D'après Georges Courtès - Bulletin de la Société archéologique, historique littéraire & scientifique du Gers -4e trimestre 1994

L'Amiral Péphau (1843-1915), un marin oublié

La ville d'Auch a honoré la mémoire de l'Amiral Péphau en lui dédiant une rue quelque temps après sa mort [1]. Mais on ne trouve nul écrit sur lui ou sur sa carrière ; de même nous ne savons presque rien sur son frère aîné, directeur de l'Hôpital des Quinze-Vingts, fondateur de l'Ecole Braille, très lié au monde politique de la fin du XIXe siècle. Le Commandant Richon dont nous avons apprécié les brillantes communications, avait maintes fois signalé cette lacune [2]. Pourtant Jacques Péphau, né à Gimont, de parents gersois, n a pas renié ses origines : sa résidence administrative fut longtemps Auch. Il y venait passer quelques jours à l'occasion de ses permissions voir ses grands-parents ou son cousin, Louis Aucoin, maire de la ville entre 1880 et 1890 [3]. Sa carrière peut se comparer à celle de son contemporain, l'amiral Bugard ou à celle de son cadet de quelques années, Boué de Lapeyrère : origine modeste, études laborieuses, volonté inébranlable, caractère bourru. [4]

 Les origines gasconnes

Le 26 avril 1836, le maire d'Auch enregistre le mariage d'Antoine Péphau, percepteur des Contributions directes et de Louise Sophie Marquette Boutan ; l'un est fils de chirurgien installé à Eauze, la mariée fille du célèbre docteur Boutan d'Auch, directeur de l'Hôpital [5]. Le père de notre futur marin, âgé de 34 ans, a opté pour la carrière de fonctionnaire : il est à cette date percepteur à Courrensan [6] ; après le mariage, le couple doit rejoindre sa nouvelle affectation, Marsolan. Là naîtra, au lieu-dit Beaulieu Jean-Alphonse, le futur spécialiste des aveugles. En 1843 nous trouvons la famille à Gimont, elle habite près de la Place Couverte [8]. Au registre de la mairie sera inscrite la naissance de Jacques-Théophile (9 janvier 1843), futur amiral.
La carrière bien modeste du père se termine dans la Nièvre, à St-Pierre-le-Moutier, un bourg dont la population ne devait pas être supérieure à celle de Gimont. Il semble s'être définitivement fixé dans cette agglomération dès 1850 ; le préfet de la Nièvre n'écrit-il pas en 1860 : « Je connais depuis longtemps la famille Péphau ».
Plusieurs notes de l'administration soulignent les modestes revenus de la famille, la parfaite éducation que les parents souhaitent donner aux enfants, n'hésitant pas à faire appel aux relations des grands-parents d'Auch, à solliciter des appuis auprès du préfet du Gers ou de la Nièvre. Le docteur-médecin en chef de l'Hôpital d'Auch, Boutan, certifie le 17 avril 1858 que « Péphau Jacques -Théophile a été vacciné avec succès, qu'il est bien formé, sain, robuste et exempt de toute infirmité et propre enfin à tout service actif ». Certificat nécessaire pour présenter le concours d'entrée à l'Ecole navale [9].

 Des débuts laborieux

En 1859, Jacques-Théophile Péphau passe le concours d'admission à l'Ecole navale ; il obtient de très bonnes notes en arithmétique, algèbre, géométrie, trigonométrie ; mais les résultats en français, version latine, thème anglais sont faibles ou médiocres. Il est néanmoins admis et rejoint le navire-école Le Borda, en rade de Brest, le 2 octobre 1859 [10]. L'année scolaire 1859-1860 se passe mal, il accumule punitions, appréciations négatives : « la conduite et le travail de cet élève laissent à désirer » .« Continue à se mal conduire et à perdre son temps » .« Intelligent, il pourra remonter quand il se mettra sérieusement au travail. » Avec quatre autres jeunes de sa promotion, il est exclu de l'école et ne peut passer en seconde année.
Pour la famille — mais aussi pour l'apprenti-marin, quelle déconvenue ! Pour autant on ne baisse pas les bras ; utilisant le capital de relation » le père écrit au préfet de la Nièvre : « Un coup aussi terrible qu'inattendu plonge dans la désolation et l'élève et la famille qui était heureuse de lui voir entreprendre la brillante carrière de marin. La maladie qu'il a faite à l'école l'obligeant à un séjour à l'hôpital maritime de Brest n'a pas peu contribué à le faire faiblir sur certaines facultés. De plus son âge (il a un an d'avance sur ses camarades) lui permettrait de se présenter encore cette année au concours ». L'élève lui-même plaide coupable : « Ce serait surtout me donner l'occasion de racheter par mon travail et ma bonne conduite la punition dont j'ai été justement frappé ». Le ministre de la Marine saisi par le préfet de la Nièvre et le préfet maritime de Brest, se laissent fléchir: Jacques Péphau est autorisé à présenter à nouveau le concours d'entrée. Incontestablement l'année scolaire 1860-1861 s'avère meilleure : « Bonne conduite, plus ardent à l'étude » lit-on comme appréciation. Après trois années passées sur Le Borda, il est nommé aspirant 2e classe, parmi les derniers de la promotion [11].
C'est avec fierté qu'il retrouve ses parents dans la Nièvre et dans l'enthousiasme de cette réussite, il ambitionne un grand avenir. Ayant appris que La Sémiramis doit toucher à Suez et de là se rendre au Japon puis en Chine, il pose sa candidature et se voit déjà en partance. Il fait intervenir cette fois-ci le préfet du Gers, le Vicomte de Gauville [12], qui intercède auprès du Ministre de la Marine : « Espérant que vous avez gardé une petite place dans votre souvenir à votre ancien collaborateur au ministère. Mon protégé, originaire de mon département, dont les notes sont satisfaisantes désirerait ardemment embarquer pour la Chine ou pour les mers du Sud sur une corvette, afin d'avoir l'avantage, écrit-il, de mieux apprendre la pratique de la navigation ». Pour toute réponse, il est envoyé à Toulon : doit faire ses preuves !

 Le Marin

Les premières affectations
Entre août 1862 et novembre 1907, soit sur 45 ans se déroule la carrière de Péphau. Dans leur souci du détail, les services de la marine ont comptabilisé les temps passés ...

En mer :

En mer en temps de guerre :

Sur les rades de France :

Dans les ports :

A terre en temps de paix :

264 mois

  7 mois

33 mois

19 mois

252 mois

Pendant cinq ans, le jeune Péphau, basé à Toulon, poursuit sur différents navires sa formation ; il est successivement affecté sur Le Montebello, Le Fleurus, L'Alexandre, Le Castiglione, La Gloire, La Seine entre août 1862 et août 1867. Dès lors, il manifeste toutes les qualités requises : « Capable, intelligent, zélé. » « Fera un officier remarquable ; mathématicien, grande intelligence, sera certainement un sujet distingué dans toutes les positions qu'on le mettra. » Le Préfet maritime ne peut qu'acquiescer : « Mérite des éloges et de l'avancement dès qu'il aura rempli les conditions ».
Ces « conditions » arrivent en 1867 : il est nommé enseigne de vaisseau et se voit demandé au choix par le commandant de la canonnière L'Aspic. Les choses sérieuses commencent. Prévu pour un départ au Mexique (mais la France arrête cette malencontreuse expédition) il se retrouve à La Réunion. Il y fait preuve de sang-froid et de précision : « Mon second, l'enseigne de vaisseau Péphau a toute ma confiance ; à lui revient tout le mérite de notre atterrissage vraiment remarquable sur San Antonio (27 sept. 1867). Cet officier des montres a avec assurance atterri encore une fois de nuit sur la Réunion par un temps à grain très sombre ». Il est proposé pour une décoration. Puis L'Aspic (juin 1869) rejoint Saïgon.
Le navire remplit pendant quelque temps des missions scientifiques sur les côtes de l'Indochine et au retour les éloges pleuvent sur Péphau. En décembre 1869 il demande un congé pour soigner la fièvre paludéenne contractée en Cochinchine. Chez ses parents, en convalescence, il reçoit l'annonce de sa promotion comme lieutenant de vaisseau. Tout semblait lui sourire lorsqu'éclate la guerre franco-prussienne de 1870. Il rejoint le port de Cherbourg et reçoit le commandement en qualité de Second de la 1ère batterie sur la frégate-cuirassée La Guyenne, puis sur La Garonne. A cette époque Péphau traverse une crise de conscience qui inquiète ses supérieurs : « Cet officier est un peu mou dans les commandements. Il manque d'ardeur et l'exécution des ordres qu'il reçoit s'en ressent beaucoup ».
Et le vice-amiral, préfet maritime d'écrire : « D'assez mauvais rapports m'ont été faits sur le compte de cet officier. Il a fait publier dans le plus mauvais journal des articles critiques sur la marine, rédigés dans un très mauvais esprit » (16 nov. 1871). Il s'ensuit une demande de congé pour soigner une bronchite chronique.

Les travaux scientifiques
Beaucoup plus que dans le commandement, c'est dans l'observation scientifique que Péphau trouve son épanouissement et sa véritable vocation. Il rejoint successivement: — l'aviso à vapeur L'Ariel pour l'exploitation des côtes de l'Algérie (1872), — l'aviso à vapeur Le Narval pour une nouvelle campagne hydrographique en Afrique du Nord (1873), — en 1875 L'Aspic, où il avait déjà exercé, mais cette fois-ci en tant que commandant. Le navire se rend en Indochine, on dresse les plans de la rade d'Haïphong et Péphau durant le séjour dans la colonie reçoit le titre de commandant supérieur de la marine au Tonkin. Lors d'une réception officielle, le Gouverneur de la Cochinchine loue son travail et l'encourage à poursuivre ses recherches surtout dans les parties intérieures du Tonkin qui n'ont pas encore été reconnues. En septembre 1876, à la suite d'une insolation, il prend un congé de convalescence à Paris et à Auch. Durant l'année 1877, il est mis à la disposition du dépôt de la marine, à Paris, afin d'y mettre au clair et rédiger les travaux exécutés au Tonkin.

Les premiers commandements
Ses compétences techniques sont sûrement à l'origine de sa nomination comme commandant de l'Ecole de Pilotage du Nord installée sur l'aviso à vapeur L'Elan. Pendant 50 mois il parcourt sans interruption la côte depuis Dunkerque jusqu'au Banc de Sein, hiver comme été. « Ce navire est toujours au milieu des dangers de la côte. S'il est un service fatiguant et capable de mettre un capitaine à l'épreuve c'est sans contredit celui-là. » contient son rapport d'inspection qui poursuit « Il a su préparer pour nos bâtiments de guerre des pilotes excellents ». Avec le grade de capitaine de frégate (1882), il commande en second le cuirassé Thétis ; puis il obtient un commandement en mer : entre 1883 et 1885 il est pacha sur l'aviso La Mouette. « Un des rares officiers qui connaisse à fond les côtes du 1er et 2e arrondissement maritime ainsi que les côtes Sud et Est de l'Angleterre, très précieux en temps de guerre sur les côtes de l'Europe. Connait les questions de pêche. »
Nous le trouvons ensuite chef d'Etat-Major du Préfet maritime du 1er arrondissement (Cherbourg) ; commandant le garde-côte cuirassé Le Tonnerre, le croiseur d'escadre L'Alger, le vaisseau-école des torpilles L'Algésiras (1891-1895).

De hautes responsabilités
Les dernières décennies du XIXe siècle qui coïncident avec installation de la IIIe République voient l'apogée des frères Péphau. L'aîné, Alphonse, devenu Directeur de l'Hôpital des Quinze-Vingts, frappé de l'état d'abandon et d'isolement dans lequel l'aveugle était laissé, constitua, le jour même où la première pierre de la clinique ophtalmologique était posée (9 mai 1880), avec l'aide de puissants amis et sous le haut patronage de Républicains illustres, une société : « La Société d'assistance pour les aveugles » qui se propose sous leur égide, d'ouvrir des écoles spéciales aux aveugles, des ateliers ou maisons de travail, des hôpitaux, des hospices, d'augmenter le nombre de pensions servies par l'Etat, d'attribuer des prix, des médailles, des diplômes aux auteurs d'écrits, de mémoires, d'inventions relatifs à l'amélioration du sort des aveugles. Le Conseil d'administration aura pour présidents : MM. Waldeck-Rousseau puis les différents ministres de l'Intérieur Charles Lepère, M. Sarrien. Parmi les membres participants aux réunions ou aux distributions des prix : Louis Barthou, Paul Deschanel, Raymond Poincaré. Victor Hugo et Jean Macé fondateur de la Ligue de l'Enseignement adressent des lettres enthousiastes. Les Présidents Sadi Carnot, Félix Faure ne manquent pas de visiter l'Ecole Braille et d'encourager son directeur-fondateur. La République laïque avait trouvé dans l'œuvre Alphonse Péphau un domaine où la fraternité pouvait s'exercer en dehors de l'Eglise.
Nul doute que les relations du frère aîné vont servir la carrière de notre marin ! En 1895, le vice-amiral Duperré qui préside le Conseil des Travaux de la Marine le fait appeler à ses côtés. Le Président de la République signe cette nomination. Ses missions seront de visiter, inspecter les navires, d'assister aux expériences de tir, de rendre compte de l'avancement des constructions de navires en se rendant sur les chantiers-navals.
« Sous des allures bonasses, ce commandant Péphau dissimule un des esprits les plus fins que je connaisse, de relations on ne peut plus aimables, d'une instruction très châtiée, d'un jugement très sûr. » Il est promu contre-amiral le 28 mars 1899. Le Ministre de la Marine lui confie en 1899 la présidence de la délégation française à la Conférence de la Paix à La Haye [13]. Il s'acquitte avec brio de cette mission et reçoit les félicitations de Delcassé.
Après une période de commandement (1901-1904), sur Le Bouvines, Le Formidable, Le Masséna, il termine ses services comme commandant en chef, Préfet maritime de Brest. Le 28 novembre 1907 il est admis à la retraite au maximum de la pension, soit 10 500 frs. Il est Commandeur de la Légion d'honneur depuis 1902.

Sa personnalité
Il nous est difficile de connaître la personnalité de Jacques Péphau en dehors des rapports de ses supérieurs. Sa « grande notoriété dans la Marine » plusieurs fois signalée à la charnière de deux siècles provient essentiellement de sa détermination, de son obstination, de son travail. Les relations de sa famille au départ, de son frère à la fin ont favorisé l'expression de cette forte personnalité. Ces chefs ont été prompts à souligner « son caractère un peu trop indépendant », « ses allures lentes, manquant d'ardeur » « son air bourru » Mais ne sont-ce pas là des vertus gasconnes nécessaires à un bon marin ?
Proche de la retraite, enfin stabilisé, Jacques Péphau épouse en 1905 à 62 ans, à la mairie du Vésinet la belle-sœur de son frère, Mademoiselle Marie-Angèle Graf [14] qui résidait dans la famille d'Alphonse, qui venait de prendre sa retraite de directeur des Quinze-Vingts. Il décède le 29 novembre 1915, à son domicile 14, rue des Chênes, au Vésinet.

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    Notes de l'auteur:

    [1] Lors de la séance du Conseil municipal du 27 février 1925, M. le Maire propose de donner à la Rue Lagarrasic le nom de Rue Amiral Bugard et à la Rue du Moulin, le nom de Rue Amiral Pephau (Renseignements fournis par M. André Sotom).

    [2] Le Commandant Louis Richon a tout particulièrement étudié les marins gascons et les familles installées dans les îles (Voir bibliographie sommaire des travaux historiques du Commandant Louis Richon, in B.S.A.G., LXXXVe année, 1984, p. 511).

    [3] Une sœur du père de Jacques Péphau avait épousé un Aucoin - Louis Aucoin, maire d Auch de 1880 à 1890 était cousin de notre amiral.

    [4] Paul Jeannin-Naltet, Le vice-amiral Boué de Lapeyrère, commandant en chef de l'Armé-navale (1852-1924)

    [5] La famille Boutan a marqué la vie auscitaine : la mère de Villaret-de-Joyeuse était née Boutan. Une sœur du Dr Boutan avait épousé de Colmont. Leur belle maison avec parc (actuellement lotie) est la résidence du secrétaire général de la préfecture.

    [6] Etat civil de la Mairie d'Auch.

    [7] La ferme de Beaulieu se situe à quelques 800 m du village de Marsolan ; elle appartenait à la famille Cassius.

    [8] Etat civil de la Mairie de Gimont (Renseignements fournis par M. Jacques Lajous).

    [9] Cf. Dossier Péphau au Service historique de la Marine, CC7 Alpha 2732 et copie aux Archives départementales du Gers, Centre de documentation, dossier Péphau.

    [10] Le navire-école « Le Borda » a servi d'établissement scolaire aux élèves-officiers de la Marine française.

    [11] Il est dans la même promotion que l'auscitain Bugard (cf. Louis Richon, 1979, p. 336).

    [12] Le Vicomte de Gauville succède à l'énergique préfet Féart ; il est préfet du Gers de 1858 à 1866.

    [13] La Conférence de La Haye (18 mai - 29 juillet 1899) réunit, sous l'initiative de Nicolas II, outre les états européens, plusieurs états d'Amérique et d'Asie. La conférence adopte trois conventions, sur les lois et coutumes de la guerre sur terre, sur l'adaptation à la guerre maritime de la Convention de Genève du 22 août 1864, sur le règlement pacifique des conflits internationaux par l'institution de la Cour permanente d'arbitrage et d'un Bureau international siégeant à La Haye. Des déclarations furent adoptées : la première relative à l'interdiction des bombardements aériens, la seconde à l'interdiction des gaz asphyxiants, la 3e à celle de l'emploi des balles explosives.

    [14] L'Amiral Péphau adhère à la Société archéologique le 5 juillet 1909. Il est présenté par Madame de Colmont, sa cousine et par A. Branet.


Société d'Histoire du Vésinet, 2014 - www.histoire-vesinet.org