Bulletin Municipal, n°9 p.24-25 Avril 1968

Effeuillons la Marguerite...
André-Pierre FRANTZEN

Il est toujours émouvant de voir le nom de sa ville écrit dans de vieux livres. Un charme subtil la revêt alors à nos yeux et nous faisons sans encombre un voyage dans le passé qui vaut bien les autres. Sans vouloir nous arrêter aux simples mentions du Vésinet dont la plus ancienne est de 1141, date à laquelle le pape Innocent II confirma en ses biens l'abbaye de Fontenelle à St-Wandrille, il est plus amusant certes de sauter quelques siècles et d'ouvrir le "journal" du marquis de Dangeau, oncle de la reine de Sardaigne par son second mariage. Ce spirituel courtisan se donna la peine de noter "jour par jour, heure par heure, trente-six années durant, les actes, les propos, les gestes, les moindres sourcillements du Dieu" (Louis XIV). Ceci nous vaut donc de lire à la date du jeudi 24 avril 1698 que "le roi alla à la vollerie (chasse au vol) dans la plaine de Vésiné. Le roi d'Angleterre et le prince de Galles y étaient, mais la reine d'Angleterre n'y vint point; elle était incommodée depuis quelques jours. Madame et madame la duchesse y étaient à cheval. On prit un milan noir, et le roi fit expédier une ordonnance de six cents Francs pour le chef du vol. Il en donne autant tous les ans au premier milan noir qu'on prend devant lui; autrefois il donnait le cheval sur lequel il était monté et sa robe de chambre".

Comme on le voit, nos bois, nos jardins et nos belles avenues sont hantés par des ombres illustres. Il n'empêche que de bons paysans vivaient sur cette "plaine de Vésiné" et que les curés de Chatou et du Pecq acceptèrent que le maréchal de Noailles, gouverneur de St-Germain-en-Laye, fît construire une chapelle pour que la messe put y être célébrée. Les bois furent le théâtre d'attaques de brigands et de duels dont les Archives Nationales possèdent les comptes rendus. Les années ont passé et soixante ans après la Révolution un groupe d'hommes avisés décida que le site valait la peine de devenir notre cité. Si elle n'est plus l'apanage du comte d'Artois, elle a eu l'heur d'attirer un bon nombre de personnages célèbres à divers titres. Bizet fit plusieurs séjours chez Victorien Sardou. En août 1868 il composait tout en se promenant, le premier acte du "Roi de Thulé". Il reviendra en juin 1871 pour y terminer sa "Grisélidis". Arrêtons-nous un instant devant le Palais Rose où vécut Robert de Montesquiou, l'auteur des "Hortensias Bleus".

Devait lui succéder la marquise Louisa Casati. André de Fouquières, dans "Cinquante ans de panache" lui consacre des lignes savoureuses. Ladite marquise "était trop grande avait un certain air fatal avec des yeux proéminents comme ceux d'un insecte. Mais elle forçait l'attention par mille extravagances. A une époque où cela n'était pas de mise, elle changeait sans cesse la couleur de ses cheveux, naturellement bruns, et se fardait outrancièrement le visage si bien qu'on pouvait se demander si, sous ces artifices, ne se cachait pas une réelle beauté. Comédienne sans théâtre elle passait sa vie à jouer pour les autres et plus encore pour elle-même tous les personnages qu'enfantait son imagination. Elle élevait des serpents, des singes dont la garde-robe était luxueuse et touchait superstitieusement avant d'entreprendre une nouvelle mascarade une supposée corne de licorne. En 1914 elle donna une fête Louis XIV. Le costume était de rigueur. La maîtresse de maison tenait un glaïeul blanc, à ses pieds un perroquet blanc. Sur le gazon au milieu des fleurs, elle s'avança en chaise à porteurs, et proclama : «je suis la Vierge immaculée»..."
Elle habitait encore le Palais Rose en 1925, époque à laquelle mon père fit exécuter pour elle une grande cage de verre qui prit place dans le jardin d'hiver. Un boa avait été commandé en Afrique, mais arriva... mort et la cage resta vide ! Ses réceptions consolaient la marquise de ses déboires d'élevage. Ces jours-là elle arborait de nombreux bijoux. Une fois les invités passés à table, les lumières s'éteignaient et seules brillaient dans l'obscurité les minuscules ampoules électriques dont était formé le collier de l'hôtesse. Elle éprouvait un malin plaisir à faire peur à ses hôtes: dans le hall de sa demeure se dressait un magnifique tigre naturalisé. Lorsque les visiteurs passaient à un certain endroit du hall, le tigre rugissait...

Pour terminer sur une note plus sérieuse, rappelons que le philosophe Alain, atteint de rhumatismes déformants, vécut en reclus au Vésinet. André Maurois dans un de ses ouvrages, signale que ses anciens élèves venaient le voir très régulièrement chaque semaine.

Le Vésinet fut donc au cours de siècles un lieu idéal pour la chasse et les fêtes, un lieu de repos recherché des musiciens, des écrivains et des penseurs.


Société d'Histoire du Vésinet, 2002 - www.histoire-vesinet.org