Le Français (Le Moniteur Universel) 15 août 1871.

Une ville américaine
...une autre façon de percevoir Le Vésinet en 1871

Voulez-vous, à quelques kilomètres seulement de Paris, visiter une ville américaine, une de ces villes sans passé, sans souvenir, improvisée au coin d'un bois, au bord d'un cours d'eau et où les maisons poussent de terre, comme au printemps les radis sur une couche de fumier ? Allez au Vésinet. Le Vésinet n’existait pas il y a dix ans. Il y avait bien, aux confins des territoires de Croissy, de Chatou et du Pecq, au centre de cette grande presqu’île sablonneuse que forme la Seine entre Argenteuil et Maisons, un bois qui s’appelait « le bois du Vésinet ». Il y avait bien, dans un coin de ce bois, deux maisons de gardes, pavillons de chasse isolés, perdus dans ses massifs. Mais de village, il n’y en avait pas plus qu’au milieu du grand Sahara. Aujourd'hui, le Vésinet est un village de 2 à 3000 habitants et qui sait si, dans dix ans, il ne sera pas transformé en une jolie petite ville ? [1]

Donc, le Vésinet n'a pas de passé ; il y a pourtant une histoire de son origine qui explique ses rapides développements. Vers 1858, Napoléon III voulut réunir au bois de Saint-Cloud la grande propriété de Villeneuve-l'Étang et la forêt de Marly à la forêt de Saint-Germain. Caprice de prince ou intérêt de chasse ? Des bois et des terres séparaient ces localités qu'une fantaisie impériale voulait réunir. Les acheter n'était pas chose facile, même à un souverain. Il ne rencontrait pas des difficultés dans l'entêtement d'une sorte de meunier Sans-Souci, mais bien dans la législation elle-même. Un prince ne peut guère plus qu'un autre particulier, acheter d'un côté sans être obligé de vendre de l'autre. Or, la loi ne permet pas au souverain de vendre les biens dont les revenus constituent sa liste civile et qui forment sa dotation. Il fallait donc chercher un biais. On le trouva sans trop de peine. Si la vente des domaines appartenant à la liste civile n'est pas permise, rien ne défend leur échange contre des propriétés voisines. Une société financière se forma qui acheta, près de Villeneuve-l'Étang et de Saint-Germain, les terrains convoités par Napoléon III. Elle les échangea avec la liste civile et devint ainsi propriétaire à bas prix de 400 hectares du bois du Vésinet.

C'est grâce à l'initiative de cette société qu'un village sortit bientôt, comme par enchantement, de ces broussailles, de ces taillis de Vésinet. Soixante kilomètres de routes y furent tracés, mais, dans le plan des architectes, la géométrie fut soigneusement proscrite. Les avenues se croisaient irrégulièrement, à la façon des allées des jardins anglais, contournant les bosquets les plus touffus à l'ombre desquels s'élèveraient bientôt d'élégantes habitations. Les avenues dessinées, on les macadamisa. Des lacs furent creusés qui reçurent les eaux de la Seine puis, croisant en tous sens les avenues, on fit couler des rivières, courir des ruisseaux, murmurer des cascades : ainsi le bois autrefois assez maigre de Vésinet, ses clairières arides se transformèrent en un vaste square. Ce fut sa première modification.

Alors, on offrit à qui en voulut du terrain à 3 francs le mètre. Les amateurs ne se firent pas attendre. D'ailleurs, les offres qu'on leur fit était assez attrayantes : ils devaient avoir de l'eau à discrétion, un bureau de poste, quatre distributions de lettres et quatre levées par jour, un télégraphe, une église, un établissement de bains, un médecin, un dentiste, un pédicure même, et le parcours plus ou moins gratuit sur le chemin de fer entre Paris et Vésinet ; en un mot, toutes les facilités de l'existence. Aussi l'affaire marcha-t-elle merveilleusement ... pendant les premiers mois, et l'on s'imaginait naïvement que chacun allait gagner à Vésinet des millions plus ou moins arrondis.

Malheureusement, des événements politiques inattendus eurent leur contre-coup à Vésinet. Les actionnaires n'avaient pas songé que Napoléon III descendrait, à la tête de nos armées, en Italie pour guerroyer en faveur de l'unité de ce peuple qui ne devait pas tarder à se montrer si reconnaissant envers nous. Le 1er janvier 1859, à la réception officielle du corps diplomatique, Napoléon III adressait à l'ambassadeur d'Autriche ces quelques paroles dont les conséquences furent, trois mois après, la déclaration de la guerre. Les actionnaires de Vésinet se seraient fort bien passés de pareilles étrennes ; le terrain tomba de 3 francs à 2 et même à 1,50 frs le mètre. Ce fut le commencement des déboires. La guerre du Mexique après la guerre d'Italie, les malaises des capitalistes qui pressentaient la fin du règne, d'autres causes générales vinrent rappeler les plus optimistes à la triste réalité des bénéfices qu'il leur serait donné de réaliser. C'est à peine, en effet, si, après avoir revendu ses terrains, après avoir payé l'intérêt des capitaux engagés, après avoir soldé tous les frais de premier établissement, la société qui a acheté le bois de Vésinet liquidera sa situation avec un bénéfice final. Les actionnaires n'auront certainement pas fait fortune, mais ils pourront consoler leurs grandes âmes, en songeant que la postérité leur doit la même gloire qu'à Didon, à Orphée et à tant d'autres fondateurs de villes, voire même qu'à M. Decaze, à M. de Morny ou à M. Schneider. Cette satisfaction vaut bien quelques dividendes sans doute.

Telles sont les origines fort peu archéologiques du Vésinet. M. Pallu, directeur de la société, me les racontait dans une promenade à travers les avenues du village. L'impression que j'éprouvais alors est celle qu'on ressent dans les coulisses d'un théâtre, quand on y voit une forêt peinte en détrempe sur des décors en toile. Tout, au Vésinet, semble factice. Toutes ces maisons d'abord ont le même âge : il est impossible, en effet de découvrir dans quelque coin, adossé contre un vieil arbre, la vieille masure à moitié détruite qui rappelle qu'une autre génération a vécu là. Les maisons sont fraîches, pimpantes, bien peintes, correctes dans leurs détails, et il semble qu'elles ont été achetées chez M. Godillot [2] et plantées en terre pour l'agrément des promeneurs. Le bois est si bien divisé en bosquets, et les bosquets encadrent si bien les maisons, qu'on se demande si les arbres sont bien de vrais arbres et si leur tronc n'est pas en fonte, leurs petites branches en fil de fer et leur feuillage en papier découpé.

L'eau, elle-même, oui, l'eau qui coule entre les avenues, rappelle ces flots en cristal que versent perpétuellement les naïades en bronze des modèles de pendules, ou à ces lacs de fer-blanc qui étendent leur nappe d'eau parfaitement pure dans le fond d'un tableau à horloge. Tout cela est joli, élégant ; c'est un village d'opéra-comique mis en relief ; aucun détail n'y rappelle la campagne vraie, celle qui a ses maisons en chaume, ses routes défoncées par les roues des chariots pesants, ses bouquets de bois disposés sans ordre dans un coin de terre, sur le versant d'un coteau. Je cherchais en vain un peu de fumier, un mur en ruines, une flaque d'eau croupissante, et j'aurais donné gros pour rencontrer une douzaine de cochons conduits par un enfant morveux.

Je disais que tout au Vésinet paraissait factice. A chaque pas qu'on fait, à chaque particularité qu'on examine, on s'en convainc davantage. On commence par me montrer l'église. L'église du Vésinet est un spécimen. M. Coignet s'imagina, il y a six ou sept ans, de faire de la pierre avec du sable, de la chaux et du plâtre : c'est ce qu'il appelait du béton aggloméré. L'invention était très ingénieuse, mais l'inventeur n'a réussi qu'à se ruiner. L'église du Vésinet est tout entière en béton aggloméré. L'effet de cette matière est singulier. Il y a entre elle et la pierre la même différence qu'entre les cachemires de l'Inde et les schals-cachemires de M. Biétry.[3]
A l'intérieur, des colonnes de fonte soutiennent l'édifice. L'église est chauffée par un calorifère ; les chaises, en beau noyer bien vernissé, foncées en belle paille bien blanche, sont rangées dans un ordre parfait. Les vitraux sont correctement peints, et, comme me le disait une Parisienne : « Il n'y a certainement pas de lieu plus confortable que cette maison du Seigneur. » Comme tout le reste, le maître-autel est un produit de l'industrie la plus moderne. Vous souvenez-vous de ces carrières qu'on rencontre sur la route entre Oran et Constantine, dans les derniers contre-forts de l'Atlas ? Le marbre qu'on en retire est transparent comme l'onyx et laiteux comme l'albâtre. On l'expédie directement du pays, d'Abd-el-Kader rue Popincourt, à Paris ; on le taille et on le livre au commerce. C'est un marbre de prix, mais moins cher que le carrare. Il a servi à faire les petites colonnettes blanches de l'autel de l'église du Vésinet.

On remonte en voiture et on se rend à la machine hydraulique, située sur la rive droite de la Seine. En face est Marly, avec ses immenses machines compliquées et légendaires, avec son aqueduc digne des Romains. La machine du Vésinet n'est, en présence de cette immense rivale, qu'une pauvre pompe à feu. La puissance de ses machines n'est que de 60 chevaux. La pompe puise en partie dans la Seine, en partie dans un puits profond de douze mètres, qui donne une excellente eau de source. Indépendamment de Vésinet, cette machine fournit de l'eau à Croissy et à Chatou. Mais gardez-vous bien d'en dire du mal. Si vous savez admirer ce qui est beau, M. Pallu va tout à l'heure donner un ordre et les eaux joueront. Quelques tonnes de charbon de terre de plus, et le Vésinet a, lui aussi, ses grandes eaux.
Le dimanche, beaucoup de Parisiens viennent se promener au Vésinet. Ce jour-là, tout est humide, et les cascades dans lesquelles on met de l'eau pour la circonstance, et la fontaine monumentale qu'on voit en face de l'église. Les autres jours, il n'y a d'eau que pour les usages particuliers des habitants et pour les cabinets de toilette.

Bien que l'apparence du village paraisse toute de convention, il ne faut pas croire qu'il en soit de même des habitudes de ses habitants : leurs besoins sont aussi réels que dans les vrais villages. Il faut aussi, à Vésinet, un boucher, un boulanger, un cordonnier, un épicier, des fournisseurs de toutes sortes enfin. On a réuni tous ces établissements commerciaux dans le même cercle tracé autour de l'église. En dehors de cette zone, il est interdit d'ouvrir boutique. Il faut, bon gré mal gré, construire une maison bourgeoise ou une maison élégante. Le cahier des charges l'exige, et cette clause a été rigoureusement observée.
Depuis dix ans, 7 à 800 maisons se sont élevées au milieu des bosquets et au bord des lacs de Vésinet. Presque toutes sont jolies, quelques-unes sont charmantes. Mais on n'y voit pas ces constructions superbes comme la noblesse et la bourgeoisie riche en ont tant fait bâtir, à la fin du siècle dernier, aux environs de Paris. Néanmoins, les villas de Vésinet ont un caractère remarquable : elles sont avant tout confortables. Elles appartiennent à une société quelque peu sensuelle qui, parvenue par le travail et les affaires au bien-être, est jalouse d'en goûter toutes les délicatesses, tous les raffinements. Entrez dans l'une de ces demeures. Vous n'y trouverez aucun de ces objets précieux qui enrichissent les hôtels des grands seigneurs de l'aristocratie ou de la fortune, vous n'y verrez ni vieux meubles, ni tableaux de maîtres, ni bronzes artistiques ; en vain parcourez-vous ces jardins, vous n'y trouvez aucune statue de prix. Mais, en revanche que de soins ! quelles merveilles de confort ! quelle recherche heureuse de tout ce qui peut rendre l'existence facile et aimable ! Les maisons sont bien abritées du vent du nord, bien exposées au levant et au couchant : là sont les serres, ici les glacières. On est parfaitement à l'ombre de ces charmilles, pour ne pas ressentir les ardeurs du soleil d'été. Ces chambres bien parquetées, bien boisées, situées en plein midi, sont excellentes à habiter dès que l'automne et l'hiver nous apportent les pluies, les neiges et les glaces. Chaque maison a sa salle de bain et son calorifère. Ne cherchez pas, au Vésinet, la chaumière traditionnelle, la rusticité, les salubres et fortifiantes privations de la vie de campagne. Mais si vous voulez retrouver au milieu d'un beau site, avec un air parfaitement salubre, toutes les facilités de la vie urbaine, n'allez pas ailleurs.

La société financière qui a fondé le Vésinet a rencontré de grandes difficultés à faire savoir au public qu'il y avait là des terrains à vendre, des maisons à louer et un village à habiter. Que n'a-t-on pas tenté pour diriger vers le Vésinet un de ces courants d'émigration parisienne si féconds, mais si difficiles à détourner du lit accoutumé ? On a donné des fêtes, organisé des courses de chevaux sur ses pelouses et enfin la notoriété est venue.

Heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire ! dit-on. Heureuses les villes qui n'ont pas de passé ! pourrait-on ajouter. A ce compte, le Vésinet serait un endroit délicieux où les jours s'écouleraient dans une douce quiétude, sans tracas et sans soucis. Il n'en est rien pourtant. Tout aussi bien au Vésinet que dans les villes les plus antiques et les plus puissantes, on y a ses ennuis. D'abord, désœuvrée comme elle l'est, sa population accorde une grande partie de ses loisirs à l'étude des questions locales qui l'intéressent si directement. Il y a, dans le public, deux courants d'opinion différents. On sait que le Vésinet est sous la dépendance de la commune de Chatou. Les uns voudraient donner à leur village l'indépendance, créer son autonomie, l'ériger en commune enfin ! D'autres pensent qu'il est de leur intérêt de ne pas se séparer encore de Chatou. La question parait sommeiller maintenant, mais elle n'est, pas abandonnée par les autonomistes qui, tous les jours, font de nouvelles recrues. C'est qu'en effet, l'établissement d'une commune suppose la nomination d'un maire, l'élection d'un conseil municipal. Il y a là bien des ambitions particulières à satisfaire, quelques amours-propres à contenter, et il est probable que ce projet sera de nouveau mis en avant jusqu'à ce qu'il ait enfin reçu une solution favorable.

Les charges qui pèsent sur le Vésinet sont de deux sortes : celles qu'il supporte en tant que dépendant de Chatou. et celles qui résultent de sa situation particulière. Une cotisation annuelle est versée par les habitants entre les mains de l'administration : elle sert à payer les dépenses occasionnées par l'établissement des concessions d'eau, l'entretien des routes, des avenues et des canaux. Ces derniers travaux sont exécutés par des cantonniers que la société engage sous ses ordres.

Il y a eu, pendant la guerre avec la Prusse, une émigration assez importante de la population qui habite le Vésinet vers le Midi. Les Prussiens se sont conduits là comme partout : ils se sont installés dans les maisons particulières, qu'ils ont abîmées, surtout celles qui avaient été abandonnées. Un grand nombre de propriétaires avaient eu soin de déménager les meubles précieux qu'ils possédaient. Les Prussiens ont fait main basse sur les literies, les couvertures qu'ils ont rencontrées. Les étrangers, en quittant le Vésinet, avaient mis aux fenêtres des maisons qu'ils habitaient le drapeau indiquant leur nationalité, espérant protéger ainsi leur propriété contre les dévastations de l'ennemi. Mais les Prussiens ne sont pas gens à s'occuper de pareils détails : toute maison est bonne pour eux, qu'elle appartienne à un Anglais, à un Américain, à un Égyptien ou à un simple Français. Ils savent toujours en tirer profit. Le champ de courses du Vésinet est très beau. Les Prussiens n'ont pas manqué de l'utiliser : l'état-major en faisait un de ses centres de distractions favoris. Les officiers y venaient, entre deux jours de combat, chevaucher et cavalcader et même faire entre eux de véritables courses, ils se sont aussi passé la fantaisie d'y faire des courses de vélocipèdes. Qui en eût cru les Allemands capables ?

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    Notes et sources.

    [1] Le journal Le Français avait plusieurs fois qualifié Le Vésinet de Village d'Opéra-comique, expression souvent reprise ensuite dans la presse. Reçu au Vésinet par Alphonse Pallu qui vient de publier La Souveraineté nationale et les réformes sociales, l'auteur, Paul Dalloz (1829-1887) directeur du journal Le Français, découvre le Vésinet sous la conduite d'Alphonse Pallu. Cet article, s'il ne donne pas une vision idyllique du Vésinet, fourmille de détails précieux et originaux. Paul Dalloz figurera quelques années plus tard parmi les adhérents au projet de ville écolière du Vésinet.

    [2] Alexis Godillot (1816-1893) est un entrepreneur et manufacturier français, surtout connu pour les chaussures militaires qu'il produisait. Il fut aussi aménageur de stations de villégiatures.

    [3] En 1867, un nommé Biétry fut accusé de confectionner dans sa filature de Villepreux des châles qu'il vendait frauduleusement comme étant exclusivement composés de cachemire en provenance de l'Inde. Le procès fit grand bruit.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2020 • www.histoire-vesinet.org