Jean-Paul Debeaupuis, Société d'Histoire du Vésinet, novembre 2019 [1]

Les « premiers pas » de la télégraphie tellurique au Vésinet (1901)

Dans les « échos » de la Gazette du Vésinet du 23 juin 1901, paraissait un entre-filet d'une teneur et sur un thème assez inhabituels pour ce journal éphémère très local et au tirage plutôt confidentiel :

    Le colonel de génie militaire russe Pilsoudski avait prétendu, à la suite de la découverte de Marconi, que les ondes se transmettaient bien plus aisément et d'une façon plus intense par le sol que par l'air.

    Après quelques expériences en Russie, il est venu créer ici deux stations électriques qui, à l'appui de son affirmation, transmettent des messages télégraphiques par voie terrestre.

    Grâce à cette découverte du colonel russe, avec des appareils d'une puissance insignifiante on transmet par ondes terrestres une dépêche à 550 mètres, tandis que par voie aérienne elle ne va pas au-delà de 50 mètres. On a d'ailleurs constaté que sur terre l'émission de courants électriques sans fil, selon le système Marconi, est à peu près impossible. Les arbres, les accidents du terrain constituent autant d'intercepteurs.

    Les deux postes du Vésinet sont situés à 537 mètres l'un de l'autre. L'inventeur prétend d'ailleurs que la distance que peuvent franchir les dépêches confiées à la terre est illimitée. Et il travaille en ce moment à l'établissement de postes qui relieront notre coin de banlieue parisienne à l'étranger. Pour affirmer sa suprématie, la télégraphie sans fil par terre enverra des messages à des centaines de kilomètres au lendemain même de son entrée dans le monde un peu surpris.

    La découverte du colonel Pilsoudski rendra de grands services en temps de manœuvre et en guerre. Le gouvernement russe a déjà reconnu l'importance de ses travaux en lui demandant de procéder à des essais dont bénéficiera son service des postes et télégraphes. [2]

L'expérience dont il était question ici fut réalisée quelques jours après ce premier article (qui avait ainsi valeur de scoop !), le 1er juillet 1901. Elle était destinée précisément à être présentée à la presse et fut rapportée dans les jours suivants dans de très nombreux titres parisiens et même internationaux tant l'évènement devait être d'importance. Voici deux exemples de cette « couverture médiatique », inspirée par les mêmes « éléments de langage ».

    Alors que les questions de télégraphie sans fil et de téléphone également sans fil passionnent le monde scientifique et commencent à intéresser vivement le grand public, il nous semble 'utile d'appeler l'attention sur la belle découverte d'un officier supérieur russe des plus distingués. Le colonel de génie militaire russe Pilsoudski avait affirmé, à la suite de la découverte de Marconi, que les ondes se transmettent bien plus aisément et d'une façon plus intense par le sol que par l'air. Après quelques expériences en Russie, il est venu créer dans la banlieue parisienne deux stations électriques qui, à l'appui de son affirmation, transmettent des messages télégraphiques par voie terrestre. Ces expériences, jusqu'alors tenues secrètes, viennent d'être exécutées avec des résultats fort concluants, entre deux villas du Vésinet, en présence de quelques privilégiés. L'appareil employé par le colonel Pilsoudski ne diffère du matériel dont se sert Marconi que par ses électrodes.

    A la station qui envoie le message, puis au poste qui le recueille, les ondes sont transmises ou reçues par deux électrodes, l'un enfoui en terre à une certaine profondeur, l'autre ayant une disposition spéciale. Donc, deux électrodes au départ, deux à l'arrivée. La distance qui sépare ces électrodes à l'un des postes est rendue plus ou moins grande selon la distance que doit franchir le message.

    Grâce à la découverte du colonel russe, avec des appareils d'une puissance insignifiante on transmet, par ondes terrestres, une dépêche à 550 mètres tandis que par voie aérienne elle ne va pas au-delà de 50 mètres. On a d'ailleurs constaté que, sur terre, l'émission de courants électriques sans fil, selon le système Marconi, est à peu près impossible. Les arbres, les accidents du terrain constituent autant d'intercepteurs.

    Les deux postes du Vésinet, situés à 537 mètres l'un de l'autre, ont envoyé et reçu devant nous un message d'un rédacteur du Matin adressant ses félicitations au colonel Pilsoudski. L'inventeur prétend que la distance que peuvent franchir les dépêches confiées à la terre est illimitée. Et il travaille en ce moment à l'établissement de postes qui relieront un coin de la banlieue parisienne à l'étranger. Pour affirmer sa suprématie, la télégraphie sans fil par terre enverra des messages à des centaines de kilomètres au lendemain même de son entrée dans le monde, un peu surpris.

    La découverte du colonel Pilsoudski rendra de grands services en temps de manœuvre et en guerre. Un chariot et un cheval peuvent aisément transporter tous les appareils nécessaires à l'établissement d'une station télégraphique sans fil par voie de terre. Et en quinze ou vingt minutes, huit hommes, sous la conduite d'un sous-officier, sont aptes à établir les électrodes. [3]

D'après la Revue universelle, recueil documentaire universel et illustré (Paris) 1901.

    Télégraphie tellurique ?

    La télégraphie sans fil exerce tout particulièrement en ce moment la sagacité des inventeurs. MM. Pilsoudsky et Victor Popp avaient invité le lundi 1er juillet un certain nombre de savants, d'ingénieurs, d'électriciens, à venir assister au Vésinet, près de Paris, à de nouvelles expériences de télégraphie d'un genre particulier. Il s'agissait encore de la télégraphie sans fil, par ondes hertziennes, comme nous l'avons définie dans notre dernière Revue; mais cette fois, les ondes par hypothèse ne circuleraient pas dans l'atmosphère, mais bien à travers le sol. D'où le nom de « télégraphie tellurique » donné au nouveau système. On a installé un appareil transmetteur ordinaire, un générateur d'ondes hertziennes, dans une villa du Vésinet, puis un appareil récepteur dans une autre villa distante de la première de 437 mètres environ. On a lancé les ondes et celles-ci ont très bien transmis le télégramme. [4]

Expérience de télégraphie sans fil par terre. Emploi du radiotéléphone Ducretet-Popoff comme récepteur.

1901. Localisation inconnue.

Le télégraphe sans fil, né en 1897 des travaux successifs de Herz, Branly, Popov, Marconi et Ducretet [5], avait déjà donné des résultats. Ducretet avait pu communiquer, en octobre 1898, entre la Tour Eiffel et le Panthéon. Le 28 mars 1899, Marconi avait pu télégraphier sans fil à travers la Manche, entre Wimereux (côté français) et Folkestone (côté anglais), sur une distance de 60 kilomètres et enfin, au mois de mai 1901, le même Marconi réussissait à télégraphier sans fil entre Biot (France) et Calvi (Corse) sur une distance d'environ 175 kilomètres.
Mais, pour arriver à de semblables résultats, Marconi et Ducretet avaient dû jusque là « lancer les ondes électriques dans l'espace à l'aide de mâts très élevés, d'une construction difficile et coûteuse ». C'est ainsi que, pour communiquer entre Biot et la Corse, il avait fallu un mât de 52 mètres, et Marconi déclarait que pour communiquer d'Irlande en Amérique, il lui faudrait un mât ou plutôt une tour de 1000 à 1500 pieds de haut (300 à 460 m environ), c'est-à-dire une tour plus haute que la Tour Eiffel elle-même !
Ces systèmes de télégraphie sans fil étaient donc condamnés à ne fonctionner que sur des distances relativement courtes et dans des conditions particulièrement délicates et précaires.
Il en était tout autrement du système qu'exposaient l'ingénieur russe Pilsoudsky avec la collaboration de l'ingénieur-électricien Victor Popp [6] créateur des secteurs pneumatiques et électriques à Paris c'est à dire le moyen de télégraphier sans fil et sans mâts en empruntant la terre aux lieu et place de l'air, comme conducteur des ondes électriques. Avec son appareil dûment breveté [7] Pilsoudsky avait pu télégraphier, sans mâts, en Russie, à une distance considérable et son système faisait l'objet, au Vésinet, « d'expériences solennelles consacrées par la presse des deux mondes ». Victor Popp contribua au récit publié dans le Journal des Mines [8], au mois d'octobre suivant, dont voici un extrait :

    La production de l'électricité au moyen de la transformation directe de la chaleur en lumière et la transmission électrique sans fil sont appelées à transformer complètement, pour certaines applications, l'emploi et l'utilisation de l'électricité. La découverte par le professeur Branly, du tube appelé radioconducteur a ouvert une nouvelle voie au fluide électrique et assurera de nombreuses applications jusqu'alors inconnues. Je ne m'étendrai pas sur la télégraphie sans fil et les résultats acquis dans cette voie. L'application faite jusqu'alors de cette découverte est caractérisée plus spécialement par le système Marconi dont les résultats acquis sont suffisamment connus pour que je ne m'étende pas davantage sur ce sujet.

    Les opinions sur la transmission des ondes et la voie dont elles se servent sont très divisées. Marconi attribue la transmission des ondes aux vibrations que produit leurs émissions sur l'éther et prétend que c'est par l'air que ces ondes se transmettent dans l'espace.

    Par contre, le professeur Branly, M. Willot, inspecteur général des postes et télégraphes, M. Bordelongue, directeur de l'exploitation électrique au ministère des postes et télégraphe, et même M. Ducretet, se rangent du côté de ceux qui opinent que la transmission des ondes se fait par la surface de la terre et se répand de là dans l'air. Tel est l'état de la question de la télégraphie sans fil aujourd'hui.

    Les expériences auxquelles M. Pilsoudsky a procédé dernièrement au Vésinet et dont les journaux du monde entier ont rendu compte tendraient à confirmer que la transmission des ondes se fait par la terre et dès lors, la supposition de pouvoir transmettre des signaux à de très grandes distances, entre Marseille et Alger, ne paraît rien avoir de hasardeux.

    D'autre part, la production du courant électrique de la façon normale dont on le produit actuellement, c'est-à-dire en transformant la chaleur (charbon) en mouvement mécanique pour produire nouvellement la chaleur (le courant électrique) occasionnant un rendement désastreux et l'emploi des capitaux considérables, a depuis longtemps préoccupé les hommes de science et les industriels ; et toutes les recherches auxquelles on s'est livré jusqu'alors ont consisté à chercher à évincer l'emploi mécanique pour transformer la chaleur, condensée dans le charbon, directement en chaleur représentée par le courant électrique. Il me paraît inutile d'insister ici sur l'importance d'une pareille découverte et sur la révolution profonde qu'elle produirait dans l'industrie électrique d'aujourd'hui.

    J'ai assisté dernièrement à. des expériences qui m'ont laissé l'impression très nette que les moyens de transformer la chaleur directement en lumière, sans intermédiaire aucun, sont trouvés et qu'il ne s'agit aujourd'hui que d'établir des appareils d'exploitation.

    M'inspirant du début de l'industrie électrique, dont le premier promoteur était Edison, j'ai cherché à me rendre compte par quel moyen ce dernier était arrivé à créer et à lancer, dans un temps relativement court, des sociétés importantes dans les quatre coins du monde et à faire récupérer à ses associés des bénéfices considérables. La réussite consistait principalement, sans méconnaître la valeur personnelle d'Edison, dans le fait qu'il disposait, dès le début, d'un capital suffisant lui permettant de s'entourer de collaborateurs intelligents, d'étudier et d'essayer toutes les nouvelles inventions qui se produisaient, d'en profiter dans les plus larges mesures, de les mettre sur pied pour les rendre industriellement exploitables et de créer ensuite des sociétés d'exploitation de grande envergure. C'est dans cet ordre d'idées qu'a été fondée la Société civile française des Télégraphes et Téléphones sans fil.

Cet extrait permet de juger de « l'état de l'Art » au moment où sont effectuées les expériences du Vésinet et de situer leur place dans les progrès rapides qui firent naître un nouveau moyen de communication tellement essentiel tout au long du XXe siècle.
Si Marconi (associé à Pathé) et Ducretet (avec Thomson) sont des noms familiers, Victor Popp l'est moins et son compatriote Pilsoudsky a complètement disparu sinon dans les ouvrages anciens et très spécialisés. Eugène Ducretet (1844-1915) est un pionnier de la télégraphie sans fil, ancêtre de la radio ; il est célèbre pour avoir effectué la première liaison radio française entre la Tour Eiffel et le Panthéon déjà citée. Il a étudié et conçu de nombreux appareils dès le tout début de la TSF et ses expériences au Vésinet sont précurseurs d’un mode de communication particulier utilisant la conductibilité du sol pour communiquer à distance. Ce moyen a été utilisé intensivement sur le front durant la guerre de 14-18 sous le nom de la « TPS » ou Télégraphie Par le Sol). Ce moyen est encore utilisé de nos jours. Le Système Nicola est un système de TPS pour les radiocommunications en milieu souterrain utilisées en spéléologie, en particulier pour les opérations de secours. [9]

Il restait aussi à localiser les deux villas du Vésinet (distantes de 437m pour les uns, 537m pour les autres) où ont été effectuées les expériences. Une illustration d'un article paru dans la revue scientifique La Nature nous renseigne assez précisément. [10]
La maison "A" se trouvait à l'angle du boulevard Carnot et de l'avenue Pasteur (le schéma ci-dessous précise le n°22 de la rue Pasteur) tandis que la villa "B" était située au 66, boulevard Carnot, ce qui correspondait en 1901 à l'adresse de Mlle Marie-Louise de Tisseuil, ancienne directrice des Postes du Vésinet (67 ans) et sa sœur cadette Marie-Virginie. Cette maison au 66 boulevard Carnot avait fait office, un temps (1882-1884), de bureau de Postes. La distance, mesurée aujourd'hui par GPS, entre ces deux adresses est plutôt de l'ordre des 400 m.

La télégraphie sans fil par les ondes télluriques

Expériences de MM Pilsoudsky et Victor Popp, 1er juillet 1901. La Nature 1462, 1901.

Voici en quoi ont consisté les premières expériences au Vésinet, le lundi soir 1er juillet 1901 dans ces deux villas. Dans l’une ("A") on avait disposé le transmetteur ordinaire utilisé en télégraphie sans fil ; c’était le transmetteur à étincelles oscillantes de Ducretet. Dans l'autre ("B") on avait installé un récepteur, également de Ducretet, avec un radio-conducteur Branly du « type à réglage E.D. » De l’appareil transmetteur partaient deux conducteurs allant l'un à un condensateur placé sur une surface de verre l’isolant du sol, l'autre à une plaque métallique enfouie dans la terre. Le condensateur se composait d'un vase isolant dans lequel étaient placés alternativement des disques de verre et de métal traversés par une tige métallique. Ce condensateur était lui-même isolé du sol par de fortes plaques de verre placées à même le sol, la terre servant directement d'armature à ce condensateur. La plaque métallique à grande surface était enfouie à 1,50 m sous la surface du sol.
Dans l'autre villa, chez Mlle de Tisseuil, l'appareil récepteur était aussi relié à une plaque métallique enfouie dans la terre et à un condensateur isolé à la surface du sol. Les dépêches étaient envoyées comme dans le télégraphe : « On produit des étincelles oscillantes avec un frappeur en appuyant plus ou moins la durée des signaux ». De même, à l'arrivée, « les ondes influencent le petit tube radio-conducteur de Branly et des signes courts ou longs se marquent sur une bande de papier qui se déroule ». On lisait en langage Morse. Ducretet lui-même aurait fait fonctionner le dispositif. Les signaux du transmetteur parvenaient nettement à l'appareil récepteur qui les enregistrait fidèlement. [9]

Expérience du Vésinet, 1er juillet 1901. L'opérateur et le transmetteur (à gauche) et le récepteur (à droite).

L'Année scientifique et industrielle A. 45, 1901.

Toutes les réactions ne furent pas enthousiastes et de nombreuses critiques formulées. Un des articles les plus réservés fut celui de l'auteur de La Revue des Sciences, le feuilleton hebdomadaire du Journal des Débats [10] qui assènait d'emblée une présentation ironique de l'expérience :

    D'une villa à l'autre, on s'est envoyé, une demi-heure durant, beaucoup de compliments. Cette petite expérience était évidemment de nature à faire grand plaisir à ceux qui cherchent depuis si longtemps à correspondre à petite distance d'une maison à une autre, d'une ferme de campagne à une ferme voisine, etc. C'était le problème rêvé par les collégiens de mon temps : communications occultes échappant au père de famille et toujours prêtes. Encore aujourd'hui ce serait bien commode si toute communication télégraphique de quelque nature qu'elle fût ne tombait sous le coup de la loi. L'administration des télégraphes est impitoyable sur ce point. Nous avions jadis la télégraphie par les rayons lumineux et par les miroirs. Mais il est clair que la télégraphie tellurique ferait bien mieux l'affaire pour les lycéens et les amoureux.

Les critiques techniques et les réserves sérieuses ne manquent pas cependant dans cet article par ailleurs bien documenté d'Henri de Parville [11] dont les quelques lignes ci-dessous illustrent la teneur. Elles seront souvent reprises et citées, voire plagiées, au cours des mois suivants :

    [...] nous n'avons pas la même confiance que les inventeurs dans l'avenir de la télégraphie tellurique. Un courant de même pile relativement faible (50 à 60 éléments Bunsen) peut cheminer assez bien par le sol. En 1872, nous avons correspondu avec M. Bourbouze, de l'Ecole de pharmacie, jusqu'à Auteuil, au moyen des oscillations d'un galvanomètre dont l'aiguille obéissait au courant. L'un des pôles de la pile était relié aux conduites d'eau, l'autre à la canalisation du gaz. On peut correspondre à plus de 10 kilomètres avec un courant de 120 volts environ. On irait plus loin, naturellement, avec un courant souterrain plus énergique. Au Vésinet, il ne s'agit plus du courant électrique ordinaire, mais bien d'ondes générées par les décharges oscillantes de la bobine de Ruhmkorff. Or, ces ondes ont eu jusqu'ici la réputation d'être réfractaires aux obstacles. C'est pour cela que, sur mer, la portée des ondes est si grande. Nous avons dit dernièrement que M. Marconi avait télégraphié de Biot, près d'Antibes, à Calvi, en Corse, soit 290 kilomètres, soit certainement 300 kilomètres.

    Mais, à Paris même, les essais très intéressants de M. Ducretet ont toujours été gênés par les maisons, les toitures, les cheminées; il lui a fallu, sur sa maison, élever un grand mât d'émission des ondes. Il n'a obtenu de grandes portées qu'en expérimentant en terrain libre. Donc, les obstacles ne semblent pas favorables au parcours des ondes. D'autre part, MM. Branly et G. Le Bon ont fait voir, par des expériences de laboratoire, que les ondes ne se propagent qu'à des distances très limitées quand on les oblige à traverser des planches, du carton, etc. Alors, on peut se demander comment ces ondes si sensibles au moindre obstacle se propageraient mieux par le sol que par l'air ?

    N'y aurait-il qu'illusion? Qui démontre dans les essais du Vésinet que les ondes vont par la terre plutôt que par l'air ? La portée a été petite; puisque la distance franchie n'a pas atteint 600 mètres. Les ondes par l'air progresseraient facilement à cette distance, malgré les arbres, les maisons, etc. Je crains bien que l'on ait fait, sans s'en douter là-bas, une petite expérience de télégraphie sans fil ordinaire.

La communauté scientifique semble, par la suite, avoir levé ce doute.
Dans un rapport publié dans la Revue Universelle (année 1901) de M. Nothomb, ingénieur électricien, professeur honoraire à l'académie militaire de Belgique, on apprend que les expériences du Vésinet furent renouvelées le 16 juillet puis, après des modifications mineures apportées au dispositif, reproduites le 18 juillet toujours avec le même succès. Et le rapporteur de conclure : « Je puis affirmer que la réception des ondes a été parfaite, grâce à l'emploi, comme contrôle, d'un appareil à radio-conducteur et à téléphone, et j'ai parfaitement perçu tous les mots transmis, sans perdre un seul point ou trait. » [12]
Reporter au journal L'Aurore [13], Albéric Darthèze assistait à la présentation du 1er juillet ainsi qu'au banquet donné par les organisateurs au Pavillon Henri IV, à St-Germain-en-Laye, aussitôt après. Il a consacré à cette journée un long article avec une introduction très détaillée sur la télégraphie sans fil et les grandes étapes de son développement. Dans son texte, on peut relever quelques compléments inédits sur le déroulement de l'expérience.

    Avec la collaboration de deux banquiers et celle d'un physicien russe éminent, M. Popoff, M. Popp a installé au Vésinet un poste expéditeur et un poste récepteur de télégraphie sans fil. Mais, au lieu que les pôles de la bobine soient reliés à l'atmosphère, ils le sont à la terre, l'un par un fil qui plonge dans le sol, l'autre par un fil qui affleure à la surface. Les deux postes sont éloignés de 500 mètres environ. Les appareils de transmission et de réception sont les mêmes que ceux qu'on emploie dans la télégraphie aérienne sans fil.
    Devant une nombreuse assistance, l'opérateur de M. Ducretet a télégraphié des dépêches qu'on lui dictait. La bobine de Ruhmkorff, alimentée par une batterie d'accumulateurs, émettait des décharges plus ou moins courtes, selon que le manipulateur gardait plus ou moins le contact. A l'autre poste le tube cohéreur à limaille recevait l'onde et la transmettait par l'intermédiaire d'un " relais " au Morse dont la bande se déroulait, montrant les points et les traits imprimés en bleu.
    La distance entre les deux postes est peu considérable. Mais les villas choisies pour leur installation sont des villas quelconques. Elles sont situées en bordure d'une route, d'un côté et de l'autre. Des arbres, des maisons avec leurs fondations les séparent. Le résultat obtenu est donc remarquable, si l'on songe que jusqu'ici, sur terre, les expériences de télégraphie sans fil aérienne, d'ailleurs faites dans des conditions défectueuses, n'ont rien donné de bon.

On peut relever qu'il n'est jamais question dans son reportage du colonel Pilsoudsky ni d'Eugène Ducretet mais de son opérateur « très expérimenté ». A propos du banquet, il rapporte le témoignage de quelques uns des savants invités et de Victor Popp, l'industriel qui paraît à l'origine de l'évènement.

    Au champagne, M. Popp s'est montré plein de foi en l'avenir de la télégraphie tellurique sans fil. Il a quelque peu bêché [sic] son aînée la télégraphie aérienne sans fil. Il a insisté sur les avantages, au point de vue militaire, de la nouvelle découverte. L'inventeur prétend en effet que les ondes aériennes sont toujours interceptables, car on peut voir les postes. Les siens sont invisibles, Ils peuvent s'installer n'importe où et facilement. Une voiture légère et quatre hommes y suffisent. En outre, il assure pouvoir imprimer aux ondes une direction déterminée en plaçant dans le sol des écrans isolateurs. Dans l'aérienne, la chose est impossible ; l'onde se propage circulairement, d'où des transmissions inutilisées. M. Popp, en terminant, s'est écrié : "Je ne crois pas exclu d'envoyer prochainement un « Bonjour » à New-York. Et je ne vous dis pas que je n'essaierai pas."

A ce banquet, assistait également M. Willot, ingénieur des postes et télégraphes considéré comme « l'homme des courants telluriques » qu'il a étudiés spécialement. Il fit aux invités, un exposé sur la télégraphie sans fil tellurique, soulignant les faiblesses du système. Darthèze conclut son papier sur un questionnement et sur une allusion aux applications militaires, révélant une certaine anglophobie.

    Que sortira-t-il de la nouvelle application de la' télégraphie sans fil? Bien hardi qui oserait le prédire. Cependant tous les espoirs sont permis. Soit par l'air, soit par la terre, si c'est ainsi que les dépêches doivent nous être transmises un jour, les marchands de câble sont menacés. Et Millevoye ne nous rasera plus avec le réseau sous-marin de la perfide Albion.

L’enthousiasme pour la télégraphie sans fil est alors international. Ducretet et Ferrié en France, Popov en Russie, Slaby en Allemagne, Fessenden ou Alexanderson aux États-Unis fabriquent des équipements de plus en plus performants qui deviendront fonctionnels dès 1902...

... Pour en savoir plus : La Cité des Télécom

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    Notes et sources :

    [1] La SHV remercie M. Matthieu Cabellic pour sa contribution à cette étude.

    [2]La Gazette du Vésinet, A1, n°8, 23 juin 1901.

    [3] La Petite Presse, 5 juillet 1901

    [4] Revue internationale d'électrothérapie, vol. 11, n°05, 1901.

    [5[ Journal des mines, 11 août 1901. (Société Civile Française des Télégraphes et Téléphones Sans Fil).

    [6] En 1879, Victor Popp avait créé la Compagnie des Horloges Pneumatiques (CGHP) après l'autorisation de monter un réseau d'air comprimé accordée par la Ville de Paris. Il s'agissait de produire de l'air comprimé pour faire fonctionner les horloges publiques, notamment celles des gares, en leur envoyant une pulsation toutes les minutes. Grâce à l'air comprimé, la société mettait tout Paris à la même heure. Le système fonctionna jusqu'en 1927.

    [7] Pilsoudsky et Schaeffer, 24 juillet 1901, brevet B.312.237. Système de télégraphie sans fil, par terre et par eau, avec électrodes condensateurs à résistance et électrodes à résistance réglable. Le brevet avait été déposé le 28 juin 1901 puis modifié en juillet. Pilsoudsky rentrera en Russie peu après et poursuivra un temps ses tentatives de TSF tellurique entre St-Petersbourg et Moscou. Puis il se reconvertira dans l'emploi de l'électricité en agronomie. On perd sa trace en 1914. Nous avons gardé, dans les citations, l'orthographe des auteurs mais la forme russe (avec un y) semble plus exacte.

    [8] Journal des mines, ibid.

    [9] La Nature, A.29, n°1462, 2e semestre 1901.

    [10] L'Année Scientifique et Industrielle, 45e année, 1901.

    [10] Journal des Débats Politiques et Littéraires, n°191, 7 juillet 1901.

    [11] Pseudonyme de François Henri Peudefer (1838-1909) journaliste et écrivain français. Il fut rédacteur scientifique au Journal Officiel et rédacteur en chef de La Nature. Il publia de très nombreux articles dans les revues La Nature, La Science illustrée, la Revue scientifique et le Journal des Débats. Son roman le plus célèbre reste Un habitant de la planète Mars, publié en mai 1865 chez Hetzel, histoire de la découverte d'une momie originaire de la planète Mars. Le roman, publié la même année que le De la Terre à la Lune de Jules Verne, fut traduit en plusieurs langues. L’Académie des sciences remet un prix qui porte son nom, destiné à récompenser des travaux ou un ouvrage d’histoire des sciences ou d’épistémologie.

    [12] Revue universelle : recueil documentaire universel et illustré, publié sous la direction de M. Georges Moreau (Paris) 1901.

    [13] Darthèze, Albéric. La télégraphie sans fil tellurique. L'Aurore, n°1355, 5 juillet 1901.


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