Le train bondé court vite sur les rails. Par les portières ouvertes l'ôdeur sucrée des acacias entre, pénétrante. Les talus sont couverts de coquelicots et de pâquerettes. Ce sont les derniers jours du printemps verdoyant et frais..
" Vous allez voir, me dit M.Henri Cain, une bien intéressante figure !"
Nous avons quitté la vie enfiévrée de Paris, les rues grouillantes et étroites, le petit salon de M. Henri Cain, le petit salon qu'illuminent d'une belle clarté artistique les tableaux de Fragonard pour nous enfuir vers la verdure du Vésinet, vers la nouvelle demeure du musicien Gabriel Dupont, le lauréat du concours international Sonzogno. Auteur du livret La Cabrera qui obtint, après examen de deux cent quatre-vingt-huit partitions, l'unique prix, le prix de 50.000 francs, M. Henri Cain fait chaque jour le voyage de Paris au Vésinet pour voir son ami musicien depuis quelque temps souffrant. " II faut bien nous dit l'auteur des Mirages que je lui raconte les moindres détaits des représentations de son oeuvre, là-bas au Lyrico de Milan. Le pauvre petit était souffrant et n'a pu m'accompagner. Si j'ai eu quelque chagrin, il y a quelques jours de ne pas l'avoir à mes côtés pour le sentir heureux des applaudissements soulevés à tout moment par les beautés de son oeuvre, maintenant ce m'est une joie douce et profonde de venir lui conter un peu, à chaque rencontre, les moindres péripéties de ce voyage qui ont une issue réconfortante. Je dose ces souvenirs comme une potion réparatrice, et j'ai le contentement de voir réapparaître sur les joues de mon petit malade les mines rosés de la santé et de la jeunesse" .
Rueil, Chatou, Le Vésinet  ! Tout le monde ne descend pas, fort heureusement. Nous suivons quelques minutes le boulevard qui longe la voie du chemin de fer, puis nous prenons une grande route à gauche, puis une petite à droite et nous nous arrêtons devant une porte englobée dans la verdure. C'est dans ce paysage de campagne qu'habite ce musicien à qui la gloire sourit à vingt-quatre ans. Des arbres et des buissons nous dérobent la vue de la maison, qui, cependant, ne doit pas être éloignée, car des voix arrivent jusqu'à nous.
C'est presque un petit bois qu'il faut traverser pour arriver jusqu'à la clairière où sourit une maison calme et simplette, le rêve de toutes les âmes sincèrement mélancoliques. Là, à l'ombre des saules et des peupliers, toute une réunion. Le maître Carolus-Duran, Mlle Ilda Fjord, Mlle Kohl, M. Rousselière, de l'Opéra. M. Henri Cain embrasse affectueusement son camarade convalescent et me présente. Tout le monde parle à la fois et chacun est si heureux du grand succès qui échoit à M. Gabriel Dupont que j'apprends sans interroger toute la genèse de l'histoire de La Cabrera.
Gabriel Dupont dans son jardin du Vésinet
...presque un petit bois qu'il faut traverser pour arriver jusqu'à la clairière ...
Histoire d'une collaboration
— Je voudrais vous conter la façon dont nous fîmes connaissance, M. Cain et moi, me dit M. Gabriel Dupont. Lorsque j'appris, il y a deux ans que M. Sonzogno, qui avait dans un précédent concours primé Cavaliera Rusticanna, de M. Mascagni, ouvrait un grand concours international, j'eus le désir ardent d'y prendre part. Fils d'un organiste de Caen, ma ville natale, j'avais fort souvent composé de petites choses et il me tardait de m'essayer dans une œuvre de plus longue haleine. Par l'entremise de mon maître, M. Vidor, j'écrivis à M. Henri Cain.
— J'étais justement, continue le librettiste du Juif polonais, en train de travailler pour mon plaisir personnel au livret de La Cabrera. Je n'avais pris aucun engagement. J'écrivis à Gabriel Dupont que dans huit jours il recevrait ma visite au cours de laquelle je lui remettrais mon manuscrit.
— Souvenez-vous, cher ami, reprend Gabriel Dupont, que je faisais alors mon service militaire, vous avez terminé votre lettre en m'engageant à prendre, comme dans les romans-feuilletons, un mouchoir à la main. C'est ainsi que nous nous sommes connus.
— Et appréciés  !
— Pour moi c'étais à la frontière espagnole et je notais des airs du pays, ajoute Mlle Kohl.
Chacun se souvient. On s'émeut. Quel chemin parcouru en deux ans. Le travail assidu, opiniâtre. La lutte acharnée, puis la victoire magnifique, éclatante.
" Si tu savais, petit, raconte M. Henri Cain, si tu savais ce que nous devons au public italien. Il a fait à nos interprètes des ovations chaleureuses, enthousiastes!
Sur les deux-cent quatre-vingt-huit ouvrages envoyés, trois avaient été retenus. Un tirage au sort avait désigné l'ordre dans lequel ils seraient représentés. Le prix devait être donné à l'issue de la deuxième représentation. Domino Azurio, de De Venezia, fut accueilli avec une certaine indifférence. Filiasi, de Manuel Menendez, une œuvre forte, retentissante, claironnante, souleva des tonnerres d'applaudissements. Je n'avais plus d'espoir pour notre Cabrera qui est une oeuvre de sentiment, de passion douce, de langueur, mais ces qualités justement et aussi la grâce touchante, le talent superbe de la Bollincionni, notre principale interprète, très bien secondée par Caradetti et Wigley, passablement par Ravazzalo, émurent l'assistance à ce point que ce ne fut plus des tonnerres d'applaudissement dans l'assistance mais du délire."
Gabriel Dupont au Vésinet
La gloire prochaine
" – II fut question entre les membres du jury de ne pas décerner de prix la somme de cinquante mille, francs paraissait grosse à beaucoup d'entre eux, un autre proposa de diviser cette petite fortune afin de multiplier les récompenses, mais les conditions premières de M. Sonzogno furent respectées. Je dois avouer que j'avais peur un peu. Nous luttions en Italie contre deux italiens et parmi les membres du jury, aucun n'était français, Massenet ayant été empêché de se rendre à Milan par une indisposition douloureuse.
II y avait là Humperdinck, l'auteur d'Hausel et Gretel [sic] Il présidait. Jan Blockx, directeur du conservatoire d'Anvers, l'auteur de Princesse d'Auberge, Thyl, La Fiancée de la Mer, Cilea, l'auteur d'Adrienne Lecouvreur, Campanini, chef d'orchestre de la Scala, Galli, professeur du conservatoire de Milan. Quel bonheur de pouvoir enfin te télégraphier la bonne nouvelle."
Parmi les souvenirs plus précis, les détails plus techniques, reviennent les noms de M. Pérond, chef d'orchestre, de M. Genésini, violon solo. Pas une ombre dans ce tableau réjouissant, que l'indisposition, heureusement enrayée à présent du jeune triomphateur.
" –  Tu as assez parlé, reprend M. Cain avec un souci paternel si tu veux réellement te guérir, il ne faut pas être bavard. Je m'esquive. M. Cain simule un départ, mais le voilà qui revient vers son cher malade et qui lui glisse à l'oreille ce secret réconfortant: " Ton œuvre sera montée à l'Opéra-Comique au mois d'avril prochain. M. Carré viendra t'en confirmer la nouvelle lui-même un jour prochain" .
On se lève ! Compliments et souhaits. M. Rousselière gagne son auto, qui bientôt halète et s'enfuit. Une tiédeur plus calme a remplacé la torpeur du Midi pesant, l'odeur des acacias semble très forte, obsédante comme un bonheur trop grand qui éclate soudain et tandis qu'à pas lents nous gagnons la gare proche, M. Henri Cain, avec une émotion qui me gagne, me dit en se penchant vers moi: " C'est une des plus grandes joies de ma vie que de voir cet enfant que j'aime comme un fils renaître à la vie qui s'ouvre pour lui si belle et si pleine de lauriers.
Société d'Histoire du Vésinet,
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