D'après Gérard Conte, du Comité d'Histoire Populaire (CHP) du XIIIème Arrondissement de Paris, octobre 2002 [1]

Des savants allemands à la Villa Argentina, au Vésinet

Dans le cadre de ses recherches sur le passé du XIIIe arrondissement, les chercheurs du CHP ont été amenés à s'intéresser aux activités des usines du XIIIème durant l'Occupation de 1940-1944, certaines ayant été réquisitionnées par les Allemands. Ce fut notamment le cas pour Panhard & Levassor, Gnome-& -Rhône, Delahaye et La Précision Mécanique....
En essayant de recouper toutes les informations disponibles dans différents ouvrages, ils ont relevé quelques lignes qu'ils ont bien voulu nous communiquer, pensant qu'elles seraient susceptibles de retenir l'attention des personnes s'intéressant à l'histoire de notre commune. Elles sont tirées du livre de Michel Bar-Zohard, La chasse aux savants allemands, publié chez Fayard en 1965.
Les lignes qui suivent sont extraites du chapitre : La grande pitié des savants du IIIème Reich - Du «Dépotoir» au Manoir (pages 99-100). Il y est question du groupe de savants allemands récupérés un peu partout en Allemagne immédiatement après la capitulation allemande en mai 1945 et transportés d'urgence vers l'Ouest par crainte de les voir pris par les Russes. Ils furent d'abord conduits à Versailles...

    ...A Versailles, la saleté, les conditions humiliantes, la promiscuité avec les criminel de guerre, justifiant pleinement le nom que l'armée américaine avait donné au fort  : Dustbin, Dépotoir. Les savants allemands qui y étaient enfermés ne cachaient pas leur mécontentement. Ils avaient espéré que l'arrivée de Heisenberg réveillerait l'attention des autorités américaines qui semblait les avoir oubliés. Mais rien ne changeait. Le hasard avait voulu que Werner Heisenberg arrivât en compagnie de son rival, le Dr Diebner, chef du groupe concurrent de recherches nucléaires. Harteck, arrêté à Hambourg, les rejoignit quelques jours plus tard. Le dernier arrivant fut Walter Gerlach.
    Quoi qu'en pensaient les prisonniers, Alsos [2] ne les avait pas oubliés.
    Les hommes de la mission s'étaient heurtés aux formidables barrières bureaucratiques derrière lesquelles se protégeaient les autorités américaines en France et ils n'avaient pu, malgré leurs efforts réitérés, obtenir que fût amélioré le traitement des savants allemands. A toutes leurs démarches on répliquait par la même phrase : «  Un ordre du Haut Commandement interdit tout traitement préférentiel à l'égard des prisonniers.»

    La Villa Argentina au Vésinet (SHV, 2016)

    Elle était alors au 89 allée du Lac Inférieur. Depuis le lotissement de son parc, elle est au n°95

     


    La Villa Argentina depuis la grande pelouse (SHV, 2012)
    En 1945, elle disposait d'un vaste parc de plus de 14 000 m² qui fut loti en plusieurs parcelles à partir de 1960.

    Certaines de ces parcelles sont desservies par une voie privée, le clos des Peupliers. [3]

    Mais Alsos avait eu l'occasion de vaincre des résistances autrement obstinées. Une fois de plus, la mission arracha la victoire. Le 11 mai, on installait fièrement les savants allemands dans une pompeuse résidence du Vésinet, la Villa Argentina, qui avait appartenu à de riches sud-américains [4]. Ici, enfin, les physiciens pouvaient disposer de tables. L'installation électrique était gravement endommagée, la plomberie et l'appareillage sanitaire réduits à néant, mais les savants, heureux d'avoir quitté le « Dépotoir », s'attelèrent à la tâche et remirent la maison en état. Le soir, ils lisaient quelques numéros anciens et dépareillés de la Physical Review ou bien, sur le vieux piano fatigué du salon, ils jouaient et rejouaient le même tango argentin, seule partition qu'ils aient trouvé sur place.
    La Villa Argentina n'était qu'une étape dans leurs aventures. Les soldats américains des alentours ne voyaient pas d'un bon œil ces Allemands qui semblaient mener la bonne vie. La population française était encore plus irritée. « Nous savons très bien qui se cache dans la Villa Argentina, disaient les habitants du Vésinet à l'officier chargé de la surveillance des savants, c'est le Maréchal Pétain  ! »
    Afin de calmer ces mécontentements, les officiers d'Alsos firent circuler une rumeur qui bientôt se répandit dans le voisinage  : les prisonniers étaient des héros antinazis bien connus que l'on mettait à l'abri d'éventuelles représailles par des tueurs hitlériens. Malgré toutes ces inventions, la situation devint intenable et il fallut plier bagage.

Le 4 juin, le groupe était transféré dans une vaste maison près de Huy, en Belgique, puis le 3 juillet à Farm Hall, située à Godmanchester près de Cambridge où ils furent détenus jusqu'au 3 janvier 1946 dans le cadre de l'Opération Epsilon. [5, 6, 7]
Dans notre commune, il semble que l'on n'ait gardé aucun souvenir de ce bref passage.


Paul Karl Maria Harteck (1902-1985)

Physicien autrichien spécialiste de chimie physique, il est le co-découvreur du Tritium (1934). Durant la Seconde Guerre mondiale, il est membre du projet nucléaire allemand. Arrêté par les Alliés et incarcéré quelques mois en 1945 dans le cadre de l'opération Epsilon, il recevra la médaille Wilhelm Exner en 1961.

Werner Karl Heisenberg (1901-1976)

Physicien allemand co-fondateur de la mécanique quantique (prix Nobel de physique en 1932). De 1942 à 1945, Heisenberg dirige l’Institut de Physique Kaiser-Wilhelm à Dahlem et enseigne à l’université Humboldt de Berlin. C'est un des pères du projet Uranium destiné au développement des armes secrètes allemandes. Il y a beaucoup de controverses pour savoir si Heisenberg a vraiment tenté de ralentir le projet.

Kurt Diebner (1905–1964)

Physicien allemand, il fut, durant la Seconde Guerre mondiale, membre du projet nucléaire allemand pour développer des armes nucléaires à partir d'uranium enrichi. Directeur de recherche dans divers laboratoires du HWA (Heereswaffenamt, bureau du matériel de guerre) de 1940 à son arrestation en 1945 et son internement à Farm Hall.

Walther Gerlach (1889-1979)

Physicien allemand qui découvrit la quantification du spin avec Otto Stern en 1922 (expérience de Stern et Gerlach). Suspecté d'avoir travaillé au développement d'armes nucléaires, il fut conduit en 1945 au Royaume-Uni pour être interrogé et détenu. De retour en Allemagne, il fut de 1948 à 1951 recteur de l’Université Louis et Maximilien de Munich, puis de 1949 à 1951 premier président de la Fraunhofer-Gesellschaft. De 1951 à 1961 il fut vice-président de l'Association de la Recherche Allemande (DFG), et de 1956 à 1957 Président de l'Union des Physiciens Allemands (Deutsche Physikalische Gesellschaft, en abrégé DPG).


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    Notes SHV et sources  :

    [1] Ces informations nous furent communiquées par le Comité d'Histoire Populaire du XIIIème Arrondissement de Paris (Association loi de 1901) en octobre 2002.

    [2] L'opération Alsos fut une mission de renseignement du projet Manhattan visant à rassembler des informations sur les recherches nucléaires de l'Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale.

    [3] Le " lotissement du Clos des Peupliers" : 8 lots pour un terrain de 14  131 m² dont 2906 m² pour le lot de la Villa Argentina. Autorisation préfectorale du 2 juin 1958, modifications des 3 octobre 1958 et 9 juin 1959.

    [4] M. et Mme Aldolfo Cabo, un couple de résidents argentins avaient fait, au cours des années 1920, de leur villa vésigondine le lieu de rendez-vous de toute la colonie sud-américaine de Paris. Des réunions animées et nombreuses y avaient lieu tous les dimanches. M. et Mme Cabo étaient membres fondateurs de la Maison d'Amérique Latine à Paris. Une réception du monde diplomatique latino-américain avait lieu chaque année au début du mois de mai.

    [5] L'opération Epsilon était le nom de code d'un programme dans lequel les Alliés occidentaux, à l'approche de la fin de la Seconde Guerre mondiale cherchèrent à déterminer l'avancée de l'Allemagne nazie dans la fabrication d'une bombe atomique en détenant dix scientifiques allemands dont ils pensaient qu'ils avaient travaillé sur le programme nazi de bombe atomique et en écoutant leurs conversations. Ces scientifiques furent capturés entre le 1er mai et le 30 juin 1945 puis internés en Angleterre dans une maison mise sur écoute  : Farm Hall.

    [6] Quelques paragraphes du livre Opération Epsilon : Les transcriptions de Farm Hall de Charles Franck (Flammarion, 1993) sont consacrés à ce passage par le Vésinet. On y trouve l'adresse de la villa (89 allée du Lac Inférieur) et le nom du Major Furman, officier américain en charge des savants. Ils suggèrent aussi que le groupe compta six puis neuf scientifiques et non les seuls quatre cités plus haut. L'Histoire a retenu dix noms pour l'Opération Epsilon  : les quatre déjà cités ainsi que Erich Bagge (1912-1996)  Otto Hahn (1879-1948), prix Nobel de Chimie 1944, père de la chimie nucléaire  Horst Korsching (1912-1998)  Max von Laue (1879-1960), prix Nobel de physique 1914  Carl Friedrich von Weizsäcker (1912-2007) et Karl Wirtz (1910-1994). Mais tous ne sont peut-être pas passés par Le Vésinet.

    [7] Plus récemment, plusieurs ouvrages ont repris ce sujet sans toutefois apporter de nouvelles précisions  : The First War of Physics: The Secret History of the Atom Bomb, 1939-1949 par Jim Baggott, Pegasus Books (2011) Hitler’s Uranium Club: The Secret Recordings at Farm Hall, de Jeremy Bernstein, Springer Science & Business Media (2013).


Société d'Histoire du Vésinet, 2017  - histoire-vesinet.org