Vivre au Vésinet, magazine, n°94, décembre 1991 [avec de nombreux compléments, résultats des recherches de la SHV]

...figé en une éternelle attente...
   Le Cerf

Le grand cerf du Rond-Point Royal élève symboliquement sa ramure vers un ciel clair. Ce cervidé royal, en fonte de fer du "Val d'Osne [1]" est l'œuvre de Pierre Louis Rouillard. Né le 16 janvier 1820 à Paris, ce sculpteur animalier a, dans l'ensemble, traité des sujets dans un style plus académique que nombre de ses confrères. Entré à l'école des beaux-arts à l'âge de dix-sept ans, en 1837, il débute au Salon cette même année et y enverra principalement des plâtres, quelques bronzes et aussi des œuvres en différents matériaux (zinc, argent, fonte de fer). Il obtiendra des commandes pour le Louvre, l'Opéra, le Tribunal de commerce et réalisera le cheval de fonte (3,55 m) qui se trouvait devant l'ancien Trocadéro et qui se dresse aujourd'hui sur le parvis du musée d'Orsay, ainsi qu'une statue équestre de François de la Rochefoucault, Maréchal de France sous François Ier, pour le Château d'Esclimont.
Mort le 2 juin 1881, Pierre Louis Rouillard laissera des dizaines de sculptures animalières dont la célébrité dépasse nos frontières.

Le Cerf, Rond-point Royal
Cliché Evelyne Desaux, 1991

Histoire du Cerf de Rouillard

En 1864, Pierre Louis Rouillard réalise, avec toute une équipe de collaborateurs, une importante commande pour le Sultan de Constantinople. Une des pièces de cette commande est décrite ainsi: "le corps de l'animal, qui est un cerf élaphe s'élève progressivement jusqu'au cou de l'animal dont la tête supporte d'imposants bois". La statue était destinée initialement au Palais de Beylerbeyi. Le cerf a été déplacé par la suite dans les jardins de Dohlmabace.
La statue (ronde bosse, en bronze) fondue par Thiébaut, porte sur le socle la signature "P Rouillard Dirt - Heizler Sculpt". Contrairement à la pratique de l'époque, Rouillard laissait ses praticiens et collaborateurs cosigner avec lui. Sur la base, une souche et une branche de chêne, véritable signature secondaire de Rouillard. Louis Auvray en fit la description suivante [2]: "Un grand et beau cerf de M. Heizler, dresse la tête et écoute. Le mouvement est juste et le modelé ferme et nerveux." Ce qui vaudra à l'œuvre le nom de "cerf écoutant".
Une dizaine d'années plus tard, l'œuvre est éditée avec de légères variantes, sous la signature Rouillard, par le Val d'Osne (n°129 du catalogue). La pose est presque identique à celle du cerf écoutant de Beylerbeyi. L'encolure est légèrement plus tournée et la queue n'est plus plaquée sur l'arrière main. Pierre Rouillard avait coutume de modifier un original avant de le confier au Val d'Osne. Les différences sont si minimes, que l'artiste a du procéder par marcottage [3].


Le Cerf d'Europe (n°129) et le Cerf d'Amérique (n°128)
Catalogue du Val d'Osne, planche de 1875

Sur le socle, légèrement plus court, la souche a disparu et le feuillage est un peu moins présent. Même si l'encolure parait un peu faible pour un bois si imposant [4] ce cerf, comme son pendant d'Amérique eut un beau succès lorsqu'il fut placé à l'entrée du Pavillon de la Sculpture à l'Ecole des Beaux Arts, comme en témoigne cet extrait d'une notice rédigée par Théodore Véron [5]: "Qui de nous en entrant à la Sculpture par la porte d'honneur, n'a pas été accueilli royalement par ces deux rois des forêts du Nouveau-Monde et de l'Europe ? En effet, à gauche et à droite, nous avons vu les deux plus beaux ruminants, qui sont représentés dans toute la splendeur de leurs majestueuses allures. À quoi bon d'écrire [sic] leurs mouvements et leurs poses naturelles ? C'est inutile, puisqu'ils sont copiés sur nature, et qu'au jardin des plantes vous pourrez les revoir, eux que vous avez déjà vus vivants dans leurs attitudes de bronze. "
Ce Cerf d'Europe ne passe au salon qu'en 1877, sous le numéro 4117 et la mention: "Cerf d'Europe — fonte de fer cuivrée". Il est précisé que l'œuvre appartient à la Société des hauts fourneaux du Val d'Osne.

Le cerf du Rond-point Royal

Le Dr Raffegeau, fondateur de la Villa des Pages, qui fut conseiller municipal au Vésinet au début du XXe siècle, fit don de la statue à la ville en 1927. L'inauguration eut lieu le 10 juin 1928, dans le cadre de la fête de la commune libre du Petit Montesson-Charmettes, au son des cors de chasse et de joyeuses chansons. Le maire, M. Saulnier adressa aussi ses compliments à l'artiste rocailleur M. Noël, qui dessina et réalisa le piédestal du monument, et à M. Louis Boileau, qui l'orna avec art de belles et prometteuses verdures.  Louis Boileau, paysagiste et horticulteur du Vésinet, avait réalisé quelques années auparavant l'aménagement paysagé de l'Ile des Ibis. Il sera plus tard conseiller municipal.
On a dit que le Dr Raffegeau, par ce don, voulait préserver la tranquillité des ses malades, ou la sienne, en évitant l'installation du Kiosque Hériot sur l'emplacement désert du Rond-Point Royal. Il avait un autre motif de reconnaissance vis-à-vis de la municipalité. Celle-ci, à la demande du médecin, avait réalisé en 1925-1926, de lourds travaux de voirie pour résorber le bas-fond des Pages où se formait une importante fondrière, juste devant l'Etablissement d'Hydrothérapie. Des canalisations avaient été installées à cet effet.
A noter que les deux Pages de la Villa des Pages sont aussi des fontes du Val d'Osne dues au sculpteur Mathurin Moreau.

Le Rond-point avant le cerf
Le Rond-Point Royal avant l'installation du Cerf.

Depuis sa mise en place, le Cerf est un des édifices les plus représentés et les plus symboliques du Vésinet.
En 1991, la ville de Senlis, désireuse d'obtenir une copie du cerf pour orner une de ses places, offrit une cure de jouvence à notre fier animal. Depuis lors, sa réplique se dresse fièrement à l'entrée de la ville, sur une place à deux pas de l'Hôtel du Grand-Cerf, qui a trouvé là sa plus belle enseigne.

Réplique du cerf à Senlis
Le Grand-Cerf, à Senlis (60)

D'autres exemplaires produits par le Val d'Osne existent. Le plus connu se trouve dans la cour du Château de Gien (45) devant le Musée International de la Chasse. Un autre exemplaire est passé à la vente Dantan (1991) chez Faure & Rey à Rambouillet [6]. Enfin un autre se trouvait encore, en mai 2012, dans le parc du Château de la Brévière, dans la forêt de Compiègne, une propriété privée. A la suite d'une vente aux enchères, il a été déplacé pour une destination inconnue [7].


Le Cerf du Château de Gien
Cliché Monique Foy - SHV (2010)


Le Cerf du Château de la Brévière
Cliché "niddanslaverdure" (2011)


    Notes:

    [1] Les fonderies du Val d'Osne (Haute Marne) étaient réputées pour leur production d'objets décoratifs ou de mobilier urbain en fonte de fer. Le développement des villes au XIXe siècle exigeait tout un choix d'éléments de confort nouveau : fontaines, statues, bancs pour jardins publics, candélabres et lampadaires, pendules, grilles … D'où vint la fortune du Val d'Osne.
    Pour en savoir plus sur quelques unes des réalisations en fonte du Vésinet et d'ailleurs :
    www.fontesdart.org

    [2] Revue Artistique et littéraire (1864) tome VII, 15 septembre 1864, p. 130-134.

    [3] Technique qu'un élève de Rouillard, Rodin, poussera dans ses retranchements…

    [4] Indication fournie par un conférencier du Musée international de la chasse de Gien qui pense qu'il peut s'agir d'un cerf d'Europe centrale, plutôt que d'un élaphe, la mauvaise proportion de l'encolure est la conséquence du marcottage.

    [5] Dictionnaire Véron ou Mémorial de l'art et des artistes de mon temps.

    [6] Bernard-Yves Cochain, Pierre Louis Rouillard (1820-1881) Sculpteur animalier, Professeur de sculpture et d'anatomie, DEA de l'Ecole du Louvre, Paris, 1997.

    [7] Vente aux enchères à Versailles, avril 2012; adjugé à 81 787 € (frais inclus). Source : Robert Labille, niddanslaverdure, mai 2012.


Société d'Histoire du Vésinet, 2006 2012 - www.histoire-vesinet.org