Jean-Paul Debeaupuis, SHV, 2023-2024.

Arthur Pallu en Australie

Premier né des enfants d’Alphonse Pallu, Marie Arthur a vu le jour le 7 juillet 1848 à Pontgibaud (Puy de Dôme) où son père exploitait des mines de plomb argentifère.
Lorque qu'Alphonse Pallu fit la démarche officielle, rendue obligatoire par l'article 104 du Code Napoléon, de déclarer son changement de domicile fixé au 1er janvier 1869, Arthur était âgé de 20 ans et dût passer quelques mois de sa courte vie au Vésinet. Il n'y aura pas été recensé. Nous ne savons rien de sa jeunesse, de ses études mais, à la suite d’un « grave différend » avec son père, Arthur Pallu fut envoyé, en Australie, à Melbourne dans la Colonie de Victoria. C’est du moins le souvenir qu’en ont gardé les membres de la famille Pallu. Nos recherches pour connaître la raison de cet « exil » à l'autre bout du monde sont restées vaines.

On peut reconstituer le voyage d’Arthur Pallu grâce aux traces administratives qu'il a laissées. On ignore quand et pourquoi il quitta la France mais son débarquement à Melbourne (Victoria, Australie) fut enregistré par les services d'immigration en mai 1872, à l'arrivée du vaisseau Lincolnshire (Capt. Edwin Dawes) parti de Londres le 20 février. L'étude des documents de bord de ce navire permet de déterminer qu'Arthur Pallu a embarqué (avec 13 autres passagers) à l’escale de Gravesend dans l'estuaire de la Tamise, le 21 février.[1]

Names and descriptions of cabin passengers

Ligne 11 : Pallu Arthur, 21 ans (homme célibataire, parmi les passagers du Lincolnshire embarqués à Gravesend le 21 février 1872.

Le Lincolnshire était un liner en bois, à voile. Construit en 1858 pour la compagnie Money Wigram & Son's, à Blackwall, un constructeur et armateur qui exploitait les échanges avec l'Australie, ce vaisseau était mené par 60 hommes d'équipages et transportait 180 passagers. Les « premières classes » (une vingtaine de personnes) étaient répertoriées dans l'historique de la compagnie dans une sorte de livre d'or. Le navire transportait aussi du fret (cuivre, produits manufacturés, charbon, or, etc.). Ces cargaisons pouvaient l'amener à faire des détours et des escales. Vendu en 1880 à une compagnie norvégienne, il sera désarmé en 1881 et coulé en 1883 au large du Cap. [2]
Arthur Pallu est inscrit comme unassisted passenger c'est à dire ne bénéficiant pas des aides procurées aux immigrants souhaitant se fixer en Australie. Pour ceux-ci, les archives sont beaucoup mieux documentées et exploitées à des fins généalogiques.

Le Lincolnshire (Money Wigram & Son's), 1860.

Navire à bord duquel Arthur Pallu gagna l'Australie en 1872.

Quelques mois après son arrivée dans la capitale de la province de Victoria, Arthur fit l’objet d’un court article dans The Argus, un journal local. On apprend ainsi qu’au tribunal de police de la Ville de Melbourne le samedi 22 novembre 1873, Arthur Pallu, un jeune Français, a été accusé d'avoir volé un cheval et un buggy, ainsi qu'un ensemble de harnais, à Ludovic Mario, caviste rue Bourke. Le sieur Mario déclarait que le jeune homme avait demandé à emprunter le cheval et le buggy mais que lui [Mario] avait refusé et donné des instructions au garçon d'écurie en ce sens. Mais Arthur Pallu était parti avec l'attelage en dépit du refus. Mario pensant que le jeune homme avait eu l'intention de le voler, fit émettre un mandat d'amener à cause duquel Pallu fut arrêté. Mais ce dernier avait rendu le cheval et le buggy après les avoir utilisés deux ou trois jours et Mario, ne pensant plus qu'il s'agissait d'un vol, retira sa plainte. Le prévenu fut donc relâché [2].
Une semaine plus tard, le journal revenait sur ce fait-divers, des témoins ayant donné un éclairage des faits un peu différent. De nouveau devant le tribunal de police municipale [27 novembre], Arthur Pallu était cette fois poursuivi pour usage illégal des mêmes biens (cheval, voiturette et harnais). Mais un témoin, le garçon (français, lui aussi) employé par Mario comme palefrenier et garçon d'écurie, déclara que Pallu avait souvent loué le cheval et le buggy auparavant. De plus, à l'occasion de l'emprunt faisant litige, le jeune Pallu avait emmené l'employé de Mario (le témoin) avec lui aux Caledonia diggings [3] et l'avait ramené dans le buggy. Le tribunal statua que, comme l'employé de Mario était au courant de l'utilisation du bien et y avait contribué, il n'y avait pas d'utilisation illégale. L'affaire fut classée, Mario se voyant informé qu'il aurait dû prendre le conseil d'un avocat. Quant à Arthur Pallu, il fut requis de régulariser la location du cheval et du véhicule.

On sait peu de choses sur les faits et gestes d’Arthur durant son séjour de près de cinq années en Australie, si ce n'est qu'il y a voyagé. On note sa présence à Sydney en juin 1875 où il était en affaires avec la maison Curcier & Adet, importateurs de produits de luxe (Cognac et Champagne en particulier). [4] On relève la trace de son retour à Melbourne, à bord d'un navire de la compagnie W. Howard Smith & Sons, le You Yangs, un caboteur en provenance de Sydney, le 26 février 1876. Le You Yangs, un steamer à coque de fer de 500cv jaugeant 900 tonneaux, comptant une trentaine de membres d'équipage et transportait, outre le fret, une cinquantaine de passagers. On peut supposer que Pallu disposait de quelque ressources puisqu'il voyageait en passengers-saloon, sorte de première classe (pour une dizaine de personnes) tandis que la plupart des passagers restaient dans l'entrepont. [5]

Le You Yangs (W. Howard Smith & Sons) 1875.

Bateau emprunté par Arthur Pallu pour voyager de Melbourne à Sydney.

Coïncidence? Les deux seules sources d'informations sur la vie d'Arthur en Australie sont des articles de journaux se rapportant à un fait-divers à Melbourne en 1873 puis à un différend commercial à Sydney en 1875. Dans le premier cas, Pallu a affaire à un « caviste » et dans le second à un négoce de « vins et spiritueux ». Avait-il une activité professionnelle liée au commerce et débit de boissons ?

On lui connaît une adresse : 121 Napier Street, à Fitzroy (localité limitrophe de Melbourne, à l’est). Si le bâtiment correspondant à cette adresse a disparu pour laisser la place à un immeuble moderne, les constructions qui lui faisaient face au temps du séjour du fils Pallu existent toujours et nous révèlent ce qu'était alors son décor quotidien.

Exemple de constructions de la rue Napier en face du numéro 121,

où habita Arthur Pallu durant son séjour en Australie.

Cliché Arnaud Bousquières, 2023.

C'est là qu'il est mort, le 25 mai 1877 de phtisie (tuberculose), selon The Australasian, un autre journal local qui tient une rubrique nécrologique. [6] Le même journal avisa :

    Les amis de feu Monsieur ARTHUR PALLU sont informés que sa dépouille sera inhumée au cimetière de Boroondara, Kew.

    Le convoi mortuaire partira du 121 Napier Street, Fitzroy, CE JOUR, 26 courant, à 3 heures moins le quart.

Sa tombe est encore visible. Elle est ornée d'une grosse pierre sombre, peut-être en lave, sans inscription lisible. Elle était surmontée d'une croix blanche qui est tombée de son socle, encore reconnaissable en 2018 et dont il ne restait que des fragments en 2023. le caveau est couvert de Gazania, une plante herbacée vivace et volontiers envahissante aux jolies inflorescences jaunes. [7]

La tombe de Marie Arthur Pallu (1848-1877) dans le cimetière public de Boroondara (section R/C A, n°48)

Une stèle de pierre sombre surmontée (autrefois) d'une croix de pierre blanche.

Cliché Arnaud Bousquières, décembre 2018.

La famille Pallu a conservé une lettre datée du 14 mai 1877 (sa dernière) où il écrit : « Vous me trouverez bien changé, moralement et physiquement, malheureusement physiquement en mal, dans ce moment-ci je ne suis qu’un squelette ». Il éprouve le besoin de rejoindre son pays natal et annonce qu'il partira pour Londres sur le navire le Northumberland le 16 juin, pour 52 jours de traversée. Le vice-consul de France a donné son accord pour son retour, « sur les avis pressants du docteur qui certifie que c’est seulement le retour dans mon pays natif qui me sauvera ».

Le Northumberland (Money Wigram & Son's), 1872

Navire par lequel Arthur Pallu comptait revenir en Europe en 1877.

Le Northumberland appartenait à la même compagnie que le Lincolnshire mais en plus moderne. Construit en fer, doté d'une machine à vapeur auxiliaire, mais encore essentiellement un voilier, armé en 1871, il pouvait passer par le canal de Suez servi par 97 hommes d'équipage, il embarquait jusqu'à 500 passagers dont une soixantaine de « première classe ». En 1877, s'il a bien quitté Melbourne le 16 juin, il a dû faire un détour par Rio pour charger du charbon (3 août) et n'est parvenu à Londres qu'en septembre. [8]
Arthur Pallu n'avait pas eu la force d'attendre l'embarquement. Il était mort 3 semaines avant. Sa lettre ne parviendra à ses parents que le 1er juillet. Leur fils étant alors présumé en voyage, la lettre porte la mention manuscrite (attribuée à Alphonse Pallu) :
« attendre une nouvelle lettre avant de répondre. » Hélas, les courriers suivants, émanant des autorités consulaires, apporteront les documents officiels établissant le décès d'Arthur. Plusieurs versions avec quelques corrections ont été déposées par Michel Pallu aux archives du Vésinet en 2015.

Certificat de décès (détail) dressé à Melbourne, district of Collingwood, 1877.

Archives de la famille Pallu (tous droits réservés)

 

Corrections transmises par le vice consul de France, Henry Follet ...

authentifiées par l'adjoint en charge de l'Etat-civil de Collingwood en janvier 1878.

Archives de la famille Pallu (tous droits réservés).

Dans sa dernière lettre, Arthur cite deux fois nommément un M. Follet. « M. Follet ne me rapatrierait pas s'il n'était pas sûr de ma conduite » écrit-il.
Henry Follet (1829-1897) et sa femme née Rose Victoire Amélie Ferrand étaient des ressortissants français vivant à Melbourne (où plusieurs de leurs enfants sont nés entre 1860 et 1870). On trouve la trace dans l'Argus de M. Follet à propos de problèmes rencontrés par des Français en 1868. En 1874, il est vice-consul de France à Melbourne (annuaire diplomatique). Il rentrera en Europe en 1882. Après un poste de vice-consul à Swansea (Angleterre) chevalier de la Légion d'honneur, il sera consul de France à Bombay en 1887. Né à Londres en 1829, où son père était diplomate, il est mort à Paris lors d’un congé, à 58 ans, le 29 mars 1887.

Quelques réflexions en guise de conclusion

Dans la tradition familiale des Pallu, le cas d'Arthur a laissé une empreinte douloureuse et mystérieuse.
Peut-être Alphonse Pallu n'a-t-il pas transmis à son fils cadet, Etienne, tous les tenants et les aboutissants de l'affaire. Sans doute Etienne, décédé trop tôt à 36 ans, n'a-t-il pas pu transmettre à son tour tout ce qu'il en savait ou comprenait. Les questions, les incertitudes évoquées par les descendants d'Alphonse et d'Etienne confirment qu'au fond, ils ne savaient pas grand-chose. Arthur Pallu fut « envoyé » à l'autre bout du monde en guise de punition, par son père dont on n'a retenu que le mécontentement, la colère peut-être, et non les motivations. On a évoqué la présence à ses côtés d'un précepteur. Mais Arthur Pallu avait à son départ plus de 25 ans et l'on n'a pu lui retrouver aucun compagnon de voyage. La seule relation identifiable en Australie fut celle d'Henri Follet, que nous avons identifié comme vice-consul de France à Melbourne, qui semblait « garder à l'œil » le jeune Pallu et peut-être correspondait avec sa famille.

L'un des rares éléments concrets de l'affaire est la lettre d'Arthur, envoyée de Melbourne le 14 mai 1877, annonçant à ses parents tout à la fois son mauvais état de santé et son retour prochain, impératif pour des raisons de santé et autorisé par la représentation diplomatique française. En quoi cette autorisation était-elle nécessaire ? Cet éloignement aux antipodes avait-il un caractère officiel ?
L'annotation d'Alphonse Pallu sur cette lettre : « attendre une nouvelle lettre avant de répondre » avait été interprétée comme une forme de rancune ou de rancœur du père vis-à-vis de son fils, une manière de prolonger l'éloignement. Mais l'explication est plus banale : Au moment où il reçoit cette missive (1er juillet 1877), M. Pallu ignore où se trouve son fils, engagé dans un voyage au parcours incertain. En fait, Arthur est déjà mort.
Quant au motif de cet éloignement, l'époque du départ dans les semaines qui suivirent la fin de la Commune de Paris ne peut être ignoré et négligé. Ce départ, précipité semble-t-il, via l'Angleterre puis vers l'Australie, ressemble autant à un exil qu'à une exfiltration ! Le père aurait-il agi pour mettre son fils hors d'atteinte des autorités françaises, tout aussi bien pour lui éviter des sanctions que pour s'éviter à lui-même un scandale préjudiciable à ses affaires ? Autant d'hypothèses aussi plausibles les unes que les autres.

La mort prématurée d'Arthur inaugurait pour Alphonse Pallu une période difficile : sa révocation (octobre 1877), l'échec de son projet de ville écolière, (1878) les dissensions au sein de son conseil municipal le conduisant à démissionner (avril 1879), et la mort de sa seconde fille, Marie (novembre 1879) qu'il suivra dans la tombe moins d'un an plus tard.

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    Notes et sources :

    [1] Australie, passagers non assistés vers Victoria, 1852-1923. Cette collection (MyHeritage) inclut les personnes arrivées à Victoria dans les ports d'outre-mer entre 1852 et 1923.

    [2] The African Steam Ship Company (from 1852 to 1868). Historic Shipping Website Copyright © Historic Shipping 2011.

    [3]Les Caledonia diggings furent vers 1850, le lieu d'une ruée vers l'or. En 1873, les sites étaient déjà pratiquement désaffectés mais leurs vestiges constituaient un but de promenade très prisé.

    [4] On ignore encore si cette relation d'affaire, conflictuelle semble-t'il, l'impliquait comme client ou comme collaborateur. The Syndney Morning Herald, 19 juin 1875.

    [5] Construit à Londres en 1856 pour transporter de l'eau pendant la guerre de Crimée et nommé alors S.S. Kief, il fut racheté en 1864 par la compagnie W Howard Smith & Sons pour le commerce entre Melbourne, Sydney et la Tasmanie et rebaptisé You Yangs du nom d'une chaine de montagnes de la province de Victoria. Il fit nauffrage au large d'Adelaide, à l'est de l'île Kangaroo, le 14 juin 1890. Museums of History, NSW, 2023.

    [6] Deaths announcements. The Australasian, June 6, 1877.

    [7] Parmi les archives de la famille Pallu déposées en 2015 aux archives municipales du Vésinet figure le contrat signé par Alphonse Pallu pour l'acquisition à perpétuité d'une parcelle du Cimetière général de Boroodara (secteur catholique roman marqué au n°48) pour la somme de 3 Livres, 13 shillings et 6 pence. La pierre tombale qui semble en pierre de lave, semblable à celle du monument funéraire du Vésinet édifié au même moment (~1878), peut-elle avoir la même origine ?

    [8]The African Steam Ship Company (from 1852 to 1868). Historic Shipping Website Copyright © Historic Shipping, 2011.


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