Hector Berlioz - Les Grotesques de la musique, 1859.

Le retour de La Stoltz
Opéra de Paris, 1854 ...

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L'Opéra a fait sa réouverture. Nous avons revu Mme Stoltz plus dramatique que jamais dans son beau rôle de Léonor. Cette brillante soirée a été suivie de deux autres exécutions non moins remarquables du même ouvrage, après quoi l'Opéra, pour se reposer, nous a donné une fois le Maître chanteur, de M. Limander, partition dans laquelle se trouvent de charmantes choses qu'on ne remarque point assez, à mon sens. Après le Maître chanteur est venue la Reine de Chypre, où Mme Soltz a reconquis les honneurs du triomphe, au son des trompettes du théâtre, aux bouquets des loges d'avant-scène, aux acclamations enthousiastes de tous. Le monde entier de l'Opéra s'en est mêlé; et je n'y étais pas! Le fabuliste a raison, l'absence est le plus grand des maux, pour moi surtout qui jouis d'un guignon infatigable? Quand je suis à Paris, rien n'est plus terne ni plus stagnant que nos théâtres lyriques, et je n'ai pas plus tôt tourné les talons qu'on y tire des feux d'artifice merveilleux, et que les chandelles romaines du succès y montent au ciel de l'art par myriades.

Stoltz et Duprez dans la favorite
Rosine Stoltz et Duprez dans La Favorite
Gallica, BNF

Mme Stoltz n'a rien perdu de sa voix ni de sa verve brillante, c'est ce que chacun dit; mais je lui dirai, moi, qu'elle se prodigue, qu'elle met trop de voiles au vent, qu'elle donne trop de son âme, qu'elle se tue, qu'elle se brûle par les deux bouts. Il faut faire vie qui dure, et notre public de l'Opéra n'est pas habitué à un tel luxe d'élans dramatiques, à une telle profusion d'accents passionnés. Il y a beau temps qu'il avait fait son deuil de toutes ces choses; ne souffrons pas qu'il en reprenne l'habitude. Mme Stoltz pourrait, elle le devrait même en se bornant au tiède nécessaire, se dire encore ce que disait Rossini: "E troppo bono per questi, etc."
D'illustres exemples, d'illustrissimes cantatrices prouvent surabondamment ce que j'avance. L'une supprime une partie des phrases de ses plus beaux airs, elle compte des pauses pour ne pas se fatiguer, et s'abstient dans presque tout le reste de ses rôles d'articuler les paroles; vocaliser est plus facile, même quand on ne sait pas vocaliser. L'autre s'arme d'un calme monumental, d'un froid de marbre, et vous récite de la passion comme Bossuet récitait ses sermons, sans gestes, sans mouvements, sans varier l'accentuation de son débit, en maintenant toujours ce qu'elle croit être son âme au degré de chaleur modérée recommandé par les professeurs d'hygiène. Et voilà comme on fait les bonnes maisons! Aussi ces cantatrices ménagères vivent beaucoup plus longtemps que ne vivent les roses, elles n'acceptent que des centaines de mille francs, achètent des châteaux, en bâtissent en France, et deviennent marquises ou duchesses.

Rosine Stoltz vers 1854
Rosine Stoltz
BNF Richelieu Musique fonds estampes

Tandis que Mme Stoltz, qui n'a peut-être encore bâti de châteaux qu'en Espagne et ne possède pas le moindre titre dont elle puisse faire précéder son nom, est forcée d'accepter des cinquantaines de mille francs, des misères, pour se consumer comme elle le fait dans la flamme de son inspiration. Voyez! la voilà obligée déjà par les fatigues d'un seul mois de demander un congé, et d'aller chercher de nouvelles forces sous le ciel doux et bienfaisant de l'Angleterre. Qu'elle y profite aux moins des bons exemples que Londres ne lui refusera point. C'est là qu'on voit des cantatrices dont l'âme n'use pas le fourreau; c'est là que les artistes ardentes apprennent à se tremper dans les ondes stygiennes de bons gros oratorios d'où elles sortent froides, rigides et inaccessibles à I'émotion.

Société d'Histoire du Vésinet, 2005 - www.histoire-vesinet.org