Robert de Montesquiou-Fézensac, dans Les pas effacés, Paris, 1923.

Quand le comte de Montesquiou découvre le Palais rose

« Une heure après, notre voiture débouchait par une de ces allées de nécropole, qui, sans doute pour donner raison à mon rapprochement avec le Taj-Mahal, se multiplient dans cette localité sédative et désaffectée, dans une vaste et belle prairie, au fond de laquelle s'élevait la maison-fée. Et c'était bien le rez-de-chaussée en marbre rose, s'ouvrant sur un perron presque aussi grand que la demeure, et jetant au-devant des êtres de rêve, qui semblent toujours prêts à en descendre, un tapis rectangulaire à fond de gazon, à bordure de roses, au centre duquel une fontaine récite perpétuellement les vers cristallins de Baudelaire :

O gerbe épanouie  /  En mille fleurs...  /  Retombe en une pluie  /  De larges pleurs.


une fontaine récite perpétuellement les vers cristallins..."
La fontaine du temps de Montesquiou (ci-dessus) fut remplacée par la suite par un bassin dit « les enfants de Versailles » (fonderies du Val d'Osne)

Alentour un gravier perlé, pas tout à fait de perles prises à l'écrin du rajah, mais de jolis petits cailloux, dont pas un ne dépassait, sages comme des images; à gauche, des pins parasols ; à l'arrière, de la verdure, un enchantement.
Je gardais le silence, devant la grille, composée d'autant de fois l'épée flamboyante du Paradis-Perdu qu'il y avait de barreaux. Les volets clos indiquaient l'absence. Seul, un ménage, d'aspect rébarbatif, qui paraissait devoir être de gardiens ou de jardiniers, rompait l'harmonie, moins par des paroles qu'avec son aspect. Je fus sur le point de leur jeter mon cœur par-dessus les épées flamboyantes, mais j'en fus empêché par cette certitude que non seulement ils l'accueilleraient sans sympathie, mais que, soucieux de leur devoir, en présence de ce corps étranger dérangeant la symétrie du spectacle apprêté par eux, ils me feraient dresser un procès en contravention. Je fis quelques pas, puis je me préparai à remonter dans ma voiture, avec cette plénitude, à la fois, et cette mélancolie que laisse la vue du bonheur, inemployé, d'un autre.
La femme que j'avais aperçue, errante dans l'enceinte close, en était sortie, et causait avec mon chauffeur ; l'ange domestique, préposé à la garde d'un tel Eden, laissant ses épées plantées dans le sol, daignait s'entretenir avec les automédons du pétrole ! quelque chose avait bougé dans le destin. Cette créature n'était pas seulement le garde angélique, c'était aussi Eve, peut-être même le serpent. L'instant d'après, j'étais moi-même de l'autre côté de la grille ; l'instant suivant, j'étais dans ses murs, et, ces deux instants passés, tout était à moi. [...]
Si cette maison, qui n'est pas à vendre, et que d'ailleurs mes moyens modestes ne semblent guère me mettre en état d'acquérir, si cette maison improbable, impossible, et pourtant réelle, n'est pas à moi demain, je meurs !


Le Palais rose, demeure actuelle de Robert de Montesquiou (1911)
« devant la grille, composée d'autant de fois l'épée flamboyante du Paradis-Perdu... »


Le Palais rose, l'aile gauche [1]


Le Palais rose, l'aile droite


Le Palais rose, la verandah


Le Palais rose, le "Temple d'amour"

FONS VOLUPTATIS FUIT. Entre les colonnes, se creuse, entre la ceinture de ses puissantes moulurations, la vasque "la plus belle baignoire du monde" dit son heureux possesseur, et qui représente la baignoire, l'unique baignoire du Palais de Versailles au temps du Roi Soleil et de Louis le Bien Aimé. Elle se trouvait placée dans l'appartement des Bains, c'est-à-dire au rez-de-chaussée, au-dessous de la Galerie des Glaces, dans la pièce à gauche de celle de l'angle quand on regarde le Parterre d'Eau. Taillée et fouillée dans un bloc de marbre rose de douze mille kilogrammes et qui en devait bien peser une quarantaine de mille avant d'être creusé, elle servit à Madame de Montespan, puis sous le règne de Louis XV, une fois transportée à l'Ermitage, peut-être à Madame de Pompadour qui l'avait transformée en bassin. Du moins, on se plaît à l'imaginer. "Elle est octogone, est-il écrit dans la Gazette d'Utrecht du 6 février 1750, a trente-deux pieds de circonférence et trois et demi de profondeur. Il règne tout autour une espèce de banc et l'on descend dans cette baignoire par trois marches qui y sont pratiquées très artistement". Enfin, d'après des papiers du temps, il est établi qu'en 1673 les trois marbriers qui y travaillèrent touchèrent plus de 9 000 livres après en avoir touché 1 000 en 1672, et qu'en 1671 une somme de 15 000 livres fut inscrite au budget de Versailles pour l'achèvement de cette cuve. C'est en 1900 qu'elle fut installée au Pavillon des Muses. Toutes les gazettes d'alors célébrèrent l'heureuse acquisition du poète et les poètes eux-mêmes sur la prière de M. Gabriel de Yturri, le grand ami de l'auteur des Perles Rouges, disparu depuis, consacrèrent à la glorieuse relique, au somptueux bibelot des vers harmonieux. [2]

[...] Je recommençais donc à jouer, dans le genre mobilier, au renversement des termes de la phrase de M. Jourdain, et ce fut encore une fois bien joli ; mais le plus beau fut l'avènement de la vasque. Transportée, elle aussi, comme une plume, des hauteurs de Neuilly au val du Vésinet, j'en fis le centre de mon beau jardin, et son point de mire, l'abritant d'un temple du genre de celui de l'Amour, au Petit Trianon, et que je faisais supporter avec huit belles colonnes cannelées, de noble ordonnance. L'onde y pleurait, y jouait et, le soir, l'électricité, emprisonnée sous la coupole, faisait apparaître, au centre de ce paysage, comme un kiosque lumineux, soutenu par huit colonnes d'ambre. » [3]


Le Palais rose, salon et serre


Le Palais rose, les vitrines


Le Palais rose, le pastel


Le Palais rose, la galerie

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    Notes SHV et sources :

    [1] Publiée du vivant du Comte de Montesquiou, la série de clichés présentés ici illustre ce qu'était le Palais Rose et son ameublement au temps du poète, avant les modifications apportées par les propriétaires suivants.

    [2] Gabriel Mourey. Dans le jardin du Palais Rose, La Gazette illustrée des amateurs de jardins, 1913.

    [3] Pour en savoir plus sur l'histoire de la vasque, lire notre page "L'Odyssée d'une vasque royale" qui rend compte des recherches entreprises sur le monument une dizaine d'années après la mort de Montesquiou et la rédaction des textes ci-dessus.


Société d'Histoire du Vésinet, 2015 - www.histoire-vesinet.org