
R. Oui, monsieur.
D. Pourquoi êtes-vous monté sur ce train?
R. Parce que j'avais besoin de me rendre au Pecq pour mon service, et que j'y suis allé par ce train.
D. Combien y avait-il de voitures composant le convoi?
R. Dix et un fourgon.
D. La voiture qui n'avait pas de frein, quoiqu'elle fût marquée P.F., ce qui indiquait qu'elle devait en recevoir un, n'était-elle pas destinée à être conduite par vous?
R. Oui, je devais la conduire, mais il n'y avait pas de frein; j'en ai fait l'observation au moment du départ au chef de gare, qui ne m'a rien dit. Berger a commencé à serrer son frein à la naissance de la pente, au moment où il entrait dans le premier tunnel. ll a serré davantage en passant devant la machine fixe, les freins étaient alors tout à fait serrés; ils faisaient feu, ce qui est un indice que le serrement du frein est complet.
D. Vous avez entendu corner, est-ce que l'on corne habituellement?
R. Non, on ne corne pas toujours; c'est parce que la vitesse était trop grande, que l'on a corné.
D. Le frein de Lacotte ne s'est-il pas brisé?
R. Je le pense; avant de partir il m'avait paru faible.
Me Lefranc, avocat de la Compagnie. A quoi le témoin a-t-il reconnu que le frein était trop faible?
R. Parce qu'il n'était pas en proportion avec la voiture.
D. Cette voiture ne faisait-elle pas partie d'un matériel qui ne sert pas ordinairement ?
R. Oui, je le crois...
D. Ainsi c'était une voiture hors de service, c'était de l'ancien matériel ?
R. Oh! non, on ne s'en servait pas habituellement; c'était du matériel de réserve pour les jours de fête.
D. Combien y avait-il de voitures?
R. Dix. Je l'ai déjà dit.
D. Mais certains voyageurs portent le nombre des voitures a dix-huit ou vingt?
R. Ils se sont trompés; il n'y en avait que dix et le fourgon.
Dalotête, conducteur-chef à Saint-Germain.
J'ai relevé les numéros des voitures, il y en avait dix à voyageurs et une à bagages. J'ai su depuis qu'une voiture avait une plaque indiquant qu'elle était munie d'un frein, bien qu'elle n'en eût pas.
Grenelle, facteur.
Il y avait quatre freins au train; le wagon 1081 avait son frein démonté.
Marie Julien, sous-chef à Saint-Germain.
Le train est parti très doucement; il faut croire que les conducteurs n'auront pas tous serré en passant près du cabestan.
Guillaume, garde-ligne.
Mon poste est dans l'île. A cinq cents mètres du souterrain, j'ai entendu corner dès que le train est arrivé à ma hauteur. Le bruit des wagons et la direction du vent m'avaient empêché d'entendre plus tôt. La vitesse était plus grande que d'habitude. Les freins faisaient du feu.
M. le président : Ce qui prouverait qu'ils n'étaient pas serrés à fond.
Monnette, garde à Colombes.
Les freins étaient si serrés que la flamme montait à la hauteur du wagon à piston.
François Bonnet, poseur à Colombes.
J'étais placé près des disques chargé de répéter les signaux. A dix heures, les disques ont fait signe d'ouvrir la voie, qui n'a pas été refermée. On a corné tout le temps. La voie était libre à toute heure.
Louis Fortier, ajusteur.
J'étais monté à Saint-Germain pour voir s'il manquait quelque chose; puis je suis redescendu dans la voiture à piston. Berger a commencé à serrer son frein en entrant au tunnel de la Terrasse, et a corné au frein.
D. Il est étrange qu'il ait à ce moment corné au frein; c'est un signal exceptionnel?
R. Il a corné pour que les autres enrayent.
D. Oui; mais la vitesse ne devait pas encore être excessive, ce n'était pas l'endroit de la plus forte pente?
R. C'est que probablement il avait trouvé que le train était parti trop vite.
Ribaudet, inspecteur à Saint-Germain.
Le dimanche suivant, j'ai entendu raconter qu'un Voyageur avait dit: "Serrez donc les freins," et que le garde-frein lui avait répondu: "J'ai le temps, de quoi vous occupez-vous?"
M. le substitut. C'est Quesnelle qui a répondu cela. Il a reconnu qu'il avait été interpellé, mais il a nié le propos. Le témoin déclare qu'on doit appuyer sur les freins depuis le commencement de la pente.
Michel Lemaitre, agent d'affaires.
Je faisais partie du convoi fatal. La vitesse était extrême; on était obligé de fermer les fenêtres, tant le courant d'air était puissant. J'ai mis la tête à la fenêtre, j'ai vu les étincelles jaillir des rails. La vitesse a commencé dès le point de départ.
M. Rochet, ingénieur des mines, chargé de la surveillance de l'exploitation des chemins de fer de l'Ouest, sous les ordres de l'ingénieur en chef.
Appelé par mes fonctions à rechercher les causes de l'accident, j'ai constaté d'abord que le train avait le nombre réglementaire de freins, c'est-à-dire un frein, plus un par quatre voitures. J'ai pu vérifier aussi que les freins étaient en bon état, sauf le frein du premier wagon qui a été brisé. Mais le frein du wagon-piston et celui de la dernière voiture étaient en bon état.
D. Ces freins ont donc été mal manoeuvrés; les garde-freins ne les ont donc pas serrés à temps?
R. Ils n'avaient pas à arrêter le train; ils devaient supposer la voie libre parce que c'est de principe ; ils auraient arrêté trop tôt s'ils avaient serré les trois freins avant de sortir du souterrain.
D. Nous pensions que les dimanches l'arrêt était fixé au pont de Montesson?
R. C'est possible, et c'est indifférent; la question est de savoir si la voie est libre. Sans doute, pour les commodités des trains, on a pu dire: Arrêtez-vous là, mais c'est plutôt pour éviter certaines manoeuvres; le mécanicien qui n'aperçoit pas les feux du disque protecteur doit aller sans crainte; la limite du point d'arrêt peut varier selon l'état des rails plus ou moins glissants, selon la pesanteur du train, l'action plus ou moins énergique des freins et, je le répète, il peut très-bien arriver qu'un mécanicien, même des plus habiles, s'arrête à cinquante mètres plus loin ou plus près de la limite déterminée. Les conducteurs du train qui s'est si malheureusement heurté au Vésinet, ne voyant pas le disque fermé, croyaient leur marche sûre; je veux bien qu'ils allaient un peu vite et qu'ils auraient peut-être un peu dépassé le point d'arrêt; mais, d'un autre côté, s'ils avaient, dès le début, serré à fond leurs freins, ils se fussent arrêtés beaucoup trop tôt; on tâtonne parfois, on serre, puis on desserre un peu, de manière à reprendre de la vitesse quand on a trop modéré la marche.
D. Combien le train doit-il mettre de temps à franchir la distance de Saint-Germain au Vésinet?
R. Je ne sais; aucun règlement que je sache, ne fixe cette durée.
D. Il résulte des dépositions des témoins que la vitesse était excessive ?
R Mon Dieu, ce sont là, si vous voulez que je vous dise toute ma pensée, ce sont là des illusions de voyageurs après l'accident; je ne crois pas, moi, que la vitesse fût excessive. J'estime qu'elle pouvait bien être d'une soixantaine de kilomètres à l'heure.
M. Genreau, substitut. Et vous ne connaissez pas le règlement qui ne permet pas, sur cette pente de la montagne de Saint-Germain, de dépasser la vitesse de 30 kilomètres à l'heure ?
R. Non, monsieur, je ne le connais pas. Ce que je crois, c'est qu'au moment du choc, la vitesse était peut-être de vingt kilomètres à l'heure, et au plus fort de la pente elle pouvait être de soixante kilomètres à l'heure, ce qui n'a rien d'effrayant: nos express font bien quatre-vingt-quatre kilomètres à l'heure. Le tribunal aura sur ce point l'opinion qu'il lui plaira, mais je l'engage à se défier des appréciations qu'on apporte ici sur le degré de vitesse. Rien de plus vague et de plus capricieux que ces appréciations. Pour moi, je ne trouve pas les garde-freins répréhensibles.
D. Ainsi, d'après ce principe que la voie doit être libre, vous admettriez qu'on peut conduire un train de telle façon qu'il aurait pu glisser presque à Paris ?...
R. Non, sans doute; je dis seulement qu'on ne peut toujours calculer le degré de la résistance nécessaire pour lutter contre la force acquise.
D. Que serait-il arrivé, monsieur, si les deux tampons du premier wagon, au lieu de prendre obliquement le tender de la machine, eussent frappé régulièrement les deux tampons du tender?
R. Il n'y aurait probablement pas eu déraillement, mais le choc n'en eût pas amené un écrasement.
D. Si l'accident ne peut, selon vous, être attribué à la vitesse, quelle en est donc la cause?
R. Je l'attribue à ce que la voie n'était pas fermée.
D. Pourtant, au moyen du disque, il n'existe qu'une fermeture de convention et qui matériellement ne peut préserver de recevoir le choc d'un train animé d'une vitesse inusitée?
R. Il peut arriver parfois que les feux du disque ne soient pas aperçus. Ceci rentre dans les exceptions.
D. A qui appartient-il de fermer la gare?
R. C'est au chef de gare, ou plutôt c'est le chef de gare qui transmet au garde-train l'ordre de fermer la voie.
D. Ainsi, dans l'espèce, la responsabilité du chef de gare est engagée?
R. Il aura commis un oubli, après tout facilement explicable.
D. Oui! mais c'est là précisément ce qui constitue l'imprudence?
R. Soit!
D. Pourtant si le préposé au télégraphe a soin de prévenir le chef de gare de l'avis du départ du train?
R. Il s'agissait d'un train régulier; l'avis était, en quelque sorte, inutile; et puis le télégraphe n'est pas un moyen fondamental de sécurité; il est un moyen commode, facile pour diriger l'exploitation dans ses mille détails, mais c'est un moyen tout facultatif, et il n'existe pas de règlement prescrivant l'emploi du télégraphe.
D. Vous prétendez qu'au moment de la rencontre la vitesse n'était pas grande; pourtant le choc a été terrible, trois personnes ont été tuées sur le coup?
R. Eh! sans doute, c'est déplorable; mais qu'est-ce que cela prouve? Il faut si peu de chose pour soulever une voiture, la faire dérailler et la renverser. Ce n'est pas au nombre des blessures que nous apprécions la violence d'un choc, mais par les dégâts matériels, par les bois brisés, par les fers tordus.
Me Lefranc. Je tiens à constater que le frein de la première voiture qu'on croyait brisé ne l'a pas été; tous les freins ont été retrouvés intacts et en bon état.
M. le président, à M.l'ingénieur Bochet.
Le frein que dirigeait Quesnelle n'arrête pas, il paraît complètement la rotation des roues.
M. Bochet. C'est un système particulier de frein. Des praticiens de grande autorité prétendent que ce mode de frein est préférable; à cet égard les opinions sont partagées.
D. Vous avez dit, dans votre rapport, que le frein de tête était brisé et qu'il était impossible de conclure de son état d'après les débris ?
R. On m'avait présenté une masse de débris informes. J'avais pensé que le frein était en pièces.
D. Mais vous n'en aviez pas l'assurance personnelle, malgré l'affirmation contenue dans votre rapport ?
R. Au fond la question est indifférente.
M. le président. Enfin c'est une mauvaise traduction de votre pensée; nous tenons à le constater.
M. Caisson.
Lorsque j'ai fait déblayer les débris après l'accident, j'ai constaté que le frein du wagon que montait Lacotte n'était pas brisé, sauf une petite tringle que nous avons dû arracher.
Meyer, ingénieur de la Compagnie.
Le frein de la voiture brisée est encore entier à l'heure qu'il est.
Etienne Nez, facteur.
J'ai aidé à composer le train, nous croyions avoir mis trois voitures à frein, et nous n'en avions mis que deux. Le chef de gare s'en est aperçu lui-même, mais le train était composé, il l'a fait partir. Du reste, nous étions dans le règlement.
D. Vous connaissez Lacotte, il était chef du train?
R. Oui; les camarades disaient qu'on ne pouvait pas compter sur lui, qu'il ne serrait pas son frein.
M. V. Lefranc. Pourquoi alors ces hommes n'avertissaient-ils pas la Compagnie?
R. Ce n'est pas, du reste, son appréciation personnelle que nous apporte le témoin.
Me Lefranc. C'est vrai, j'oubliais que je ne suis pas en présence de ceux qui ont tenu le propos sans valeur et que j'ai tort de relever.
Louget, poseur, a vu le choc.
le train arrivait avec une vitesse extrême; aussi le tender lui-même a déraillé. Aussitôt que j'ai vu ma voie embarrassée, j'ai fermé mon disque; je défends la gare du Vésinet contre Paris.
Desmartins, aiguilleur, à Paris.
Le chef de gare a dit à Vauthey: Tournez votre machine, car le train va arriver. Vauthy avait déjà battu contre vapeur lorsqu'il a été heurté. Je crois avoir entendu M. Rouzeau dire: Le train n'est pas encore annoncé.
Chiquet n'a pas entendu le chef de gare dire à Vauthy de hâter sa manoeuvre.
M. Duparc, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées et ingénieur en chef du contrôle des lignes de l'Ouest.
Personnellement, je ne suis intervenu qu'un instant avec un ingénieur en chef des ponts-et-chaussées. Nous n'avons vu aucune personne qui pût nous éclairer. Seulement, il est un fait certain, c'est que la gare n'était pas couverte et que la voie était encombrée. Le chef de gare, dit-il, est responsable de toutes les manoeuvres qui se font dans sa gare.
D. Cependant le chef de gare peut, pour atténuer sa responsabilité, dire qu'il attendait qu'il fût avisé du départ du train de Saint-Germain ? Ne trouvez-vous pas que l'employé du télégraphe a commis une faute grave s'il n'a pas donné avis de la dépêche ?
R. S'il n'est là, en effet, que pour inscrire sur un registre la dépêche qu'il reçoit, sa fonction est plus qu'inutile. Quant au chef de gare, cet avis devait être pour lui superflu. Cela atténue son imprudence, mais reste le principe qui veut que la voie soit toujours libre, à moins qu'elle ne soit couverte.
D. Mais l'aiguilleur peut-il lever le disque sans ordre?
R. Il y a certain cas où l'aiguilleur doit agir spontanément. Dans l'espèce, je n'ai pas cru devoir mettre en cause l'aiguilleur. Nous avons hier procédé, sur la demande de M. le procureur impérial, à quelques expériences pour nous rendre compte de l'énergie des freins. Ce train était chargé de vingt-une tonnes, représentant trois cents voyageurs. Eh bien! il a été convenu qu'on ne serrerait les freins que devant la machine fixe. Nous avons serré fortement les freins, et le train s'est arrêté au milieu de la rampe. Lancé de nouveau, il a été de nouveau soumis à l'action des freins. Cette manoeuvre des freins est assez délicate. Du reste on savait cet accident possible; on s'était prémuni contre la rencontre du train arrivant de Saint-Germain, et néanmoins on a eu plusieurs fois à regretter quelques coups de tampon; mais tout s'est borné là.
M. l'avocat impérial prie le témoin de vérifier à quelle distance il est possible d'apercevoir les feux des disques, et de lui adresser un rapport.
Schwartz, employé.
J'avais été détaché le 6 septembre pour le service exceptionnel de la fête des Loges; je n'ai pas entendu M. Duhautoire, l'employé du télégraphe, dire au chef de gare: Le train descend, et celui-ci répondre: Bon! Deux facteurs font la même déclaration et n'ont pas entendu le télégraphe transmettre au chef de la gare l'avis du départ du train de Saint-Germain.
François Brule, facteur-chef.
Remplissant par exception les fonctions de sous-chéf, il a vu le train arriver avec une vitesse qui lui a paru plus grande qu'à l'ordinaire.
Me Lachaud. Le témoin n'a-t-il pas entendu l'employé Duhautoire, quand il venait de recevoir la dépêche de Saint-Germain, sortir de son bureau et dire au chef de gare : Le train descend.
Le témoin. Oui, je l'ai vu plusieurs fois dire cela au chef de gare, mais je ne me rappelle pas le lui avoir entendu donner cet avis le 6 septembre au soir. Je sais que toujours, de Saint-Germain, on annonçait que le train descendait, et on répondait "C'est bon", "c'est compris".
Lemaire, conducteur au chemin de fer de Saint-Germain. Vauthy n'a pu commencer la manoeuvre qu'à neuf heures cinquante-huit minutes.
M. le président. Et combien de temps exige cette manoeuvre?
Le témoin. Environ dix minutes.
M. le président.'En ce cas, elle pouvait être achevée à dix heures huit minutes; or, elle n'était pas achevée à dix heures quinze minutes.
M. Morin, inspecteur du chemin de l'Ouest, a été envoyé pour surveiller le service extraordinaire des jours de la fête de Loges et, au besoin, pour remplacer M. Rouzeau.
D. Cette mission ne vous imposait-elle pas le soin de veiller si la gare était ouverte.
R. Certainement.
D. Eh bien alors, vous êtes responsable?
R. Sans doute, pour le dimanche.
D. Vous n'y étiez donc pas le lundi?
R. Non.
M. le substitut. L'année dernière, n'avez-vous pas signalé déjà une imprudence?
R. Oui, déjà l'année dernière M. Rouzeau, au moment où le train descendait, avait fait faire une manoeuvre à peu près semblable à celle de cette année: je lui avais même dit: "Mais vous êtes fou!"
D. Est-il vrai que Rouzeau soit resté trente-six heures sans prendre de repos?
R. il n'avait pu prendre que quatre ou cinq heures.
D. Et la dépêche. "le train part", est-elle une question ?
R. Cela veut dire: "Le train est parti." Quant à la réponse, C.o (compris), elle n'équivaut pas à une autorisation.
D. Mais ordinairement un simple avis se donnait par une sonnerie électrique?
R. La dépêche ou la sonnerie, c'est la même chose.
D. C'est contraire aux vraisemblances ; dans ce cas, le télégraphier est bien plus coupable de ne pas prévenir le chef de gare.
Le témoin. Ceci, c'est une faute d'administration, c'est une faute disciplinaire.
M. le substitut. C'est plus qu'une faute disciplinaire.
M. le président. Si la dépêche n'est plus, selon vous, qu'une indication, nous n'en comprenons plus l'utilité, puisque le train était parti?
Me Lefranc. On avait encore cinq minutes.
Dinon, mécanicien.
M. Duhautoire m'a dit n'avoir pas reçu la dépêche.
M. le président. Quel est l'objet de la dépêche, si le train est parti au moment où on la transmet?
R. On avait encore le temps de couvrir la voie eu faisant tourner le disque, ou bien d'achever une manoeuvre commencée.
Rouberthy, mécanicien.
Dans la nuit de l'accident, je dis à Duhautoir: Le train n'avait donc pas été signalé? Il m'a dit qu'il n'avait pas reçu de dépêche.
M. le substitut. Il faisait un mensonge en disant cela ?
Le témoin. Je ne sais; il ne m'a peut-être pas très bien compris.
Vauthy, quarante ans, mécanicien.
D. Si vous aviez fait votre manoeuvre plus tôt ou plus vivement, l'accident ne serait peut-être pas arrivé ?
R. La manoeuvre a été faite aussi lestement que possible, d'autant plus qu'il y avait du monde pour nous aider. Là, le chef de gare me dit de reculer pour devenir tête de train; c'est alors que j'aperçus le train qui descendait. Je renversai la vapeur, et je m'efforçai de fuir, mais je fus touché avant.
D. Auriez-vous dit au chef de gare, qui vous demandait si vous étiez près "J'ai encore de l'eau à faire" ?
R. Non; tout au contraire, je lui ai dit "Je suis à vos ordres". J'avais fait de l'eau à Paris, précisément pour éviter le danger que présente, les jours de fêtes, l'encombrement de la gare du Vésinet; mon chauffeur venait de charger son feu, de sorte que j'étais prêt à partir. Il me fallait dix minutes pour prendre la voie montante à l'aiguille de Chatou.
M. le président. En sorte que si le chef de gare eût reçu l'avis télégraphique, il eût fait finir la manoeuvre à temps pour prévenir le malheur.
Bréant, chauffeur, vingt-sept ans.
Ce témoin s'avance péniblement, appuyé sur une canne. Il montait la machine qui a supporté le choc. Le train, dit-il, est arrivé sur nous, c'était comme un éclair.
On passe à l'audition des témoins à décharge.
Dubosc, imprimeur sur étoffes.
Je n'ai qu'à me louer de M. Rouzeau et de son intelligence.
Lecanec, régisseur de la forêt du Vésinet.
M. Rouzeau est un chef de gare actif, vigilant, et se montrant surtout préoccupé de la sécurité des voyageurs.
L'audience est levée à sept heures un quart.
Audience du 2 octobre 1858.
L'affluence est plus considérable qu'hier; on remarque surtout l'empressement des dames à venir prendre place dans la tribune réservée. L'audience est ouverte à 11 heures un quart. M. le président procède successivement à l'interrogatoire des cinq accusés.
Interrogatoire de Rouzeau.
M. le président. Rouzeau, la Compagnie avait reçu les plus honorables renseignements sur votre compte; vous aviez de beaux services militaires: la vérité nous oblige à ne rien dissimuler à cet égard. Arrivons de suite à la soirée du 6 septembre; à dix heures du soir, vous attendiez le train réglementaire qui devait partir de Saint-Germain ?
R. Oui, monsieur, je savais que ce train allait arriver.
D. Eh bien, dans ce cas, la manoeuvre qui devait préparer la machine destinée à remorquer le train devait être faite, aux termes des règlements, à neuf heures cinquante minutes, c'est-à-dire dix minutes avant l'heure du départ du train. Et pourtant, à dix heures dix minutes, cette manoeuvre n'était pas achevée. Qu'avez-vous à répondre à cet égard ?
R. Je ne pouvais pas faire faire la manoeuvre plus tôt; le train de Paris s'était trouvé en retard, et la voie diagonale était envahie par un train de voitures vides qu'on lançait à Saint-Germain.
D. A quelle heure arrivait de Paris le train des voyageurs?
R. Il est arrivé à 9 heures 15 minutes.
D. Tenez-vous note des heures d'arrivée?
R. Il y a un registre tenu par le facteur-chef qui me remplace en mon absence.
D. Aviez-vous autorisé le facteur Neveu à s'absenter à neuf heures un quart?
R. Non, il est parti sans permission.
D. A quelle heure?
R. Je ne pourrais le dire au juste; ce que je me rappelle, c'est que ce soir-là tous les trains étaient en retard.
D. A quelle heure ce train régulier, arrivé à neuf heures un quart, est-il reparti du Vésinet?
R. Je ne saurais le préciser. Du reste, il y a deux autres trains après celui-ci: d'abord le train du pilote Lemaire (le pilote est l'homme qui remonte le train par la voie tubée). Ce train remontait à Saint-Germain par la voie non tubée, la descendante; avec douze wagons, il occupait la diagonale; c'est à la suite de ce train que Vauthy se présente à son tour. J'avais à lancer les voitures qu'il amenait sur le tube. Je m'en occupai immédiatement. Mes manoeuvres ont commencé à 9 heures 58 minutes; elles exigeaient dix minutes; il fallait revenir sur la voie de garage, se porter en avant, traverser les voies d'arrivée. Moi-même je me mis en devoir d'aider à tourner les machines sur la plaque. Il fallait désaccoupler le tender, le tourner à son tour, remettre les boyaux en communication avec la machine, puis Vauthy m'a dit: "Je suis à vos ordres."
D. Combien dès lors vous fallait-il de temps pour être tout à fait garé?
R. Il fallait deux minutes au plus.
D. Ainsi, vous prétendez qu'il fallait une dizaine de minutes pour faire la première partie de la manoeuvre?
R. Oh! oui, au moins. Après ça, c'est subordonné au zèle et à l'activité du mécanicien.
D. Est-ce que vous aviez à vous plaindre du mécanicien Vauthey?
R. Non, monsieur, ni ce jour-là ni les autres jours.
D. Eh bien ! il n'est pas probable alors que le mécanicien Vauthy ait mis dix minutes à opérer la première partie de la manoeuvre: les éléments de l'instruction nous apprennent que dix minutes auraient suffi amplement à l'ensemble de la manoeuvre?
R. Non, monsieur; quelle que soit l'activité du mécanicien, je crois la chose au moins très-difficile.
D. Voulant peut-être porter sur d'autres la responsabilité qui pouvait peser sur vous, vous avez dit dans vos premiers interrogatoires que vous aviez eu à vous plaindre du mécanien Vauthy ?
R. C'est qu'on m'aura mal compris ou que j'étais moi-même si bouleversé, que j'ai pu mal m'exprimer. J'étais exténué et par l'émotion du malheur et par les fatigues qui l'avaient précédé. J'étais resté sur pied pendant trente-six heures.
D. Sans prendre aucun repos?
R. Mon Dieu, je n'ai quitté, le dimanche, la gare qu'à trois heures du matin; j'ai dû me rendre chez moi; là, j'étais si fatigué, si échauffé, j'avais les pieds enflés, je dus prendre un bain de pieds; après quoi, je me jetai sur un fauteuil où je pris deux heures et demie de repos; à six heures, j'étais de nouveau à la gare, que je n'ai plus quittée.
M. le président. Oui, on comprend votre fatigue.
D. Il paraît pourtant que vous auriez eu le tort, pour combattre cette fatigue, d'avoir recours à une influence qui n'est pas sans danger sur les facultés de l'esprit; vous auriez, si on en croit des témoins, suppléé à l'affaiblissement de vos forces par des excitants?
R. Je n'ai bu que du vin, qui m'avait été apporté par ma femme.
D. N'auriez-vous pas eu recours à l'excitant des liqueurs fortes?
R. Non, cela n'est pas exact.
D. Qui est tenu de protéger la gare, de la couvrir, comme on dit dans le langage pratique de l'exploitation?
R. Aux termes du règlement, c'est au chef de gare à prendre ce soin.
D. Vous le reconnaissez; eh bien ! qui donc a fermé les disques, laissant ainsi la gare ouverte?
R. Ce n'est pas moi qui ai donné cet ordre.
D. Qui donc a fait fermer les disques?
R. L'aiguilleur.
D. A quelle distance Arnoult se trouvait-il de la station?
R. A 150 mètres.
D. Existe-t-il une courbe qui empêche de voir le disque?
R. Non, on voit très-bien.
D. On l'aperçoit de jour comme de nuit?
R. De nuit comme de jour.
D. Ne trouvez-vous pas qu'il eût été prudent de prévenir à Saint-Germain que vous aviez une manoeuvre de gare à faire, pour qu'on suspendit le départ du train?
R. Cela aurait pu se faire.
D. Si cela aurait pu se faire, cela aurait dû se faire.
R. J'attendais toujours qu'on me signalât le départ du train; dans l'attente de cet avis je devais me croire en sécurité. Du moment où j'avais averti, j'avais cinq minutes devant moi, c'était plus qu'il n'en fallait pour se garer.
D. Oui, mais si la dépêche n'est envoyée qu'alors que le train part, il était préférable de dire à Saint-Germain d'attendre pour lancer le train; car enfin, quand on a entre les mains un aussi merveilleux instrument que le télégraphe électrique, on doit en user, et c'était, selon nous, le cas ou jamais.
R. J'étais occupé moi-même à la manoeuvre, et, je vous le répète, je ne pouvais avoir l'idée de prévenir Saint-Germain quand c'était moi qui avais à recevoir de Saint-Germain l'avis sur lequel je devais prendre mes dernières précautions. D'un autre côté, je ne devais rien attendre de Saint-Germain, sachant que la voie était obstruée par la présence du train remorqué par le pilote Lemaire. Enfin, monsieur le président, il ne faut pas oublier que le train descendant de Saint-Germain devait, en tous cas, être dirigé de manière à s'arrêter au pont de Montesson.
M. le président. Ainsi vous affirmez bien n'avoir'pas reçu la dépêche transmise à la gare de Saint-Germain?
R. Non, monsieur.
M. le président. Duhautoire ne vous a pas annoncé la dépèche qu'il venait de recevoir.
R. Non, monsieur, j'affirme que M. Duhautoire ne m'a absolument rien dit.
D. Quelle est, selon vous, le signification de cette dépêche?
R. Cette dépêche veut dire: Votre voie est-elle libre?
D. Comment peut-elle avoir cette signification, puisque la transmission de cette dépêche a lieu, dit-on, au moment où le train s'ébranle?
R. La réponse étant instantanée peut arriver utilement pour prévenir le départ du train s'il y a des obstacles. Les jours ordinaires, on se borne à sonner pour avertir du départ du train: les dimanches et jours de foule, on procède autrement; on envoie une dépêche, ce qui prouve bien que l'avis avait plus d'importance.
D. Ainsi vous dites que, si vous aviez été averti par le télégraphe, il vous eût été facile de prévenir l'accident?
R. Sans aucun doute; il ne me fallait qu'une minute ou une minute et demie pour achever la manoeuvre et garer la machine.
D. Outre la dépêche, on avait de St-Germain sonné le départ; vous n'aviez donc pas entendu la sonnerie électrique?
R. Non, j'étais près de la machine.
D. Mais alors vous avez dû faire à Duhautoire de vives et sévères observations, l'accident étant arrivé?
R. Sans doute; je suis entré dans le bureau du télégraphe et je me suis écrié: "Mais comment ne m'avez-vous pas prévenu?" Il m'a dit: "Le train ne m'a pas été annoncé." Comme j'étais très bouleversé et que le malheur était arrivé, je ne prolongeai pas mes observations et je dis: "Voyons, avertissons St-Germain, qui est le lieu le plus rapproché."
D. Vous avez dû en effet vous adresser à M. Duhautoire avec une grande vivacité?
R. Mais oui, j'étais hors de moi.
D. Pourtant Mme Griard, qui se trouvait là, ne vous a pas entendu faire des reproches à Duhautoir?
R. Je n'ai même pas vu cette dame dans le bureau.
D. Vous n'aviez donc pas entendu corner au frein?
R. Non, on n'entend pas toujours, cela dépend du vent. Le train marchait avec une vitesse excessive, il arrivait comme une flèche.
D. Vous ne croyez pas qu'il ait mis cinq minutes à descendre de St-Germain?
R. Oh! certainement non.
D. Berger vous aurait dit qu'il n'était plus maître des freins?
R. Je ne pense pas.
Interrogatoire de Duhautoire.
M. le président. Vous êtes employé au télégraphe par la Compagnie de l'Ouest; depuis combien de temps?
Duhautoire. Depuis trois ans; mais on ne m'a mis au télégraphe que trois mois après mon entrée.
D. Vous aviez alors seize ans?
R. Oui, seize ans.
D. Eh bien! il est une observation que nous ne pouvons nous dispenser de faire, savoir: qu'il n'est peut-être pas très prudent de charger du maniement d'un instrument aussi précieux dans l'exploitation que le télégraphe, un jeune homme de seize ans. Déjà hier venait devant nous un jeune témoin dont nous n'avons pu recevoir le serment, auquel pourtant la Compagnie confie la direction d'un poste télégraphique. Ne comprendra-t-on pas qu'il serait préférable de remplacer par des hommes mûris par l'expérience des employés à peine sortis de l'enfance? Dans le cas qui nous occupe, il est permis de croire que le malheur ne fût pas arrivé si le télégraphe du Vésinet eût été confié à un agent expérimenté.
Quant à vous, personnellement, nous devons dire que les meilleurs renseignements vous recommandent sous le rapport de la moralité, de l'esprit de conduite, de l'honorabilité de votre famille. Aussi la question ici est de savoir si votre inattention ou votre imprudence offre les caractères que la loi frappe d'une répression pénale.
Vous aviez donc été délégué à la gare du Vésinet pour y tenir le télégraphe, manié d'ordinaire par le chef de gare lui-même. Vous recevez, à dix heures dix min. du soir, une dépêche qui annonce le départ d'un train descendant. Cette dépêche, votre devoir était de la transmettre immédiatement au chef de gare auquel elle était adressée. L'avez-vous communiquée de suite à M. Rouzeau?
R. Je ne saurais affirmer que je l'ai communiquée à M. le chef de gare lui-même, mais je suis sorti de mon bureau, et j'ai dit à haute voix sur le quai: "Le train descend." Si je n'ai pas été près de M. Rouzeau, c'est que je ne pouvais m'éloigner de mon poste télégraphique.
D. Il y a malheureusement bien de l'invraisemblance dans cette assertion. Ainsi tous les employés de la gare ont été interrogés, aucun d'eux n'a entendu cette parole que vous prétendez avoir criée à haute voix?
R. J'affirme pourtant l'avoir dite.
D. Mais aucun témoignage n'appuie cette parole. Vous avez répondu à cette dépêche par le signe convenu: "C.O.", et cela avant de donner avis de cette dépêche à celui qu'elle intéressait. N'était-ce pas encore manquer de prudence?
R. La réponse que je faisais est dans les usages télégraphiques; elle n'a d'autre portée que de dire: J'ai reçu, j'ai compris. C'est un simple accusé de réception.
D. Ce qui pourrait faire suspecter vos explications actuelles, c'est que d'abord vous aviez nié avoir reçu une dépêche quelconque. Pourquoi faisiez-vous ce mensonge au premier magistrat qui vous interrogeait?
R. Je croyais qu'on me parlait d'une dépêche, tandis que je ne considérais pas, à proprement parler, comme une dépêche cet avis banal qui n'apprenait du reste rien, puisqu'il s'agissait d'un train réglementaire qui devait être attendu.
D. Vous étiez aussi chargé, à cette heure, du service du sous-chef de gare, Neveu, qui lui, de son côté, vous avait remplacé dans la journée. Eh bien! vous avez manqué aussi bien aux fonctions de Neveu qu'aux vôtres comme télégraphier. Vous deviez inscrire les heures d'arrivée des trains, vous ne l'avez pas fait?
R. Neveu ne m'avait pas chargé de tenir note de l'arrivée des trains.
M. le président. Neveu est ici, qu'il s'explique sur ce point.
Neveu. J'en demande bien pardon à M. Duhautoir; il m'avait dit dans la journée: "Je vais prendre un repas, veuillez donc me remplacer". Son absence dura trois heures.
Duhautoire. J'avais l'autorisation du chef de gare.
Neveu. Je ne dis pas non; je vous ai toujours remplacé. Le soir venu, ayant moi-même besoin de réparer mes forces, je dis à M. Duhautoir: "Eh bien! vous voudrez bien à votre tour me remplacer pendant que je vais monter à Saint-Germain; vous inscrirez sur une feuille volante les heures d'arrivée des trains; moi, je devais reporter ces mentions sur le registre que je tiens a cet effet." Eh bien! il n'a tenu aucune note. Il est vrai qu'il m'a dit avoir égaré la feuille sur laquelle il avait inscrit les mentions.
M. le président. Vous entendez, Duhautoire. Vous recevez de Neveu un démenti formel. Vous n'inscrivez pas plus les heures des trains que vous ne mentionnez les récépissés de la dépêche de Saint-Germain. De cette circonstance, la prévention tire la conséquence que c'était pour mettre votre responsabilité à l'abri que vous aviez volontairement dissimulé l'existence de la dépêche non communiquée par vous. Ce qui augmente cette présomption, c'est que, lorsqu'on vous demande pourquoi vous n'avez pas transmis la dépêche qui signalait le train, vous n'hésitez pas d'abord à répondre que le train ne vous avait pas été signalé. Voyons, pourquoi disiez-vous que le train ne vous avait pas été signalé?
R. J'étais troublé.
M. l'avocat impérial. Et c'est le trouble qui vous faisait mentir, et c'est aussi le trouble qui vous portait à montrer à l'appui de votre mensonge votre registre muet...
M. le président. Vous seriez allé plus loin, vous auriez essayé de reporter sur le chef de gare la responsabilité de la disparition de la feuille volante sur laquelle vous aviez inscrit la mention de la dépêche télégraphique; vous avez dit qu'elle avait disparu entre minuit et une heure, alors que vous étiez absent?
R. Je n'ai pas eu un instant la pensée de charger M. le chef de gare; la feuille était tombée de mon registre; je ne l'ai retrouvée que plus tard.
D. N'avez-vous pas entendu la sonnerie électrique qui, par une sorte de double emploi avec la dépêche, signalait le départ du train?
R. Je ne me le rappelle pas; je suis parti presque aussitôt.
D. Mais tout cela était instantané, il n'y avait pas, à proprement parler, d'intervalle entre ces signes?
R. Pardon, il faut le temps de changer d'appareil.
M. le président. Mais l'appareil qui sonne n'est pas l'appareil télégraphique.
Interrogatoire d'Arnoult. M. le président. Vous étiez placé sur la voie pour manoeuvrer le disque ?
Arnoult. Oui, je devais faire mouvoir le disque de manière à protéger la gare du Vésinet, l'effaçant quand la voie était libre, le mettant en saillie quand la voie était encombrée.
D. Oui, mais d'abord à quelle distance étiez-vous de la station?
R. A cent cinquante mètres environ.
D. Du point où vous étiez, pouviez-vous bien voir ce qui se passait, soit le jour, soit la nuit?
R. De jour, oui, je voyais; de nuit, je pouvais bien apercevoir aussi les manoeuvres ordinaires, mais non pas les autres.
D. Qu'appelez-vous les manoeuvres extraordinaires?
R. Celle, par exemple, qu'exécutait Vauthy le 6 septembre au soir.
D. Comment cela? L'espace intermédiaire n'est donc pas suffisamment éclairé? On ne saurait admettre que la Compagnie n'éclaire pas tous les points sur lesquels la vue de ses employés doit se porter?
R. Je ne sais, mais je vous assure qu'il n'est pas possible de voir les lanternes quand les machines traversent la diagonale.
D. Vous êtes placé sous les ordres du chef de gare?
R. Oui, monsieur.
D. Et agissiez-vous toujours sous ses ordres?
R. Sans doute, mais depuis trois jours que j'étais là, je manoeuvrais seul sans prendre les ordres de M. Rouzeau.
D. Mais c'était là quelque chose d'irrégulier et de dangereux; vous aviez d'ailleurs grand tort de prendre ainsi une responsabilité qui incombait tout entière à votre chef.
R. D'abord, monsieur, à la distance où j'étais, je ne pouvais prendre les ordres du chef de gare; ou alors il aurait fallu un entendu pour cela, ou il aurait fallu qu'il envoyât un exprès.
D. Eh bien! il faut dire qu'un tel système laisse beaucoup à désirer. (A Rouzeau.) Dites-nous, Rouzeau, comment vous, le chef de gare, vous laissiez à un employé subalterne l'initiative des mouvements de disque dont dépendait avant tout la sécurité des voyageurs ?
R. La fonction de l'aiguilleur était si simple! Il pouvait lui-même voir si la voie était libre ou non.
D. C'est précisément là un point incertain!
Arnoult. Si j'ai ouvert la voie, c'est que je voyais le train descendre et la voie libre.
M. le président. Qu'en saviez-vous si la voie était libre, puisque vous venez de dire que du point où vous étiez vous ne pouviez apercevoir les manoeuvres extraordinaires? Il fallait au moins, avant de prendre la responsabilité d'ouvrir la voie, vous informer si elle était parfaitement libre ?
Arnoult. Je ne pouvais quitter mon poste; et puis, quand le train descend, je dois ouvrir, car on me mettrait à l'amende, si j'avais arrêté le train sur la voie... Maintenant il s'est trouvé là cette machine inconnue... que voulez-vous? Moi, je n'avais pas à entraver la circulation sans ordre.
D. Vous deviez fermer la voie puisqu'on faisait une manoeuvre en gare. Il y a un autre reproche à vous faire. Berger, qui montait le train descendant de Saint-Germain, a corné pendant tout le parcours; avez-vous entendu corner?
R. Oui, monsieur.
D. C'était un avertissement de fermer la voie; c'était un son de détresse?
R. Pas toujours, monsieur; quelquefois on corne très-fort pour les freins ou pour toute autre manoeuvre à faire sur le train en marche. Je n'ai pas compris que le train arrivait trop vite.
D. Vous n'avez pas répondu à ce reproche: vous saviez qu'on faisait une manoeuvre en gare, et vous n'avez pas fermé la voie, aux termes du règlement.
R. Je croyais que la manoeuvre était terminée. Je répète que rien n'était sur la voie, à mes yeux, quand je l'ai ouverte.
M. le Substitut fait remettre à M. le président un procès-verbal rédigé par M. Duparc, ingénieur en chef, concernant l'expérience dont il a été chargé hier par le tribunal à la gare du Vésinet. M. le président donne lecture de ce procès-verbal. Le résultat constaté par M. l'ingénieur en chef est que, du poste occupé par l'aiguilleur, on peut voir, la nuit, le feu rouge d'un tender en gare, mais qu'on ne peut distinguer sur quelle voie est le tender.
Interrogatoire du prévenu Berger, pistonnier.
M. le président. Depuis combien de temps êtes-vous employé au chemin de fer ?
Berger. Depuis dix ans.
D. Votre fonction est de manoeuvrer le piston. Le 6 septembre, vous étiez à votre poste, au piston. Combien avez-vous mis de temps à la descente de Saint-Germain au Vésinet?
R. Quatre minutes.
D. On a dit moins. Qu'avez-vous fait dans le parcours?
R. J'ai serré mon frein dix mètres avant d'arriver au cabestan, et avant d'entrer sous la première voûte; en passant devant la machine fixe, j'ai corné aux freins.
D. Pourquoi? Est-ce que vous étiez le chef du train?
R. Non, monsieur, c'était Lacotte: mais comme je voyais que nous allions un peu vite et que j'étais sur le derrière du train, j'ai corné aux freins pour prévenir les camarades.
D. Avez-vous serré votre frein complètement?
R. Oui, on ne pouvait pas le serrer davantage.
D. Et cela au début du parcours. Eh bien, hier, des hommes spéciaux, des ingénieurs ont dit qu'on ne serrait jamais en partant complètement les freins, car cela ferait arrêter le train.
R. C'est que les autres n'auront pas serré autant que moi.
D. Il parait que, dans l'opinion commune, Lacotte était un garde-frein sur lequel on ne pouvait pas trop compter?
R. Je le crois aussi, car plusieurs fois je lui ai fait des reproches de nous faire arriver trop vite en gare. Cependant, le jour de l'accident, je crois qu'il a bien fait son service.
D. Et Quesnelle, comment a-t-il rempli son devoir ce jour du 6 septembre ?
R. Je ne connaissais pas du tout Quesnelle, qui n'était que de la veille au chemin de Saint-Germain. Je crois qu'il a bien fait son service.
D. Quesnelle était nouveau dans ce service; d'un autre côté, Lacotte passait pour un garde-frein léger, imprudent; il est arrivé un grand malheur, et cependant vous dites que tout le monde, vous le premier, a bien fait son service.
R. Il se passe souvent bien des choses sur un train dont personne ne peut rendre compte.
D. Le frein de Lacotte ne se serait-il pas rompu?
R. C'est ce que je ne puis pas dire.
D. Vous avez corné tout le long de la ligne?
R. Oui, monsieur.
D. De quel point pouvait-on vous entendre à la gare du Vésinet?
R. On pouvait m'entendre de la sortie du grand souterrain.
D. L'employé aux disques pouvait-il vous entendre?
R. Oui.
D. Le son du cornet est un signal d'alarme, de détresse?
R. Oui; cela veut dire de se garer, qu'un train va trop vite.
D. Mais cela serait à votre charge; il ne fallait pas aller si vite!
R. Pour moi, j'ai fait tout ce que j'ai pu; j'ai vu que nous allions trop vite, j'ai serré mon frein, j'ai corné; je ne pouvais faire davantage.
M. le substitut. Hier, des ingénieurs nous ont dit que deux freins eussent suffi pour arrêter le train.
R. C'est possible; moi, j'ai serré le mien autant que j'ai pu; je ne sais ce que les autres ont fait; j'ai serré à deux mains et à fond.
Interrogatoire du prévenu Quesnelle.
M. le président. Vous êtes sous-facteur au chemin de fer, mais quelquefois vous êtes employé comme conducteur; sur quelles voies ?
Quesnelle. Sur Argenteuil, sur Versailles, les dimanches et les jours de fête, dans l'été.
D. Ce sont des pays de plaine où on n'a pas occasion de se servir des freins.
Me Victor Lefranc. Pardon, monsieur le président, sur les deux lignes de Versailles, rive droite et rive gauche, il y a de la pente, et on fait usage des freins.
M. le président. Toujours est-il que vous n'aviez jamais été employé au chemin de Saint-Germain ?
Quesnelle. Cela est vrai.
D. A quel moment avez-vous serré votre frein en partant de Saint-Germain?
R. J'ai serré mon frein eu sortant de la gare de Saint-Germain, comme je l'avais fait la veille, le dimanche. Quand j'ai entendu Berger corner, j'ai serré mon frein plus fort; j'avais à côté de moi un voyageur que j'ai prié de m'aider en lui disant "Poussons fort".
D. Ici se place un autre fait. Un voyageur vous a-t-il dit: "Vous ne serrez pas votre frein suffisamment" et ne lui auriez-vous pas répondu en termes fort malhonnêtes que cela ne le regardait pas?
R. Je n'ai pas connaissance de cela. Un seul voyageur m'a parlé, c'est celui qui était à côté de moi dans la guérite, et qui m'a aidé à serrer mon frein.
D. Ne savez-vous pas que le frein de Lacotte se serait brisé?
R. Je l'ai cru parce que j'ai entendu une espèce de craquement; j'ai pensé que c'était le frein de Lacotte qui se dérangeait.
M. le président. Faites appeler M. Delapeyrière, directeur de la Compagnie.
Me Victor Lefranc. M Delapeyrière, cité comme civilement responsable, est représenté par Me Delaunay, avoué près ce tribunal. Si le tribunal voulait de lui des explications personnelles, il s'empresserait de se rendre à ses ordres. Sur l'invitation de M. le président, le tribunal, accompagné des prévenus et de leurs avocats, se rend dans une salle voisine où est déposé le frein du wagon du conducteur Lacotte, pour vérifier son état.
A la reprise de l'audience, la parole est donnée au ministère public.
M. le substitut.
Messieurs, dans les accidents des chemins de fer, après le regret de ce qui vient d'arriver, il y a la crainte de ce qui peut arriver encore; le jour d'un accident on frémit et on tremble pour le lendemain. Sur les chemins de fer, aucun de nous n'est sûr de ne pas être frappé ou dans sa personne ou dans ses plus chères affections. Vous savez les faits de cette triste cause, messieurs : un nombre considérable de personnes étaient venues à Saint-Germain en habits de fête; les unes sont revenues ensanglantées, les autres pour prendre des habits de deuil. Le dimanche 5 septembre, pour satisfaire aux besoins de la foule, le service avait été augmenté; il était de quatre convois par heure. Le lundi, il avait été réduite deux convois par heure; des employés supplémentaires avaient été envoyés à Saint-Germain et au Vésinet.
Le lundi 6 septembre à 10 heures 10 minutes du soir, un train partait de la gare de Saint-Germain: c'était un train réglementaire qui devait partir à 10 heures. Pourquoi ne partait-il qu'à 10 heures 10 minutes? Quel était le motif du retard ? Le voici. Le train de Paris, qui devait arriver à Saint-Germain à 9 heures 25 minutes, n'y était arrivé qu'à 9 heures 54 minutes: première cause du retard. Il y en avait une autre. Le conducteur Lemaire était allé du Vésinet à Saint-Germain chercher du matériel, et il avait occupé la voie jusqu'à 9 heures 58 minutes. Telles sont les causes qui avaient décidé le chef de la gare de Saint-Germain à ne faire partir le train que 10 minutes après l'heure réglementaire.
Quelle était maintenant la composition du train? Il était formé de dix wagons, plus un fourgon, occupés par un nombre de voyageurs estimé de 3 à 400. C'est ici l'occasion de relever une erreur commise par plusieurs voyageurs qui, dans leur premier effroi, ont tout vu avec l'exagération qui accompagne toujours une grande catastrophe.
Ces voyageurs ont porté le nombre des wagons composant le train à dix-huit et même à vingt; c'est une erreur, aujourd'hui parfaitement reconnue; indépendamment du témoignage du chef de gare Rouzeau, qui pouvait avoir intérêt à ne pas dire la vérité sur ce point, nous avons ceux des prévenus Quesnelle et Berger qui ont un intérêt contraire. Tous disent que le convoi n'était que de dix wagons, plus un fourgon.
Cette composition du train était-elle réglementaire pour les freins? La réponse est encore affirmative; le train avait trois freins. Dans la pensée de M. Rouzeau, il y en avait même quatre, mais vous savez qu'il était dans l'erreur, et comment cette erreur avait été produite; une voiture qui n'avait pas de frein portait la plaque indicative qu'elle en fut munie. Vous savez que le règlement prescrit un frein pour quatre voitures; le nombre de freins était donc réglementaire. Il n'y avait donc rien à dire sur la composition du train.
Avant de partir, ce train avait été signalé au Vésinet, deux fois différentes, par deux sonneries, l'une faite par le chef de gare, l'autre par l'employé Guedon. Le train est parti tiré par le cabestan jusqu'à la naissance de la rampe. Cependant, en entrant dans le grand souterrain, un peu au delà de la machine fixe, la vitesse était déjà grande.
En ce moment on serre les freins. C'est là que se placent l'épisode du voyageur s'adressant à Quesnelle et l'étrange réponse de ce dernier; fatale réponse, car le voyageur avait raison, et la faute était déjà irréparable.
Nous disons que la vitesse du train était grande. Le sieur Longet, garde de la voie, déclare que jamais il n'avait vu une vitesse pareille. Les conducteurs du train voyaient bien le danger, car, pendant tout le reste du parcours, ils font des signaux de détresse. Il n'y avait pas à se méprendre sur le caractère de ces signaux: les sonneries du cornet sont différentes, selon ce qu'elles veulent exprimer, et elles sont comprises par tous les employés des chemins de fer.
Dans ce moment, que faisait-on à la gare du Vésinet? Il y avait un retard pour préparer le train de réserve. La machine n'était arrivée qu'à neuf heures cinquante-quatre minutes; elle n'avait plus assez de temps pour faire sa manoeuvre;d'un autre côté, le conducteur Lemaire avait occupé la voie jusqu'à neuf heures cinquante-huit minutes. Il y avait deux choses à faire: tourner le tender et reprendre la tête du train de réserve. C'est à ce moment que le chef de gare Rouzeau intervient et donne des ordres; il était alors dix heures quinze minutes. Il n'avait été prévenu ni de l'arrivée de la dépêche annonçant le train, ni par l'aiguilleur chargé de surveiller la voie. Pour exécuter l'ordre qu'il a reçu, le mécanicien Vauthy recule; c'est à ce moment que, averti par des cris, il voit le danger; le train arrive à toute vitesse; il fait contre-vapeur, il fuit en avant, mais le temps lui manque pour atteindre la partie libre de la voie, et le choc a lieu.
Quels ont été les résultats de cette rencontre?
Vous le savez. La première' voiture a été brisée; la seconde voiture est montée sur la première; les autres voitures ont reçu un contre-coup violent; nous n'essayerons pas de peindre la scène de désolation qui suivit, les cris de trois cents voyageurs, les plaintes des blessés. Un homme est retiré mort du premier wagon, c'était le conducteur Lacotte; deux femmes, les dames Michel et Roger, ne sont plus que des cadavres; la dernière avait une partie de la cervelle enlevée. Telle était, messieurs, l'horrible situation de ce convoi qui était parti pour se rendre à une fête, et qui revenait décimé et consterné.
Nous ne savons pas quel a été le nombre des victimes; nous en connaissons quarante-trois, mais toutes ne se sont pas révélées, toutes n'ont pas reçu les soins des médecins qu'on a mis à leur disposition. Aujourd'hui la voie n'est plus rougie de sang, tout a été effacé. C'est le moment pour la justice de demander compte des causes qui ont produit l'accident et d'en rechercher les auteurs. Quelles sont les causes de l'événement? Est-ce un cas de force majeure, vis divina, comme disaient les anciens? Est-ce une cause inconnue, comme celle de Fampoux ? Enfin,est-ce une cause accidentelle, comme une rupture de frein, par exemple?
Ce n'est rien de tout cela. L'événement doit être attribué à un concours de fautes. On a dit qu'une minute plus tard, peut-être seulement une seconde, l'accident ne serait pas arrivé, que Vauthy aurait évité la rencontre. Cela est vrai, peut-être, ici on peut voir la part de la fatalité, mais c'est une circonstance fort minime en présence de toutes les imprudences, de toutes les fautes qui ont été commises et qu'il me reste à vous démontrer. Dans notre pensée bien réfléchie, l'accident est un fait qui engage la responsabilité humaine. A qui faut-il imputer cette responsabilité? aux cinq prévenus qui sont devant vous, dans des proportions différentes.
Quatre autres employés avaient été compris dans la première instruction: les sieurs Mouillard, chef de gare à Saint-Germain; Dubovalle, employé; le chauffeur Bréant et le mécanicien Vauthy. Après plus ample informé, on a reconnu qu'il n'y avait pas lieu à suivre contre eux, et en ce qui concerne le mécanicien Vauthy, non-seulement on n'a aucun reproche à lui faire, mais il a à recevoir des éloges pour le zèle et l'aptitude qu'il a montrés dans accomplissement de ses devoirs.
Avant de discuter les charges relatives aux cinq prévenus que nous rattachons à l'inculpation, qu'une dernière observation me soit permise. Il y a un de ces cinq hommes qui a été averti, qui a reçu d'un voyageur un avis qui pouvait tout sauver; cet homme, c'est le prévenu Quesnelle. Comment a-t-il reçu cet avis? Vous le savez. C'est une grande faute qu'il a commise. Le public qui appartient aux chemins de fer, qui n'a plus d'autres moyens de voyager; le public, qui ne peut conjurer le péril, doit au moins ne pas recevoir d'outrages quand il voit le péril et qu'il engage à l'éviter.
Le ministère public discute ensuite les faits relatifs à chacun des prévenus. Il place le jeune Duhautoire sur le premier plan au point de vue de la négligence et de l'inobservation des règlements; dans sa pensée, la faute qu'il a commise de n'avoir pas communiqué à son chef de gare la dépêche du départ du train, est la faute déterminante, qui a entraîné toutes les autres; cette faute capitale peut atténuer les autres, mais ne les excuse pas. Cette faute, ajoute M. le substitut, le prévenu Duhautoire l'a sentie dès le premier moment, car immédiatement après l'accident, il a voulu la couvrir par des mensonges que vous connaissez. Voudrait-on dire que le service télégraphique n'est pas réglementé, que les employés à ce service ne sont pas astreints à des règles ? Il n'en est pas ainsi, cela a été jugé par la Cour de cassation, et aussi dans une affaire spéciale par le Tribunal de Fontainebleau, qui a décidé qu'une faute dans la mission télégraphique pouvait constituer une infraction à la loi, alors même qu'il n'y aurait pas de règlement écrit. Il suffit qu'il y ait eu négligence, imprévoyance, pour constituer l'imprudence. Dans quelle mesure devrez-vous condamner Duhautoire ? Il est jeune; c'est sa meilleure excuse, et nous devons dire, c'est sa seule excuse. Il est jeune, mais il est léger.
C'est un mauvais employé, nous le disons à regret; il ne mérite pas confiance. Un employé, le sieur Neveu, lui confie son service, et il ne le remplit pas, et pour s'excuser il a recours au mensonge; c'est le mensonge vivant; il a menti dans l'instruction, ii a menti à cette audience, aujourd'hui même, et il a fallu faire revenir à la barre le témoin Neveu pour lui faire rentrer son mensonge dans la gorge. Il a pris une large part dans l'événement, il devra avoir une large part dans la responsabilité; sa condamnation devra être supérieure à celle des trois autres inculpés dont nous vous avons signalé les fautes.
Abordant les fais relatifs à M. Rouzeau, chef de la gare du Vésinet, le ministère public se plait à reconnaître qu'il est signalé comme un excellent employé, mais poussé quelquefois par trop de zèle. Dans la circonstance actuelle, il a commis deux fautes: la première de ne s'être pas conformé au règlement en ne faisant pas fermer la voie quand il faisait exécuter une manoeuvre en gare; la seconde est de s'en être rapporté à son aiguilleur, employé subalterne, qui ne devait pas lui inspirer cette confiance qui doit rassurer complètement; je laisse à votre appréciation, ajoute M. le substitut, la mesure dans laquelle vous aurez à le condamner. J'arrive maintenant, dit M. le substitut,à la dernière partie de ma tâche, la responsabilité civile de la Compagnie.
C'est une opinion trop répandue dans le public, qu'à l'occasion des accidents des chemins de fer, on ne poursuit que les employés inférieurs, les employés supérieurs échappent toujours à l'action de la justice. C'est là une erreur, et contre laquelle protestent les poursuites qui ont été faites lors des accidents de Fampoux, de Poitiers et de Beaugency, où des agents supérieurs ont été poursuivis et condamnés.
Au début de cette affaire, il s'est présenté une grave question, celle de savoir si la responsabilité devait remonter, soit au directeur de la Compagnie, soit à un des employés supérieurs, pour cette plaque mensongère qui annonçait qu'un wagon était muni d'un frein alors qu'il n'en avait pas. Il a été reconnu qu'il n'en devait pas être ainsi. Mais, et voici ce qui retient au procès la Compagnie au point de vue delà responsabilité civile; l'administration, à notre avis, devait faire des règlements spéciaux pour une gare spéciale comme l'est celle du Vésinet. En effet, la gare du Vésinet voit passer, dans certains jours de l'année, un nombre considérable de trains; elle est voisine de la rampe de Saint-Germain; c'était autant de raisons pour la Compagnie d'être plus prudente pour cette, gare que pour toute autre, et de la soumettre à des règlements plus détaillés et plus stricts, Vous condamnerez donc tous les prévenus, et la Compagnie comme civilement responsable. On vous demandera pitié et indulgence pour la jeunesse des uns, pour les antécédents et l'avenir des autres. Nous vous rappellerons, nous, les résultats de l'événement: ces trois cadavres gisant sur la voie, ces familles en deuil, les plaintes, les gémissements de ces quarante blessés. Ce n'est pas à votre coeur, c'est à votre raison que je fais appel pour faire à chacun la mesure de votre justice. Si,comme nous, vous aviez eu la douleur de voir les corps ensanglantés: si, comme nous, vous aviez vu les médecins nombreux, mais encore insuffisants pour leur donner des soins, vous vous diriez que l'indulgence et la pitié ne sont pas pour ceux dont la fatale imprudence a causé tant de désastres. Ainsi, eu même temps que vous aurez de l'indulgence pour leurs précédents, vous ferez justice en les condamnant.
La parole est donnée au défenseur de M. Rouzeau, chef de gare, Me Nogent Saint Laurens.
Messieurs, je viens répondre à un réquisitoire très net, très clair, où j'ai trouvé avec bonheur, la fermeté judiciaire alliée à un rare esprit de sagesse et de modération. Le but de ma plaidoirie est loyal et simple; je viens, sans parti pris, rechercher la cause de l'accident funeste du 6 septembre. Cette cause est-elle radicale, absolue, ou est-elle complexe? Est-ce un de ces cas de force majeure que nulle prudence humaine ne peut prévoir, et quelle est la part que pouvait y prendre M. Rouzeau? Ce sont là autant de questions qu'il faut m'adresser, et auxquelles il me faut répondre. J'aime à aller droit an but; j'ai hâte d'avoir complété la défense de l'homme honorable qui me l'a confiée; mais auparavant, permettez-moi de vous faire connaître cet homme, quelles sont ses traditions pour lui, pour sa famille.
L'avocat dit que son client, fils d'un chef d'escadron de l'ancienne armée, a servi lui-même, a les meilleurs antécédents et a su inspirer les plus vives sympathies au Vésinet, où il exerce les fonctions de chef de gare depuis le 25 juillet 1856, après avoir été à la gare de Courcelles depuis mai 1854. Il a une femme et un enfant dont il est toute la fortune.
Le défenseur aborde les faits et discute la question de savoir si le chef de gare a été négligent ou imprudent. Sur le premier point il rappelle que M. Rouzeau n'avait pas quitté sa gare pendant trente-six heures, qu'il avait veillé à tout, assisté de sa personne à toutes les arrivées, à tous les départs des trains. Cette assiduité à ses devoirs ne s'est pas démentie un seul instant, pas même alors que la fatigue avait brisé ses forces. Il est donc à l'abri de tout reproche de négligence.
Sur la question d'imprudence, le défenseur soutient que M. Rouzeau est également inattaquable. Il a prévu tout ce qu'il pouvait prévoir, mais il ne pouvait prévoir, mais il ne pouvait prévoir des choses exceptionnelles, un concours de circonstances inusitées, un employé du télégraphe, détaché auprès de lui pour le renseigner, et qui ne le renseigne pas, un aiguilleur qui ne l'avertit pas, non plus que l'employé aux disques, et enfin un train arrivant à toute vitesse, alors que pour achever d'accomplir la manoeuvre de gare qu'il avait ordonnée, il eût suffi moins d'une minute, de quelques secondes, peut être d'une seconde seulement.
Pourquoi, ajoute le défenseur, en présence de tant de zèle et de prévoyance, ne pas croire à un événement de force majeure? Serait-il le premier? Quand le terrible accident de la rive gauche est arrivé, quand on a retrouvé les cadavres dans les tourbières de Fampoux, la justice n'a-t-elle pas déclaré qu'il y avait là force majeure?
L'homme, dans ses aspirations, tend à tout dominer. L'espace, le temps sont vaincus; on maîtrise les forces de la nature, on enchaîne les éléments; mais on ne maîtrise pas le hasard, on n'enchaîne pas la fatalité. Il faut que nous ayons l'orgueil de notre siècle, car il a accompli de grandes choses; il faut nous incliner devant les miracles de la science, de l'industrie, de la vapeur... et puis quelquefois un accident arrive, un malheur survient et passe comme l'éclair à travers les prévisions humaines...Que voulez-vous? C'est le fait de ce monde, c'est la tempête de la fatalité qui éclate comme pour humilier l'homme dans son orgueil et sa puissance, comme pour lui jeter cet avertissement qu'il n'est ni infaillible, ni parfait; et pourtant ces malheurs sont rares, ils diminuent sans cesse. Quand ils arrivent, l'opinion s'émeut, s'agite; sa plainte est respectable, mais toujours exagérée. Il appartient à la justice, calme et immobile, au-dessus de l'opinion, de dire le mot solennel de la vérité; ce mot, vous allez le dire, et je le recueillerai avec le respect et la confiance que m'inspirent vos consciences, vos lumières et votre sagesse !
Il est cinq heures et quart. Après une suspension de quelques minutes, l'audience est reprise, et la parole est donnée à Me Lachaud, défenseur du prévenu Duhautoire, employé au télégraphe.
Me Lachaud: Je viens présenter la défense d'un jeune homme de dix-neuf ans, presque un enfant, et cependant,à en croire le ministère public, c'est sur lui que la responsabilité morale la plus grave doit peser. J'ai la conviction que le ministère public se trompe, et j'ai la ferme espérance de prouver le contraire. Mais avant tout, qu'il me soit permis de regretter amèrement les paroles si cruelles, parties de la bouche du ministère public, et qui jettent sur ce jeune homme un vernis qu'il a si peu mérité. Avant de le juger, il faut que vous le connaissiez; il faut que vous sachiez son passé si court et si pur, ses bons instincts, ses excellents sentiments. Pour vous le faire connaître tel que je vous l'annonce, je n'aurai pas de grands efforts à faire, je puiserai dans l'instruction.
Duhautoire, d'une excellente famille, y a puisé les meilleurs enseignements, et quoiqu'il pût espérer une position moins modeste que celle qu'il occupe, frappé des malheurs de sa famille dès l'âge de seize ans, il travaille avec le courage et l'assiduité d'un homme, et il a depuis trois ans occupé les postes les plus délicats, et il est arrivé à dix-neuf ans sans avoir encouru un seul reproche de ses supérieurs. A l'occasion de la fête des Loges, il a été envoyé au Vésinet comme auxiliaire du chef de gare, il y était le dimanche, il y était encore le lundi, à cette heure fatale où arrivait l'accident.
Le ministère public a fait un tableau éloquent douloureux, mais inutile, de la scène qui a suivi l'événement. Pourquoi ces souvenirs? Est-ce que la justice se préoccupe des résultats d'un événement? Le ministère public sait bien que nous pleurons tous avec lui, que nous partageons son deuil. Tout en déplorant les malheurs causés par la catastrophe du 6 septembre, l'avocat croit qu'il faut un peu moins s'en préoccuper cependant, pour voir aussi les services rendus par les chemins de fer; qu'il faut subir ces accidents comme une sorte d'impôt à payer.
Revenant à la défense de Duhautoire, il soutient que le service télégraphique n'a pas de règlement, que la mission confiée à son client n'est pas définie, s'attache à prouver qu'il n'a commis aucune négligence, aucune imprudence, le recommande à la justice clémente du Tribunal; et que cet événement a été produit par un si grand nombre de circonstances funestes, que leur réunion est un fait fatal que toutes les volontés humaines n'auraient pu conjurer.
Chemin de fer atmosphérique en marche. On notera la position très exposée du garde-frein en tête de train. Le conducteur garde-frein Lacotte, qui occupait cette position fut une des victimes de l'accident du 6 septembre 1858.
Audience du 4 octobre 1858.
A 11 h ¼ l'audience est ouverte. M. le Président donne la parole à Me Duverdy, avocat d'Arnoult.
Arnoult, dit l'avocat, est un des bons employés du chemin de fer; il a fait tout ce qu'il devait faire. Les règlements disent: "Un train doit toujours être attendu, et la voie doit être toujours ouverte quand elle est libre". Arnoult a-t-il fait ce qu'il devait faire? Oui, répond l'avocat. Il a ouvert la voie quand elle était libre, et elle est restée libre pendant au moins douze minutes; il a donc fait ce que lui prescrivait l'article 1er du règlement fondamental en matière d'exploitation de chemins de fer. On n'avait donné aucun ordre particulier à Arnoult, on s'en rapportait à sa vue, et il résulte du rapport de M. l'ingénieur Duparc qu'il n'était pas possible de distinguer à la vue la nature des mouvements qui se faisaient sur les voies.
Le rapport de M. le commissaire de police, qui a fait une expertise de même nature que celle de M. l'ingénieur Duparc, ne contredit en rien ce que dit ce dernier; il reconnaît, comme M. le commissaire de police, que l'on voit constamment la lumière rouge, mais ce que M. le commissaire de police n'a pas examiné, c'est la question de savoir si de la place de l'aiguilleur on peut reconnaître les manoeuvres qui se font sur la voie, et M. l'ingénieur affirme que cela n'est pas possible. Les articles 3, 4 et 9, que l'on reproche à Arnoult d'avoir violés ne se rapportent pas à lui, il concerne seulement les aiguilleurs, et Arnoult n'avait pas d'aiguilles à manoeuvrer, il était garde-signal seulement, il ne pouvait en rien influer sur la marche d'un train, il ne pouvait que mettre le signal d'arrêt, et ce signal, il ne pouvait pas le donner puisque la voie était libre quand le convoi est passé devant son disque et devant lui-même. Il ne peut être coupable de n'avoir pas reçu d'ordres, il ne peut être coupable de n'avoir pas eu, pour ainsi dire, une inspiration sublime. L'avocat demande donc à la justice du tribunal l'acquittement d'Arnoult.
Me Victor Lefranc, avocat de la Compagnie et des gardes-freins, prend la parole.
L'avocat déclare que la Compagnie ne méconnaît pas sa responsabilité civile, et fera tout ce qui est en elle pour adoucir les malheurs que tous ses efforts et toutes ses précautions n'ont pu éviter. Venant à la défense des gardes-freins, Me Lefranc ne croit pas à la rapidité excessive; les témoins qui en ont déposé l'ont fait sous le coup de l'émotion inséparable d'une semblable situation, et ce qui confirme l'avocat dans cette conviction, c'est que chaque fois qu'il arrive un accident sur les chemins de fer, on en a toujours accusé une excessive vitesse, et cependant les hommes de la science ne croient pas eux que cette vitesse ait existé, ils ne la croient même pas possible dans la situation du 6 septembre, et l'on ne peut pas arguer des indications du télégraphe pour juger de la promptitude d'arrivée du train, puisque le registre télégraphique fixait à 10 h 15 minutes le départ de la dépêche annonçant l'accident et que l'arrivée de la même dépêche à Saint-Germain, instantanée, pour ainsi dire, n'y est indiquée qu'à 10 heures 25 minutes. L'une des deux dépêches est donc erronée. L'article 139 de l'ordonnance de 1846 ne peut s'appliquer aux garde-freins, puisqu'ils n'ont pas, comme les trains à machine, de locomotive pour reprendre leur marche, s'ils s'étaient arrêtés; ils n'ont donc pu encourir aucune espèce de responsabilité, et si le tribunal croyait, contrairement à la conviction de l'avocat, que la vitesse a pu être pour quelque chose dans le malheur que l'on déplore, comme il est démontré que Berger et Quesnelle ont fait ce qu'ils ont pu, l'on peut croire que c'est Lacotte qui n'aurait pas, lui, serré son frein, lui, que dans sa déposition , le commissaire de surveillance administrative de Saint-Germain a dit avoir la réputation d'être léger au frein, témoin auquel l'avocat reproche de n'avoir pas prévenu la compagnie de cette opinion.
Arrivant à la défense de la Compagnie, l'avocat prouve que le matériel est dans le meilleur état, et cela résulte des rapports des ingénieurs du gouvernement et de l'effet même du choc sur les voitures, puisque le chassis de la voiture brisée elle-même est resté intact. On a reproché à la Compagnie le choix d'employés trop jeunes pour l'usage du télégraphe; mais cette fonction est tout à fait dans les aptitudes des femmes et des enfants, et cela est si vrai, que le gouvernement prend souvent des employés dans ceux de la Compagnie.
On a reproché à tort à la Compagnie d'avoir des règlements insuffisants; il serait dangereux de tout prévoir, et cette seule prescription: "Couvrez-vous avant de commencer une manoeuvre", qu'elle impose aux chefs de gare, doit empêcher tous les accidents.
La Compagnie, dit en terminant Me Lefranc, accepte toute la responsabilité civile; elle a déjà fait tout ce qui était possible et juste pour réparer le malheur qui a en lieu. La société sera donc suffisamment rassurée, et la condamnation des inculpés, et surtout celle des deux gardes-freins ne viendra rien y ajouter.
On rappelle le témoin Morin.
M. le substitut du procureur impérial demande au témoin si Arnoult avait pu voir que la voie était obstruée. Dans l'opinion du témoin, Arnoult n'a pas pu voir.
Il est une heure et demie , l'audience est suspendue; à deux heures elle est reprise, el M. le Substitut du procureur impérial a la parole: "Nous le savons, il y a pour l'homme des dangers inhérents à l'emploi de ces grandes forces de la nature, la pesanteur, la vapeur comprimée, l'électricité; mais elles lui donnent en même temps une puissance nouvelle et des moyens nouveaux pour conjurer ces dangers, et elles lui imposent de plus l'obligation d'opposer le redoublement de sa prudence au redoublement de ses périls, et d'obéir, comme à des ordres inflexibles, aux règlements, qui seuls peuvent le sauvegarder. Et ainsi,messieurs, par une des harmonie de la loi divine, l'empire de l'homme sur la matière ne peut s'accroître sans péril qu'autant que s'étend en même temps l'empire de l'homme sur lui-même, et les puissances de la nature ne peuvent être impunément asservies à sa volonté qu'autant qu'il courbe lui-même sa volonté sous la servitude du devoir.
C'est donc une obligation impérieuse pour tous ceux qui appartiennent, à quelque titre que ce soit, à ce grand mécanisme de l'exploitation des chemins de fer, de ne jamais remplacer la consigne par l'appréciation, de ne jamais substituer aux règlements généraux des conventions particulières, de ne jamais se reposer sur autrui de l'accomplissement de leur tâche , de ne jamais compter aveuglément sur l'accomplissement de la tâche d'autrui; de ne jamais avancer ou différer d'une seconde le moment exact d'un mouvement à faire, et d'astreindre tous les actes de leur service à la plus inviolable des disciplines. Là est leur devoir, là doit être leur drapeau, et, si j'osais dire, comme leur religion. A ce prix seulement, ils seront purs devant leur conscience, honnêtes devant l'opinion de tous, et l'on pourra leur confier sans crainte ce dépôt permanent de la sûreté publique. Si leur consigne n'a pas été par eux respectée, ils sont coupables, ils ont failli à leur mission, et si leur faute a fait des victimes, la justice les appelle et les condamne. Ils ne sont que les maîtres de notre vie, mais nous, messieurs, nous sommes les justiciers de leur honneur.
Arrivant à faire à chacun des accusés la part qui lui revient dans la catastrophe, M. le Substitut dit que, en ce qui concerne Rouzeau, on ne peut admettre le système plaidé par son défenseur, de la fatalité et de la force majeure; Rouzeau avait une consigne, il devait la suivre; il serait dangereux d'admettre, dans des fonctions aussi importantes que les siennes, que l'on pût remplacer la consigne par des appréciations personnelles. On ne peut donc invoquer ni force majeure, ni fatalité; il avait une action précise à accomplir: il devait couvrir la voie, il ne l'a pas fait, il est coupable; coupable encore d'avoir laissé Arnoult sans instructions.
Duhanloire s'est défendu d'avoir contribué à l'accident et prétend avoir fait son devoir; ce n'est pas l'opinion du ministère public; c'est surtout à cet accusé qu'il impute le malheur que tout le monde déplore ; en effet, par son puissant instrument, il était en même temps pour ainsi dire à Saint-Germain et au Vésinet, et s'il eût fait son devoir, tout eût pu être prévenu ou évité. En ce qui concerne Arnoult, le ministère public lui fait le reproche d'avoir ouvert la voie sans qu'elle fût libre, et s'il lui avait d'abord imputé par erreur d'avoir violé un règlement qui ne le regardait pas, il n'est pas moins vrai que les règlements qu'il doit suivre, lui interdisaient d'ouvrir la voie tant qu'elle n'était pas libre et que lui, qui est un employé intelligent, connaissait la nature des manoeuvres que devait exécuter le mécanicien Vauthy, et il devait savoir que la manoeuvre ne pouvait être finie; il ne devait dans tous les cas, ouvrir la voie que sur l'ordre du chef de gare et en agissant sans ordre, il a engagé sa responsabilité.
Arnoult devait, dans l'opinion de M. le Procureur impérial, quand il a entendu les signaux de détresse donnés par la corne de Berger, ou fermer la voie ou au moins prévenir le chef de gare de l'arrivée du train. Quant à Quesnelle et à Berger, ils avaient eu le tort de serrer leurs freins trop tard ou insuffisamment; et il résulte même des expériences dont a parlé leur défenseur, que même avec deux freins on peut arrêter les trains; et que l'on peut donc dans une certaine mesure, leur imposer la responsabilité dans la catastrophe du 6 septembre.
M. le Procureur impérial ne parlera pas de la responsabilité civile de la Compagnie, elle ne l'a pas déniée, el il reconnaît qu'elle a fait tout ce qu'elle pouvait pour réparer tout ce qui était réparable; mais il croit qu'il lui incombe une certaine responsabilité morale pour employer des agents trop jeunes et pour n'avoir pas établi un règlement au moins pour la gare du Vésinet, qui est placée dans une position si exceptionnelle.
M. le substitut continue: On nous a adressé, Messieurs, un reproche qui nous a touché, et que nous ne pouvons pas accepter; c'est d'avoir cherché, en vous disant le nombre des morts et des blessés, à vous émouvoir et à inquiéter l'opinion publique: et le défenseur du prévenu Rouzeau, s'armant d'une statistique connue, vous disait que les voyageurs tués sur les chemins de fer ne sont que la millionième partie des voyageurs transportés chaque année en France. C'est là, Messieurs, un moyen utile à faire valoir dans une enquête officielle, par les représentants des Compagnies: et encore on a oublié de vous dire que le nombre des voyageurs transportés étant plus considérable aujourd'hui qu'autrefois, le total des accidents, proportionnellement moindre, est beaucoup plus grand pris d'une manière absolue; mais c'est, en tout cas, un pauvre soulagement à la souffrance de ceux qui sont frappés; cela ne fait pas obstacle à ce que le malheur qui s'est produit hier se reproduise demain, et alors le même défenseur reviendrait avec la même éloquence et la même statistique, comme il le faisait avant-hier et comme il l'avait déjà fait, après l'épouvantable catastrophe de Moret, consoler des familles en deuil en leur apprenant que ceux qu'elles ont perdus ne constituaient que la millionième partie des voyageurs transportés par an pendant un espace de vingt années.
Ainsi, messieurs, ces chiffres qui sont vrais, et qui ont de la valeur à un point de vue général, n'en ont aucune comme garantie particulière, et ne peuvent diminuer la légitime émotion qui s'empare de nous en présence de terribles événements comme celui du Vésinet. Il n'est pas vrai non plus de dire que pour bien juger la faute, vous deviez faire abstraction de ses conséquences; l'étendue du mal causé est un des éléments nécessaires pour mesurer l'étendue du châtiment légitime; et si les mêmes négligences s'étaient produites, si les mêmes imprudences avaient élé commises sans amener un résultat meurtrier, vous ne seriez pas ici pour juger les coupables, et la justice garderait le silence, comme elle l'a fait souvent en présence de ces chocs qui malheureusement ne sont pas rares au Vésinet, et que les ingénieurs appellent simplement des coups de tampon. Ainsi, messieurs, chacune de ces morts, chacune de ces blessures devra pour vous entrer en ligne de compte lorsque vous aurez à rendre votre jugement ; et si pour éviter toute émotion d'audience nous n'avons voulu faire paraître devant vous aucun des blessés qui auraient été en état de venir, vous ne devez pas moins pour cela songer à ceux qui ne sont pas ici; et quand on vous demande indulgence pour les coupables, chacune de ces familles en deuil, chacun de ces blessés qui souffre a le droit de vous dire, et nous, qui les représentons tous, nous avons le devoir de vous dire en leur nom: Pitié, nous vous la demandons aussi, mais pitié pour les victimes, et pour tous ceux qui peuvent être frappés de même ! Pitié pour nous, si nous ne voulons voir nos enfants partis en habits de fête, et bientôt, comme la jeune Blanchard et la jeune Vigie, portés meurtris ou mutilés sur un lit d'hôpital ou si nous ne voulons, comme le sieur Roger, voir écraser notre femme à nos côtés, et ne nous relever nous-même, au bout de plusieurs mois, de notre lit de souffrance, que pour porter son deuil ! Pitié pour nous, si nous ne voulons le sort de cet homme dont je ne dirai pas le nom, et dont la raison ébranlée par ce funeste accident, représente toujours à ses yeux cette scène de carnage et fait toujours entendre à son oreille les cris désespérés d'une mère qui dans ce tumulte effroyable cherchait ses enfants et ne les retrouvait pas !
Pitié pour nous enfin, si nous ne voulons tomber au niveau de cette race nouvelle qui se prétend plus civilisée que nous ne le sommes, de ce pays où les convois partis sur la même voie de directions opposées, se heurtent et s'écrasent, où les trains s'abiment dans les fleuves à côté des ponts mobiles entr'ouverts, et où des catastrophes pareilles à celle-ci, impunies par les lois, sont la nouvelle de chaque jour et l'oubli de chaque lendemain !
Voilà Messieurs, ce que tout le monde a le droit de vous dire, ce que nous n'avions pas le droit, quoi qu'aient pensé les défenseurs, de ne pas vous dire au nom de tous, et ce que vous avez le devoir de vous rappeler avant de prononcer votre jugement. C'est à vous, Messieurs, en effet, qu'il appartient de sauvegarder la sûreté publique, de proportionner le châtiment des coupables à l'étendue des maux qu'ils ont causés, et, en punissant les fautes du passé, de prévenir les fautes possibles de l'avenir. C'est là, Messieurs, votre mission , telle que vous la comprenez et que la comprend l'opinion publique; et, comme toujours, vous saurez la remplir.
Me Nogent-Saint-Laurens dit qu'il ne croit pas qu'une réplique doive être la répétition de sa plaidoirie. Il fait ressortir la fatalité qui a réuni un concours de circonstances telles, que toute la prudence humaine ne pouvait faire éviter le malheur qui est arrivé, et s'appuie surtout sur la sécurité où Rouzeau devait se trouver, comptant sur le télégramme qui devait lui annoncer le train cinq minutes avant son arrivée, temps plus que suffisant pour prendre les précautions qui eussent empêché l'accident.
Me Lachaud soutient que l'on ne peut reprocher à Duhautoire ni négligence, ni imprudence: il n'avait aucun règlement, aucune instruction , il a fait à 10 h 12 minutes ce qu'il avait fait dans les journées du dimanche et du lundi jusqu'à 10 h 12; il était sorti de son bureau et avait dit: le train descend; on ne lui avait donné aucun employé pour envoyer son avis au chef de gare; si ce dernier ne l'a pas reçu, ce n'est pas à lui qu'on en peut faire le reproche. On ne peut pas arguer non plus, de ce que son indication n'aurait pas été entendue, qu'elle n'a pas été donnée, puisque deux sonneries télégraphiques n'ont pas été entendues davantage. Dans une chaleureuse péroraison, Me Lachaud dit que, quelque puissance que l'homme ait acquise, il ne cesse pas d'être homme, et que Dieu seul ne commet ni oubli ni imprudence. Il conjure, en terminant, le tribunal d'acquitter les prévenus dans l'intérêt même de la sécurité des voyages sur les chemins de fer; car si des employés que tout le monde reconnaît intelligents et dévoués pouvaient encourir une peine pour une seconde d'oubli fatal, on ne trouverait plus, pour remplir ces importantes fonctions, que des gens incapables et ne sachant conserver aucun autre emploi.
M. Morin, rappelé à la demande de Me Duverdy, reconnaît qu'il y a eu une interruption dans la manoeuvre, et que par suite, la voie s'est trouvée libre pendant un temps. Me Duverdy, s'armant de la réponse du témoin, soutient qu'aucune peine ne peut atteindre Arnoult, dont la situation est si intéressante d'ailleurs, puisque son travail seul soutient une nombreuse famille. Et ce serait amener l'anarchie dans l'exploitation des chemins de fer, si on imposait aux employés secondaires l'obligation d'apprécier et de décider.
Me Lefranc revient sur le peu de foi que l'on peut donner à ceux qui croient après coup à ces vitesses excessives, et que la science dénie; il soutient que la répression n'est pas le moyen d'éviter le retour de malheurs dans l'exploitation des chemins de fer, qu'il ne faut pas troubler par la crainte des pénalités les études qui se font chaque jour pour augmenter la sécurité sur ces merveilleuses voies de communication.
Les répliques sont terminées à 4 heures ½. M. le président annonce que le tribunal se retire dans la chambre du conseil pour délibérer. A cinq heures ¾ on entend la sonnette de la chambre du conseil. Le tribunal entre en audience et M. le président lit un jugement fortement motivé qui prononce l'acquittement d'Arnoult. Et, faisant aux autres l'application de l'article 19 de la loi du 15 juillet 1844, mitigé par l'article 463 du code pénal, condamne:
— Rouzeau à six mois de prison et 300 frs d'amende,
— Duhautoire à cinq mois de prison et 300 frs d'amende,
— Quesnelle à trois mois,
— et Berger à deux mois de prison.
Société d'Histoire du Vésinet,
2009 - www.histoire-vesinet.org