Jean-Paul Debeaupuis, SHV, juillet 2023. Utrillo, vedette de cinéma Décembre 1949. Pierre Gaspard-Huit, jeune réalisateur encore peu connu, termine un « moyen métrage » sur La Vie dramatique d'Utrillo d'après un scénario et sur des commentaires de Roland Dorgelès de l'Académie Goncourt. Le grand peintre Utrillo paraîtra lui-même, annonce la presse, à la fin du film, en compagnie de sa femme Lucie Valore dans sa propriété du Vésinet. Soixante toiles d'Utrillo, qui, l'une après l'autre, marqueront les différentes époques de la vie du grand peintre, illustreront ce film. Décembre 1949 : Tournage du film La Vie dramatique d'Utrillo. Renée Cosima interprète dans « Utrillo » Suzanne Valadon, aux côtés du peintre Utrillo. A droite, Jean Vinci qui incarne le rôle d’Utrillo jeune. Sa ressemblance avec le Maître est paraît-il frappante. Cinémonde 18 décembre 1949. Si ce Utrillo [1] est le premier film mis en scène par Gaspard-Huit, celui-ci fut tour à tour assistant d’Henri Chomette, Christian-Jaque, Karl Hartl et Gerhardt Lemprecht et il travailla à une bonne vingtaine de films, récrivant autant de scénarios. Commencé à la fin du mois d'octobre [1949] Utrillo a été tourné presque entièrement à Montmartre et à Picpus, dans les lieux mêmes où le peintre avait passé la plus grande partie de sa vie. Seule a été reconstituée en studio sa chambre natale. Pour incarner le personnage d’Utrillo, Gaspard-Huit a eu recours à un jeune acteur, Jean Vinci [2], qu’on voit passer de 18 à 45 ans, mais aussi au peintre lui-même, pour les dernières scènes du film. Voici quelques extraits d'un des articles consacrés à ce projet cinématographique original. [3] Utrillo va quitter son ermitage du Vésinet où il vit la dernière partie de sa vie sous la garde de son épouse, « La bonne Lucie », pour vivre à l’écran. L’extraordinaire documentaire dont Pierre Gaspard-Huit vient le donner le dernier tour de manivelle, a ceci de remarquable qu’il ressuscite un personnage vivant. Jean Vinci a prêté son visage au personnage d’Utrillo dans sa jeunesse. Puis Utrillo, le vrai, vient, à soixante-six ans, tourner son premier film. Il le fait avec un plaisir d’enfant. Pinceau en main, il recommence les plans deux fois, trois fois, quatre fois pendant qu’une toile se construit avec des arbres sortis de terre et une incroyable épaisseur de peinture pour les besoins de la cause. La bonne Lucie (Mme Utrillo) a donné à Roland Dorgelès pleins pouvoirs pour reconstruire la vie du maître. Et Dorgelès a écrit pour le film quelques-unes de ses pages les plus étonnantes : « Montmartre, joli Montmartre, terre des artistes, village de la ville, tu avais tout, au début de ce siècle, pour tenter les peintres. Des moulins comme en Flandre, des calvaires comme en Bretagne, et la maison de Mimi Pinson et la chaumière de la rue Saint-Vincent. Pourtant les futurs peintres, qui vivaient sur tes pentes, de Van Dongen à Picasso, de Raoul Dufy à Georges Braque, d'André Derain à Juan Gris, ne s’attardaient pas à te regarder. Enfermés dans leurs ateliers, ils recomposaient la nature selon les théories nouvelles. Fauvisme pour les uns, cubisme pour les autres. Un seul a consenti à peindre ce qu’il avait sous les yeux : Maurice Utrillo. » Ce texte, c'est la construction même du film minutieusement réglé par André Villard, un des opérateurs de L’Évangile de Pierre. Les extérieurs furent tournés à Montmartre, le vrai, sans décors... Utrillo, un vrai Montmartrois, est né à deux pas de Notre-Dame de Clignancourt en 1883, la nuit de Noël, « salué par le son des cloches et le chant des réveillons ». Ce ne fut pourtant pas un événement joyeux. Le père, en effet, bohème alcoolique, venait de disparaître sans reconnaître son enfant. Mais c’était une femme courageuse que cette maman de seize ans qui s’était faite acrobate pour mieux gagner sa vie et être indépendante. Puis, victime d’une chute grave de trapèze, Suzanne Valadon avait dû renoncer an cirque. Suzanne Valadon, la voici dans ses seize ans, la fameuse nuit de Noël. Renée Cosima l’incarne avec son visage d'enfant pure et têtue, celui que Le Royaume des Cieux nous a fait connaître, celui que Jean Cocteau a choisi pour le double personnage des Enfants terribles. Utrillo était devenu un jeune homme inapte à vivre la vie des gens. Sa mère, sur le point d’en désespérer, consulte, un médecin. Pour l’occuper, on lui met un pinceau entre les mains. Utrillo est né. Du premier coup, il a trouvé sa manière « faite de naïf enchantement et de vérité ». « Sa patrie intérieure était faite de murs blêmes et de trottoirs déserts, de cheminées d’usines, de façades identiques aux briques bien alignées. Chaque maison, sous son pinceau maudit, prenait un aspect poignant d’hôpital et de prison. » Voici la période dramatique de la vie d’Utrillo. Cet enfant génial n’appartenait pas tout à fait au monde des hommes.. Au cours de son existence, il fut souvent soigné dans une maison de santé, et Dorgelès, soucieux de reconstituer une vérité authentique, nous livre l’histoire du peintre, telle qu’elle fut. [4] On a construit dans les Studios Francœur (studios de cinéma situés 6 rue Francœur à Paris 18e) la cellule, l’asile. Jean Vinci y est enfermé dans sa camisole de force. Utrillo, ramené à l'asile et signalé comme dangereux, fut enfermé dans le quartier des fous furieux. Il vécut là des heures atroces. La peur le prit de ressembler un jour à ces damnés. Il rencontre la bonne Lucie. Il quitte Montmartre et devient le peintre solitaire du Vésinet où il continue à peindre « son » Montmartre. Le promeneur qui s'arrête étonné au coin de la rue des Saules, s’attend à voir surgit devant ce tableau sans cadre une main maigre qui ajoutera une signature : Maurice Utrillo V. » Montmartre a fini par ressembler aux peintures d'Utrillo. Ses peintures sont achetées dans le monde entier. Lucie l’installe devant son chevalet. Il peint avec une carte postale devant les yeux et « Le-Monde-Utrillo » dans la tête. Le film montre tout cela. Il montre aussi la chapelle que le vieux peintre s’est fait construire derrière la villa et où il passe de longues heures à prier. Il montre le retable, les images pieuses qui ornent le petit atelier, et Utrillo disant son chapelet. Il montre la bonne Lucie, héritière, on ne sait comment, du génie de Suzanne Valadon, la bonne Lucie en robe d’été, reine de ce royaume bien encaustiqué où le sombre enchanteur est devenu un prisonnier volontaire. Mais ni elle ni lui n'ont encore vu la projection du film. Il y aura là un moment bien émouvant pour le peintre qui va revivre sa vie, ce qu’elle a de meilleur et de pire.[5] Décembre 1949 : Tournage du film La Vie dramatique d'Utrillo. Maurice Utrillo, dans son jardin, joue son propre rôle, vieil homme prenant le thé sur sa terrasse. Pierre Gaspard-Huit (accroupi) et son chef opérateur André Villard face à Maurice Utrillo et Lucie Valore dans le jardin de La Bonne Lucie. Maurice Utrillo lui-même a collaboré à la réalisation du film. (Photo de Maurice Zalewski/Picture Post/Hulton Archive/Getty Images). Si Maurice Utrillo exprima sa satisfaction et son admiration à Jean Vinci, son épouse ne l'entendait pas de la même oreille. A sa demande insistante, elle et son mari demandèrent la mise sous séquestre du film parce qu'ils le considéraient de nature à « porter une grave atteinte à la dignité et à la réputation » de l'artiste. Ils reprochaient, en particulier, quatre scènes : Utrillo ivre, à Montmartre, alors qu'il n'avait que dix ans, puis dans un cabanon avec la camisole de force ; ensuite buvant de l'absinthe, et enfin ramassé dans un ruisseau par un agent. [6] [...] Au programme, un assez long métrage (43 mn) de Pierre Gaspard-Huit sur « La vie dramatique de Maurice Utrillo ». Film d’un grand intérêt qui n’est ni un film d'art, ni une biographie romancée. La jeunesse tourmentée, la vie brisée fréquemment par l’alcoolisme et les crises de delirium tremens, les séjours à l’asile d’aliénés et la conversion finale sont les moments les plus marquants du film, entrecoupés des accès de fièvre créatrice qui ont révélé le génie du peintre Utrillo. Jean Vinci, pour ses grands débuts à l’écran, réussit là une création remarquable, pleine de vie et de sincérité pour laquelle Utrillo avait tenu à le féliciter. Renée Cosima a, de son côté, ressuscité la silhouette émouvante de la mère du peintre, Suzanne Valadon. A propos de la sortie du film, nous signalons que le différend qui opposait à Pierre Gaspard-Huit et à son auteur, Roland Dorgelès, Mme Lucie Valore, épouse d’Utrillo, n’est toujours pas résolu : Mme Valore avait exigé certaines coupures portant sur quelques épisodes douloureux de l’ivresse d’Utrillo. Trois de ces coupures n’auraient pas été faites et, malgré l’arbitrage de Pierre Descaves [8] et les assurances données par le metteur en scène, Mme Lucie Valore a maintenu son désaccord. [9] L'arbitrage avait aboutit à l'incorporation d'une note au début du film, disant en particulier que La Vie dramatique de Maurice Utrillo est une « dramatisation dans laquelle la légende peut empiéter sur la vérité avec le grossissement inévitable que les prestiges de l'écran confèrent à la fable. Quelques aspects de certaine et hypothétique misère humaine s'effaceront derrière le thème de rayonnant hommage apporté à un homme dont l'oeuvre magistrale s’épanouit sur un plan déterminé et dont la vie est un perpétuel triomphe de l’intelligence sur les passions. » Tout semblait donc apaisé, lorsque Roland Dorgelès, auteur du scénario et des dialogues (récités par Jean Chevrier), estimant que les termes de cette note constituaient pour lui une sorte de désaveu, exigea de ne plus figurer au générique. Il n'en fut rien. [10] **** Notes et sources : [1] Initialement, cet Utrillo devait être le premier d'une série de treize moyens métrages consacrés à l'œuvre et à la vie des grands peintres contemporains. Étaient alors déjà prévus un Gauguin et un Dufy. [2] Jean Louis Rinaudo Annibaliano alias Jean Vinci (1921-2010) a tourné une soixantaine de longs métrages et tenu un nombre considérable de rôles dans les feuilletons, les séries et les dramatiques TV. [3] Christiane Fournier pour Cinémonde, décembre 1949. [4] Ibid., [5] Ibid., [6] Le Monde, 4 mai 1950. [7] Ce prix attribué à partir de 1947 par le Syndicat des scénaristes récompensait un film documentaire ou de reportage cinématographique de court métrage. Il faut le distinguer du Grand prix Louis Lumière (Grand prix du festival de Cannes avant la Guerre). Un nouveau Prix Lumière a été créé en 2009 à Lyon. [8] M. Pierre Descaves, (1896-1966) écrivain, chroniqueur et producteur de radio, administrateur général de la Comédie-Française de 1953 à 1959 était alors président de la Société des gens de lettres. [9] Ce soir, 24 février 1951. [10] Paris-presse (L’Intransigeant), 17 février 1951
Société d'Histoire du Vésinet, 2023 • www.histoire-vesinet.org |