Extrait
de "Education libérale et éducation nouvelle en France, de Victor
de Laprade à Edmond Demolins" La Ville écolière du Vésinet (1876), une
chimère éducative. ...
L'échec final du projet mérite en fin de compte d'être rapporté à la personnalité politique fluctuante de son promoteur qui ne se décide pas à choisir entre la Monarchie et la République, mais également au pharaonisme de l'engagement financier qui est exigé d'une toute jeune commune. Afin de liquider les derniers terrains disponibles, celui qui cumule les fonctions de directeur de la Société des Terrains du Vésinet et de maire-fondateur avait en effet prévu de constituer une Société en commandite au capital social de six millions de francs, dénommée. "L'éducation paternelle, société pour la fondation d'une ville écolière substituant à l'internat l'éducation de la famille par l'application du système tutorial". Des multiples projets d'aménagement des bois du Vésinet, la "ville écolière" sera finalement le seul qu'Alphonse Pallu ne sera pas parvenu à porter à son terme.
Fort bien relié à la capitale par la ligne de chemin de fer de Saint-Germain — les dix-huit kilomètres sont parcourus en 45 minutes—, "l'établissement modèle" aurait dû se situer dans un environnement agréable et propice à une éducation hygiénique: sur les marges forestières de cette colonie de peuplement érigée en commune en 1875 et dans les bois d'un méandre de la Seine transformés en parc paysagé. Implanté sur un vaste demi-disque de 13,5 hectares, l'espace scolaire est géométriquement partagé entre quatre territoires pédagogiques. L'espace "éducation intellectuelle" aurait compris un bâtiment central d'administration, quatre pavillons disciplinaires (Mécanique et Beaux-Arts, Chimie, Physique, Histoire naturelle) organisés autour d'une cour d'honneur, et un cinquième pavillon de "Musique" situé légèrement à l'écart. Il était prévu en outre un espace "éducation physique" composé de deux sous-espaces: une grande aire pour les jeux, d'une part, et un vaste bâtiment comprenant une salle de gymnastique, un manège d'équitation, des bains, et des ateliers de travaux manuels, d'autre part. Enfin, un troisième espace dénommé "éducation agricole" devait accueillir un verger et des plantations horticoles et céréalières. Pour l'hébergement des pensionnaires, une première vingtaine de "villas écolières", accueillant dix à quinze jeunes gens placés sous la surveillance d'un tuteur, devaient être implantées sur le site.
Dans les brochures et affiches qu'il diffuse en direction des investisseurs éventuels et des futurs parents d'élèves, Pallu (1876) expose sa philosophie de l'éducation en des termes que n'aurait pas reniés Edmond Demolins:
Et Pallu de présenter plus loin le programme scolaire et les conditions d'hébergement des futurs élèves:
La ville écolière du Vésinet est donc définie d'emblée comme un hybride pédagogique empruntant aux différents modèles scolaires occidentaux, une chimère scolaire: une éducation tutoriale à l'anglosaxonne, une combinaison graduée des enseignements classique et moderne à l'honneur en France, des leçons de chose à l'allemande et à l'américaine. Un cursus des études et une pédagogie active qui préfigurent le système des Roches La question du tutorat préoccupe tout particulièrement A. Pallu. Elle conditionne d'autant plus le succès de l'entreprise qu'il est prévu d'accueillir les enfants des familles étrangères établies à Paris et assurément déroutées par le système d'éducation français. A cette clientèle culturellement captive, A. Pallu offre le regroupement dans les villas par nationalité afin de "profiter des avantages d'une émigration momentanée sans quitter sa patrie". Mieux connu en France depuis les enquêtes lancées par Victor Duruy, le régime tutorial est ici présenté comme "un asile salutaire", "un autre foyer domestique", "un sanctuaire de la famille". C'est-à-dire une solution alternative à l'éducation familiale et au placement dans les internats jugés "pernicieux pour le physique et le moral”. Les élèves sont en effet censés trouver, chacun dans sa maison respective, "le couvert, la table, l'étude, la direction intellectuelle et morale”. Concrètement, il s'agit d'échapper au "pion-repoussoir" des lycées publics et de trouver un équivalent œcuménique au père jésuite (Clastres, à paraître). Trois catégories d'éducateurs sont évoquées pour exercer, après décision des autorités de l'école, les fonctions de tuteur, c'est-à-dire de "protecteur destiné à devenir plus tard un ami et conseiller"; tout d'abord les professeurs eux-mêmes, puis d'anciens membres de l'enseignement qui souhaiteraient donner un complément à leur éméritat, enfin des ministres des différents cultes, des membres de congrégation ou de communautés religieuses, ou bien encore des familles dites "particulières". Les critères requis pour une telle fonction sont "une éducation distinguée, une délicatesse et une pureté de sentiments, un caractère grave, bienveillant et sociable, une dignité de moeurs". Devant demeurer étrangers à la pédagogie quand ils ne sont pas professeurs de l'établissement, ces mêmes tuteurs ne sont pas moins investis d'une mission enseignante: "signaler aux enfants les données économiques et philosophiques, les habituer de bonne heure à bien voir et à bien réfléchir; leur faire visiter en les commentant, les merveilles artistiques, scientifiques et industrielles que renferme la capitale”. ces tuteurs sont investis d'une ultime mission par Alphonse Pallu même: cultiver les bonnes manières et le respect des convenances qui se raient mises en pratique lors des fréquentes réunions d'agrément (conférence, concert, représentation théâtrale, soirée) organisées dans la salle de gymnastique de l'établissement principal transformé pour l'occasion en salle d'apparat. Quoique fondé sur "l'idée religieuse", ce système d'instruction n'impose pas une confession particulière. Il s'agit certes d'inspirer à tous les élèves "un suprême respect pour le créateur de l'univers, un amour profond pour Celui dont émane la vie", mais sans que jamais soient abordées les questions dogmatiques qui relèvent des ministres du culte choisis comme tuteurs par les parents. Si le concepteur du projet pédagogique n'entre pas dans le détail des récompenses ou sanctions positives, ni des punitions ou sanctions négatives, il insiste en revanche sur le fait que les enfants devront ignorer "les contrariétés et les assujettissements de la discipline" et ne subir la rigueur que dans les cas extrêmes: "comme on leur parlera au nom de Dieu et de leurs parents, ils aimeront parce qu'il se sentiront aimés". Pour définir plus précisément les programmes d'instruction, A Pallu a fait appel à O. Roux, un homme de l'art affranchi de tout préjugé, ancien directeur de l'Ecole normale spéciale de Cluny, qui avait vocation à former les maîtres de l'enseignement secondaire spécial. Son plan général des études est une manière de mettre fin au dualisme classique/moderne interne à l'enseignement secondaire sans supprimer le dualisme entre l'enseignement primaire des enfants du peuple et l'enseignement secondaire pour les fils de la bourgeoisie et des classes moyennes. A chacun de ces degrés correspondrait un "cours complet d'instruction, quoique limité et proportionné, soit à l'âge des enfants, soit aux nécessités sociales qui les forceraient à s'en contenter". Par ce "système gradué d'études destiné aussi bien aux jeunes gens qui aspirent aux professions libérales qu'à ceux qui se préparent à entrer dans les carrières industrielles", O. Roux souhaite dépasser la concurrence stérile que se livrent l'enseignement classique, "l'aîné qui a toujours la crainte de perdre" et l'enseignement secondaire spécial, "le plus jeune qui a toujours la crainte de ne pas gagner assez". Pour les élèves de dix-onze à quatorze-quinze ans, il institue donc un tronc commun baptisé "enseignement intermédiaire" ou bien encore "premier degré de l'enseignement secondaire" qui emprunte à l'enseignement secondaire spécial créé par la loi du 21 juin 1865 à l'initiative de Victor Duruy. Le grec et le latin n'étant plus étudiés que dans le degré dit "supérieur", les élèves auraient au programme de leurs deux premières années l'instruction morale et religieuse, la langue et la littérature française, les langues vivantes, l'histoire et la géographie, les mathématiques appliquées, la physique, la mécanique, la chimie, l'histoire naturelle avec leurs applications usuelles, le dessin linéaire et d'imitation, la comptabilité, la musique vocale, la gymnastique. S'y ajouteraient les deux années suivantes des notions usuelles de législation et d'économie rurale et industrielle, et d'hygiène, des travaux d'atelier "pour se faire l'éducation de la main", ainsi que les premiers éléments du latin pour ceux qui désirent poursuivre les cours de l'enseignement classique. C'est à peu de choses près le cursus des études qu'adoptera l'enseignement public en 1902.
A lire:
Société d'Histoire du Vésinet, 2005 - www.histoire-vesinet.org |