Hommes des bois (XXIX), par R. Eustache d'Osmond, 1892. [1] Le Comte de Choulot A dix lieues de ma terre, non loin des premiers contreforts de ces collines boisées servant d'avant-postes à nos jolies montagnes du Morvand, s'élève au sommet d'un mamelon planté en enfant perdu sur le val de la Loire, un joli château d'assez modeste apparence. Enfoui au milieu des bois qui montent et s'enroulent jusqu'à la cime de son piton, il fut longtemps la demeure d'une attachante famille, luttant énergiquement contre la mauvaise fortune, avec toute la dignité que donnent le courage et la résignation. C'est là que M. de Choulot, ancien capitaine des chasses du duc de Bourbon, et la comtesse, née de Chabannes, s'étaient réfugiés après la Révolution de 1830, faisant face au destin, en utilisant pour vivre les talents naturels dont le ciel les avait gratifiés. Le comte, homme de goût, s'improvisant architecte de jardins, devint en peu de temps populaire dans nos départements du Centre. Bientôt ce fut à qui viendrait le consulter, et la bonne compagnie de nos provinces, avec une discrétion parfaite, tint à honneur de se servir de son talent pour, sans le faire rougir, donner un coup d'épaule à cet infatigable lutteur, en proie aux difficultés de l'existence contre laquelle il se débattait avec une énergie sans pareille. De son côté, Mme de Choulot, assez habile aquarelliste, mettait sur le papier les idées de son mari et lavait fort convenablement les plans de parcs dessinés d'instinct par le vieux gentilhomme. Parc du Château de Mimont, propriété du Comte de Choulot, dessiné par lui et aquarellé par sa femme (1863) Exposition consacrée au Comte de Choulot, Le Vésinet, 2014.
Détail de l'œuvre ci-dessus. La Comtesse de Choulot dans sa chaise roulante (1863) Agée et paralysée, lorsque j'habitai la Nièvre, cette excellente femme ne pouvait peindre que couchée à plat sur une planche inclinée, ayant à peine la liberté de ses mains. Dans cette atroce et cruelle posture, elle a passé des années entières à mettre au point des percées de forêts, des pelouses mouvementées accompagnant les méandres de rivières artificielles que M. de Choulot lui indiquait fort adroitement au retour de ses expéditions, où déjà sur le terrain il avait jalonné les principaux repères de ses travaux d'embellissement. Au moment de finir mon parc taillé en plein bois, je vins, moi aussi — et sous prétexte de conseils — à m'unir aux amis de M. de Choulot, et quoique fort avancé dans mes travaux, très décidé en outre à suivre les croquis que j'avais esquissés moi-même, je fis prier l'aimable dessinateur de venir à la Vénerie, pour lui demander un dessin général de l'ensemble de mes innovations, et quelques avis sur une certaine ligne d'arrivée. Notre conversation à la suite de ce fait — si simple par lui-même — prit alors graduellement une tournure éloignée du but de la visite, et je me vis si près ce jour-là d'être le dépositaire d'un secret d'État, qu'il m'a paru intéressant d'en crayonner l'esquisse dans ces souvenirs d'autrefois. Tout d'abord remué par la fanfare de sa jeunesse, assis au milieu de mes trophées de chasse pendus au mur et me sachant un collègue convaincu dans l'art du grand déduict, M. de Choulot se sentit bientôt revivre dans ce royal et brillant passé de Chantilly. L'oeil vif, la parole brève, redressé sur lui-même, il me retraça merveilleusement la large existence de cette belle et seigneuriale demeure. L'esprit encore rempli des laisser-courre de sa splendide forêt, il m'en fit d'intéressantes descriptions.
Voyant le vieux veneur en train de causer, et trouvant l'occasion bonne, j'arrivai délicatement à placer la conversation sur Mme de Feuchères. Sentant avec quelle finesse de main on devait aborder ce sujet, j'eus l'air de le traiter sans aucun intérêt, et bien m'en prit, car dès mes premières paroles, je vis à quel point ce nom jeté au hasard, réveillait chez le gentilhomme une vieille flamme dont j'ignorais la nature, et dont plus tard j'ai deviné toute la violence. « Elle était jolie, n'est-ce pas? » lui dis-je par manière d'acquit. Craignant sans cesse d'en demander trop, désirant en savoir davantage, je laissais aller mon interlocuteur, et à mesure qu'il s'échauffait sur l'héroïne de son récit, je cherchais à donner à mes traits une placidité que j'étais loin de ressentir. Après un moment de silence, pendant lequel M. de Choulot tisonna le feu d'un air assombri : « Au demeurant, » reprit-il, « le Duc parfois s'est montré injuste à son égard. » Le ton dont fut débitée cette phrase me fit un effet prodigieux. Il est impossible de lui rendre ici son intonation et surtout d'enregistrer tous les sous-entendus qu'elle renfermait. La baronne de Feuchères en deuil du prince de Condé D'après les minutieux détails donnés sur les longues promenades à cheval du comte et de Mme de Feuchères, pendant cette constante intimité de la vie de château à Chantilly, on sentait percer dans les paroles du vieillard certaines amertumes d'amant en titre, mécontent de la jalousie d'un maitre. Quelques mots lancés à bâtons rompus me prouvèrent que je ne m'étais pas mépris sur leur sens. Quoique de plus en plus gêné, à mesure que nous nous étendions davantage sur ce sujet épineux, le capitaine des chasses me paraissait entraîné malgré lui par la masse de souvenirs que venait d'évoquer à l'improviste ma prudente mais infatigable persévérance. Je sentais, à n'en point douter, que seul il savait la vérité sur la mort mystérieuse du Duc. Anxieux et intérieurement bouillant d'impatience, je le pressais le plus adroitement possible, sans toutefois paraître trop curieux, afin de ne pas mettre en inquiétude la confiance qu'il semblait me témoigner. Peu de temps après, le vieux gentilhomme est mort, emportant dans la tombe le secret de la mort ténébreuse du dernier des Condé, et je suis resté persuadé que j'avais été bien près de savoir le dernier mot de cette lugubre histoire ! **** [1] Hommes des bois, épisodes et souvenirs, chapitre XXIX, par Rainulphe Eustache d'Osmond (1828-1891), Firmin-Didot (Paris) 1892.
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