Extrait de L'Art et les artistes - tome 32, n°165, mars 1936.

Le Maître fondeur Eugène Rudier
d'après Paul Moreau-Vauthier (1)

[...] Notre époque a vu heureusement se former une famille de fondeurs qui laisseront eux aussi un nom dans l'histoire de la sculpture française.
Trois frères, François, Victor et Alexis Rudier se consacrèrent simultanément à la fonte des œuvres d'art; mais tandis que François et Victor exécutaient plutôt des statues et des statuettes, Alexis, dans sa fonderie, en 1874, rue de Saintonge, se limitait aux bibelots d'orfèvrerie en argent et en or, et occasionnellement aux bronzes d'art, de dimensions réduites.
A cette école minutieuse et précieuse par la joliesse et la finesse des modèles et le prix des matières, le fils d'Alexis, Eugène, formait son métier et son goût ; dans l'atmosphère des ateliers de fonte au sable, de ciselure, de patine, il apprenait consciencieusement, passionnément les secrets de la fonderie d'art. Cependant, dès ses débuts, il s'intéressait aux bronzes exécutés par ses oncles. C'est pourquoi, après le décès d'Alexis Rudier en 1897, Eugène, tandis que sa mère dirigeait encore la maison de la rue de Saintonge, commençait à couler d'un seul morceau, en fonte au sable, les esquisses sculptées par les fils de Mathurin Moreau.
Vers 1899, il entrait en relation avec Alexandre Charpentier, dont il exécutait les médailles d'un modèle vibrant et sensible et qui le présentait à son ami Jules Desbois.
Ce fut à Auteuil que le jeune Rudier fit connaissance avec Rodin, dans l'atelier du Boulevard Murat où Desbois avait succédé à Charpentier et où il terminait dernièrement son existence d'artiste probe, indépendant sincère, cette existence si bien remplie et si féconde en belles oeuvres.

Ateliers de Rudier - coulée de la fonte

Coulée de la fonte chez Eugène Rudier
Gallica, BNF

Ateliers de Rudier - ciselure Atelier de ciselure chez Rudier,
à droite un bronze de Rodin
Gallica, BNF

Ainsi, par une heureuse suite de circonstances, Eugène Rudier était conduit à travailler pour les meilleurs parmi les statuaires contemporains, et il développait sa maison en même temps que sa maîtrise et sa notoriété auprès des artistes. En effet, chacun connaissait la sévérité de Desbois et de Rodin vis-à-vis des mouleurs, praticiens, fondeurs, ciseleurs qui avaient la mission de reproduire leurs œuvres, et le fait de les savoir satisfaits de leur fondeur au point de lui confier tous leurs travaux, et de le recommander à leurs confrères, constituait le plus sûr garant de sa valeur.
Après avoir réussi pour Rodin quelques petites sculptures, Eugène Rudier était chargé de fondre l'Age d'Airain, ce chef-d'oeuvre incontesté de la statuaire moderne, puis la grande figure émouvante d'Eve, le Penseur puissamment tourmenté, et la série dramatique des Bourgeois de Calais, enfin la Porte de l'Enfer, si impressionnante par toutes les scènes dont elle se hérisse, magistralement exécutée d'un seul morceau, ainsi que les autres statues.

Grande ombre (Rodin)

Les "ombres" de la Porte de l'Enfer de Rodin
fondues par Eugène Rudier.
Gallica, BNF

En même temps d'autres sculpteurs, des élèves de Rodin, tels que Bourdelle, Maillol, Despiau, s'adressaient au fondeur de leur maître. Il avait d'abord installé rue Olivier de Serres les ateliers indispensables pour les grandes pièces, sans abandonner l'orfèvrerie pour le compte des spécialistes réputés : Chaumet, Boucheron, Aucoc, etc.. D'ailleurs les statuaires français et étrangers, toujours plus nombreux, confiaient leurs statues et leurs monuments à Rudier dont les ateliers voyaient défiler le Victor Hugo et le Poilu de Jean Boucher, l'Edouard VII de Landowski, le Clos Sutter de Bouchard, le Roghi de Théodore Rivière, les Cerfs de Gardet, les groupes et les figures de Dardé, Max Blondaf, Mac Monnies, O'Connor, Yrurtia, etc..
Enfin l'État lui donnait la mission, singulièrement ardue, de restaurer les grands motifs décoratifs en plomb qui ornent les bassins du Château de Versailles, et dont la rouille avait rongé les armatures de fer.
Désormais, Eugène Rudier, élevé à la rude école du travail par ses parents et obstiné pour maintenir la haute qualité de ce travail, est le collaborateur diligent et dévoué des artistes. Émigrant dans la banlieue parisienne, à Malakoff, il établit là ses ateliers de moulages, de fontes, de ciselure, suivant ses méthodes personnelles, dont une longue et sûre expérience a confirmé l'excellence, avec son équipe d'ouvriers d'élite, toujours appliqués, soigneux, adroits, consciencieux.
Dans un bâtiment voisin, spécialement aménagé, il rassemble des sculptures, des bibelots, des tableaux, des dessins, un véritable musée, tandis que dans les collections réputées des cinq parties du monde, sur les places des capitales, dans les musées étrangers, les bronzes fondus par Rudier maintiennent le renom de la statuaire française.

Apollon de Bourdelle

Tête d'Apollon d'Antoine Bourdelle
fondue par Eugène Rudier.
Gallica, BNF

Eugène Rudier évolue, toujours actif mais calme, réfléchi, modeste, de sa villa du Vésinet à sa fonderie, en passant par les ateliers de ses artistes, qui sont ses amis. Il sourit parfois dans sa barbe et, d'un mot, avec l'accent typique du parisien pur sang qui aime la netteté, la franchise et la simplicité, il fixe sa pensée ou décoche spirituellement sa riposte. Il est généreux et serviable. Bourdelle passa sous son toit les derniers mois de son existence dans une ambiance d'affection et de dévouement rendue plus douce encore par la sollicitude agissante de Mme Eugène Rudier et le charme de son hospitalité.
Touchante et réconfortante carrière de labeur continu, passionné, qui s'écoule parallèlement à celle de tant d'artistes.
Tandis que les affres de la lutte effrénée pour la vie absorbent les facultés des masses dans une société en décadence, tandis que s'affrontent les appétits, les ambitions, les ruses, les égoïsmes, au contraire les admirations et les sympathies des sculpteurs et de leur fondeur préféré Eugène Rudier, se mêlent et s'associent, au point de constituer dans un creuset idéal un rare, un précieux, un indestructible alliage dans le culte fervent et désintéressé de l'amitié et de l'Art.

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    [1] Paul Moreau-Vauthier (1871-1936), sculpteur, a trouvé la mort lors d’un accident de voiture à Ruffigny près de Niort, le 6 février 1936, quelques jours après avoir adressé cet article pour publication.

     


Société d'Histoire du Vésinet, 2010- www.histoire-vesinet.org