Extrait de Emile Zola devant la censure victorienne, par Denise Merkle, 1994
Henry Vizetelly,
éditeur anglais des traductions de Zola, et ses démêlés avec la justice britannique
Henry Vizetelly revient dans cette société oppressive après avoir passé une vingtaine d'années à Paris (entre 1860 et 1880), où il était journaliste. C'est à Paris qu'il a fait la connaissance de Zola en 1870, et, en 1877, qu'il a été témoin du scandale causé par l'Assommoir (le roman et la pièce) entre autres ouvrages de Zola.
Vizetelly s'est vite rendu compte que le succès de cet écrivain était " fondé sur le scandale" et il espérait que ses traductions rapporteraient autant que les oeuvres originales. À son retour à Londres en 1880, Vizetelly achète les droits anglais de l'Assommoir et de Nana. Peu d'éditeurs britanniques osaient toucher aux romans de Zola. Ses livres ne se trouvaient donc pas dans les bibliothèques de prêt, seuls diffuseurs respectables de livres, et les ligues de moralité ne voulaient assurément pas que le peuple ait accès aux éditions bon marché que publiait Vizetelly & Cie. Par contre, les romans en version originale circulaient librement seuls les gens instruits issus généralement des classes privilégiées avaient libre accès aux romans de Zola en français. Pour sa part, Vizetelly espérait que les traductions susciteraient l'intérêt et augmenteraient ses recettes.
En 1884, il publiait une édition en un seul volume, donc à bon marché, de The Assommoir et de Nana. Ces traductions non abrégées étaient donc scandaleuses mais elles se vendirent aux kiosques de livres. Quant aux cercles littéraires établis, ils honnissaient ces traductions. À cause du grand succès de ces romans en France et de leur grande rentabilité, Vizetelly acheta les droits d'auteur anglais de toutes les oeuvres de Zola Mais il se résolut à faire expurger les romans afin d'échapper à la critique. La version française de Pot-Bouille fut publiée en 1882, et c'est en 1885 que sa traduction Piping Hot! fut mise sur le marché britannique.
Lors de sa parution en 1887, la Terre avait provoqué une critique dans l'ensemble très négative en France. Les " Cinq" dans leur Manifeste devenu fameux écrivent: «la note ordurière [du roman] était exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie».
Anatole France, quant à lui, écrivit dans le Temps que Jamais homme n'avait fait un pareil effort pour avilir l'humanité, insulter à toutes les images de la beauté et de l'amour, nier tout ce qui est bon et tout ce qui est bien. Malgré le scandale français, ou peut-être à cause de celui-ci, Vizetelly fit faire la traduction anglaise de ce roman. Vers la fin 1887, le premier traducteur ayant refusé de terminer la traduction de la Terre à cause du langage, et un deuxième ayant réagi de la même façon, Ernest Vizetelly, le fils de Henry, recommanda la suppression de certains passages et la modification du vocabulaire. En mars 1888, The Soil était prêt pour l'impression. Entre temps, la ligue de moralité avait demandé l'appui du moraliste William Stead, éditeur du PaIl Mall Gazette, dans sa campagne de censure des traductions publiées par la maison Vizetelly. Dans un article de journal, Stead écrivit que Vizetelly n'avait aucunement essayé d'expurger les romans de Zola. À quoi Vizetelly répondit qu'aucune de ses traductions n'est une reproduction fidèle.
Henry Vizetelly dût comparaître deux fois devant les tribunaux. Le 31 octobre 1888, âgé de 68 ans et en mauvaise santé, il se trouvait à la Old Bailey à Londres, pour défendre sa traduction de Nana, de Pot Bouille et de la Terre. Le procureur, Sir Edward Clarke, lut quelques passages de The Soil, qui traitaient de l'accouplement d'un boeuf et d'une vache, de viol, de meurtre, d'inceste, etc. Au neuvième passage, le jury refusa d'en entendre davantage. Vizetelly finit par plaider coupable. Il dût payer une amende de 100 livres sterling et fut condamné avec sursis à une peine de douze mois d'emprisonnement. La réaction des journaux fut vive et témoigna du parti-pris contre Vizetelly.
Ayant besoin d'argent, l'éditeur continua à vendre les livres qui, d'après lui, n'avaient pas été cités dans le jugement dont les attendus étaient très vagues. Le 30 mai 1889, à la cour criminelle centrale de Londres, eut lieu un second procès. Du fait qu'il avait publié les traductions de The Fortune of the Rougons, The Kill, The Belly of Paris, The Abbé Mouret's Sin, Joy of Life, His Excellency, et Bel Ami (de Maupassant), Vizetelly plaida coupable à la recommandation de son avocat. Le procès fut très bref. Comme il n'était pas en mesure de payer une amende, il fut condamné à trois mois de prison pour récidive et emprisonné. Cette fois, les journaux se turent. Peu après, Vizetelly et Cie faisait faillite.
En 1894, Chatto & Windus se portait acquéreur des droits anglais de Zola et Ernest Vizetelly, qui y travaillait, poursuivit l'expurgation et l'altération de quinze traductions pour ne pas offenser le public (sauf bien entendu la Terre, Nana, et Pot-Bouille qui étaient toujours interdits en Angleterre).
VIZETELLY, Ernest Alfred (Londres, 1853 ~ 1922)
Fils de Henry Vizetelly, il fit ses études au collège d'Eastbourne puis à Paris, où son père, alors journaliste, vécut pendant sept ans, de 1865 à 1872.
C'est lui qui racconte les démêlés de son père avec la justice à propos de la maison qu'ils habitaient au Vésinet et l'échec de Jules Favre, leur avocat: " son éloquence n'était pas du tout enthousiaste, et je me souviens très bien que quand il a plaidé pour mon père, les trois juges de la Cour d'appel semblaient dormir, et ne se sont éveillés que lorsque le conseil de nos adversaires a pris la parole, et commencé à frapper son banc et clâmer dans des tons chaleureux. Naturellement, du fait que les juges n'ont jamais entendu notre côté de l'affaire, mais seulement celui notre adversaire, ils ont décidé contre nous.
En 1870-1871, Ernest suivit l'armée du général Chanzy en qualité de correspondant de guerre, et ses articles sur la retraite de Vendôme au Mans furent publiés par un des principaux quotidiens de Londres, la Pall Mall Gazette. Il demeura en France après le départ de son père, et, tout en collaborant à divers journaux anglais, devint l'adjoint du directeur des Folies-Bergère, Léon Sari c'est au célèbre music-hall de la rue Richer qu'il eut son premier entretien avec Zola, pendant l'hiver de 1877-1878.
Revenu à Londres en 1887, avec son épouse française Marie Tissot, il entra à la maison d'édition de son père où une de ses premières tâches fut de revoir et d'expurger la traduction anglaise de La Terre, qui valut à son père, en octobre 1888, une amende de cent livres sterling pour attentat aux bonnes moeurs. En 1892, après la faillite de son père, il traduisit en anglais La Débâcle: le succès du volume, paru chez Chatto et Windus, encouragea ses éditeurs à publier d'autres livres de Zola, et il fut désormais le traducteur attitré du romancier en Angleterre. Il lui servit de cicérone, à Londres en septembre 1893, et lui apporta son aide tout au long de la périodé d'exil de 1898-1899.
Auteur de With Zola in England (1899) et Emile Zola, Novelist and Reformer (1904), il publia aussi des romans, dont The Scorpion (1891) et The Lover's Progress (1901), ainsi que des livres de souvenirs, My Adventures in the Commune et My Days of Adventure. The Fall of France, 1870-1871 (1914). Citons également The Anarchists (1911) et Republican France (1912). |
Pour plus de détails sur les deux procès, voir Graham King, «Scandal!» (1978), pp. 228-254. |