L'Industriel de Saint-Germain en Laye, 6 octobre 1860.

Le Vésinet sous le rapport horticole

C'est à la Chronique de l'un des derniers numéros du journal la Ville de Paris [1] que nous empruntons le fragment suivant, à propos de l'exploitation de la colonie du Vésinet et de la valeur réelle et incontestable de la qualité de son sol, pour la culture horticole et maraîchère :

    Décidément le parc du Vésinet est à la mode ; tout le monde s'en occupe, et la presse parisienne semble l'avoir pris sons sa protection. le Moniteur, — le Siècle, — le Constitutionnel, — la Presse, — la Patrie, — le Pays, — l'Opinion nationale, — l'Union, — le Figaro, — le Monde illustré, etc., les journaux de province même, tous sont d'accord pour louer les travaux qui ont été entrepris dans cette forêt.
    Nous-même, en la personne de notre rédacteur en chef, nous avons rendu à cette création nouvelle tous les éloges qu'elle mérite.
    Donc, il est bien entendu que le parc du Vésinet est aujourd'hui le seul endroit où un homme à la mode puisse faire construire sa villa, son pied à terre, son chalet d'été. Il ne peut pas plus s'en dispenser qu'il ne peut cesser d'avoir sa loge à l'Opéra, son entrée sur le turf, son hôtel à Paris. Richesse oblige. Messieurs les millionnaires, anciens ou nouveaux, ne vont pas se figurer par hasard que l'on crée tous les jours les choses les plus confortables, les plus heureuses, les plus agréables, pour qu'ils ne fassent que les admirer ?
    Ils auraient grand tort, car, en travaillant pour tous, l'on travaille aussi beaucoup pour eux. Pour sûr, Le Vésinet ne peut manquer de les charmer ; beaux lacs, grandes rivières, pittoresques cascades, ponts rustiques, prairies verdoyantes, bois touffus, oasis parfumés, rien n'y manque, et pour se promener dans tout cela, de grandes routes pour les voitures, de belles allées pour les cavaliers, et de ravissants petits sentiers bien sablés, bien tortueux, bien mystérieux, loin du monde, près des fourrés, pour ceux qui vont à pied et qui sont heureux quand ils sont deux.

Déjà, — c'est le Figaro qui nous l'apprend, — car il sait mieux les nouvelles que tous les chroniqueurs réunis, — l'on a découvert dans la forêt du Vésinet le nid d'une fauvette, la ravissante favorite du monde parisien [2]. Plus de doute, l'année prochaine, quand reviendra la saison des fleurs, le parc du Vésinet sera le rendez-vous de tous les rossignols du monde élégant. Mais que le Figaro ne regorge pas trop, car nous aussi nous avons une nouvelle toute fraîche sur le Vésinet, et qui va diablement faire enrager tous les spéculateurs de terrains, qui donneraient volontiers leurs actions au pair pour voir ce parc dans la position de leurs propres affaires. Il n'est pas de petits cancans que ces âmes charitables n'aient répandus sur cette forêt.
Les uns ont dit qu'il n'y avait pas d'arbres, les autres qu'il n'y avait pas d'eau, et enfin, pour couronner leur œuvre de démolition, ils ont dit qu'il n'y avait pas de terre... végétale, et que l'on n'y pourrait jamais y faire pousser même un champignon.
Abomination de l'abomination ! Notre estomac se révolte à cette dernière assertion, car il a sa reconnaissance et il se rappelle s'être délecté en savourant des fraises, des cerises, des groseilles, des poires et tous autres fruits délicieux, produits de ce sol que l'on appelle ingrat. — Si tous les hommes que l'on appelle ingrats étaient aussi prodigues que le sol du Vésinet, quelle heureuse et féconde société serait la nôtre !

    — Ah ! vous dites que le sol n'est pas propice à la culture nécessaire aux propriétés d'agrément ? Eh bien, venez-y voir, alors, comme César, vous direz : « Je suis venu, j'ai vu, et je suis convaincu.

Pour ma part, voici ce qui m'est arrivé, pas plus tard qu'hier ; — car si le Vésinet a ses jaloux, il a aussi ses partisans.
Donc, connus j'étais tranquillement à lire le journal de mon ami Léon de Villette, je vois entrer dans mon cabinet un monsieur à la figure toute rayonnante, mais qui m'était complètement inconnu. Il avait sur son bras une énorme chose soigneusement enveloppée, qui semblait le gêner beaucoup. Après s'être assis et avoir déposé sur mon bureau la susdite chose, il me dit d'un air satisfait :

    Monsieur, je suis propriétaire dans le parc du Vésinet.

    — Monsieur, lui répondis-je, vous êtes plus heureux que moi.

    — Il faut espérer que cela viendra ; j'ai déjà quelques-uns de vos confrères pour voisins, ils sont charmants.

    — Je n'en doute pas, mais je suppose que ce n'est pas au désir de me donner des regrets de n'avoir pas encore fait comme eux, que je dois l'honneur de votre visite ?

    — Du tout ; au contraire, je suis venu pour vous montrer une arme qui, je l'espère, doit terrasser les ennemis de ma propriété et leur fermer la bouche à tout jamais.

    — Si votre arme est renfermée dans cette enveloppe, elle me paraît d'un calibre à réaliser toutes vos espérances.

    — Vous allez en juger. Ah ! fit-il en déployant son paquet, l'on dit que le sol du Vésinet n'est pas propice à la culture.... Comment trouvez-vous ça ?

Le rutabaga (Brassica napus subsp. rapifera), encore appelé navet fourrager, navet
ou navet jaune au Canada, chou-navet, chou de Siam, chou suédois, est un légume-racine
appartenant à la famille des Brassicacées. Il fut abondamment cultivé dans les jardins du Vésinet
durant l'occupation allemande de la seconde guerre mondiale.

Et il montra à mes yeux étonnés un navet comme je n'en avais jamais vu.

    — Voilà ce qui pousse dans mon potager. On ne peut pas nier que ce ne soit un bel enfant de la famille des crucifères ? C'est un napo brassica.

Je m'inclinai ; j'ai pour habitude de saluer les gens qui parlent latin. Toutefois je crus devoir faire une légère observation:

    — Jusqu'à ce jour, lui dis-je. j'avais cru que l'on appelait ce légume un navet ?

    — Du tout, Monsieur, ceci est un napo brassica, c'est-à-dire chou-navet, divisé en six variétés : le chou-navet ordinaire, le chou-navet hâtif, le chou-navet à collet rouge, le chou-turneps, le chou-navet de Suède ou chou-rutabaga, et le chou-navet de Laponie qui a été introduit en Angleterre par Arthur Young, l'auteur des Annales d'agriculture, ouvrage auquel le roi Georges III ne dédaigna pas de collaborer. C'est à Sonnini que nous devons son introduction en France. Celui-ci, me dit-il en souriant d'un air satisfait de son érudition, est de la variété du chou-navet de Laponie ; il a quatre-vingt-trois centimètres de circonférence, porte un mètre de l'extrémité de sa racine au sommet de ses feuilles, et pèse six kilogrammes, trois cent vingt-cinq grammes !

    — Permettez, lui dis-je, il me semble, et vous en conviendrez avec moi, que les Lapons ont là une espèce de chou qui doit singulièrement les humilier ? à moins qu'ils ne les creusent pour s'en faire des habitations ?

    — Je vois que vous avez l'esprit critique, Monsieur ; mais croyez que les Lapons font comme moi, ils les mangent probablement avec des canards.

    — Dans ce cas, ce ne sont pas des canards aux navets, mais un navet aux canards que vous devez annoncer aux convives ?

    — Vous le saurez, Monsieur, si vous voulez bien me faire l'honneur de venir vous asseoir à ma table.

    — Je vous suis infiniment obligé de votre gracieuse invitation, mais je ne puis accepter....

    — Parce que vous ne me connaissez pas ? Eh bien ! il y a un moyen de faire connaissance ; achetez la jolie propriété que l'on voit du chemin de fer, située sur les bords du lac de Croissy, et nous serons voisins ; alors vous ne refuserez pas de manger des napo-brassica chez le baron de Coligny.

Je m'inclinai : il venait encore de parler latin. Là-dessus, mon noble agronome se retira en emportant son chou-navet de Laponie. Pauvre baron, j'ai bien peur, vu l'exiguité de mes capitaux, de ne jamais devenir son voisin et de ne pouvoir manger son navet aux canards. [3]

****

    Notes et sources :

    [1] La Ville de Paris, journal de l'administration, du commerce, de l'industrie, du commerce et des chemins de fer, était un hebdomadaire paraissant le samedi soir. Dans le périodique "Gazettes et gazetiers" ce périodique était présenté ainsi : Le Journal de Paris a donné naissance à cette feuille. La Ville de Paris a été fondée avec une partie des épaves de la galère du Journal de Paris de 1858. L'éphéméride parisienne s'y épanche en longues colonnes. Ce journal est fait avec des rognures de tous les journaux. Il vit d'annonces et de réclames. Il édite à sa quatrième page les plans du parc du Vésinet et célèbre, sur tous les rhythmes [sic] les métamorphoses de ce bois enchanteur. " (juillet 1860).

    [2] La cantatrice Rosine Stoltz dont le chantier de la villa qu'elle faisait construire au Vésinet eut plusieurs fois les honneurs de la Presse.

    [3] L'article est paru sous la signature de De Grisonne, pseudonyme d'un chroniqueur fidèle de La Ville de Paris.


Société d'Histoire du Vésinet, 2019 • www.histoire-vesinet.org