Revue de Bourgogne, Vol. 12:"635-646, Dijon, 1924

Hommage à Gabriel Dupont
par Robert Jardillier.

On ne devra pas l'oublier.
Il y a dix ans qu'il est parti — dix ans, le trois août. La guerre et son retentissement tuèrent en lui le peu de vie qui subsistait à si grand'peine. Depuis des années, Gabriel Dupont se savait condamné, n'ignorant pas que la tuberculose le rongeait. Fruit d'une enfance pénible, dans une ville normande? Résultat d'une jeunesse trop studieuse peut-être, qu'avait assombrie la chasse au prix de Rome, et celle, plus lucrative, au prix Sonzogno? Dès l'âge de vingt ans, il se sentit "marqué"; il ne pouvait plus compter que sur des prolongations d'existence: d'où cet ardent besoin de s'exprimer, de réaliser ce flux musical qui débordait de lui-mêrne...
Ce fut une chose atroce que sa dernière année. Il se traînait à l'Opéra pour assister aux répétitions d'Antar, ce conte lyrique dans lequel il voulait voir son oeuvre essentielle. II avait mis son suprême espoir dans la première, qu'il entrevoyait assez prochaine pour lui permettre d'y assister. Cette joie lui fut refusée: la guerre, survenant, l'emporta. il n'aura rien connu du succès de son principal drame lyrique, l'un des rares succès populaires du théâtre actuel, au point qu'il gagne la province, pourtant si réfractaire aux nouveautés scéniques, en compagnie de Marouf et de l'Ombre de la Cathédrale... On pense à Chabrier, vivant en apparence, mais mort à toute intelligence quand fut représentée sa Briséis. Ici, déchéance; là, mort anticipée. Où est le pire ?
Au reste, on n'oserait affirmer qu'Antar ait tout à fait servi la compréhension de la musique de son auteur. Devant le succès franc de l'oeuvre s'engageait une discussion, intéressante d'ailleurs, sur l'esprit du drame lyrique actuel. Ce que l'oeuvre comporte de traditionnel devenait prétexte à discussion, discussion dont M. Vuillermoz évoquait très exactement l'atmosphère, quand il écrivait:

    Si Antar est un succès du public, les spécialistes de cette formule d'art peuvent renaître à l'espoir; mais si ce spectacle ne triomphe pas de l'indifférence de la foule, librettistes et musiciens doivent renoncer sagement à ce que Pierre Hamp appellerait un métier blessé. Antar possède en effet tous les caractères spécifiques de l'opéra-type, avec ses qualités et ses défauts, ses vertus secrètes et ses vices congénitaux. Il a tout ce qu'il faut pour plaire et pour déplaire, car il résume admirablement tout un idéal. Il est riche et grandiose, rempli de palmiers géants et de frêles danseuses, de costumes rutilants et de décors cyclopéens. Et l'on y entend une musique plus riche encore que tout le reste, scandaleusement riche de couleur, de sonorité, de lyrisme, d'émotion, de pittoresque, d'exotisme, d'éloquence, de chaleur et de force persuasive.

L'idée reste des plus intéressantes, l'appréciation des plus acceptables; mais, la question étant ainsi posée, les vertus intrinsèques de la musique de Dupont passaient dans la pénombre. Ce qu'on signalait, en revanche, était presque toujours point faible. J'ai souvenir que M. Pierre Lalo, traitant du ballet d'Antar, n'y trouvait "nul parfum nouveau d'orientalisme", et jugeait le tableau de la mort "terriblement pompeux... et essoufflé". Sévère; est-ce tout à fait injuste? Pour aimer Dupont, c'est-à-dire pour le bien comprendre, il convient de déterminer d'abord le champ de l'admiration.
Une coïncidence baroque associa Gabriel Dupont et Maurice Ravel comme premiers seconds prix de Rome. Si les juges d'alors ont voulu rassembler deux contraires, ils ont parfaitement réussi, Qu'on soit ou non "ravelien", on voudra bien convenir que, dans nulle de ses œuvres, Ravel ne fait songer à son camarade de loge: c'est toujours un atticisme volontaire, hostile à tout déploiement. La joie que fait éprouver la musique de Ravel, et qui, de plus en plus, apparaît comme unique, ne consiste-t-elle pas dans cette impression de pudeur presque exaspérée qui ne s'en sépare plus? Il faut prêter l'oreille pour entendre, avec Klingsor,

    Le coeur ironique et tendre qui bat sous
    Le gilet de velours de Maurice Ravel

Ce n'est qu'à force de pénétration discrète que vous devient perceptible l'émotion qui palpite sous la grâce nonchalante du quatuor, Le pessimisme qu'enveloppe la rutilance de Shéhérazade, la tendresse incluse au troisième temps de la sonate. En revanche, Gabriel Dupont, de prime abord, apparaît comme celui qui n'aura chanté que lui-mêrne.
Soit; mais il faut s'entendre. A bien examiner ce qu'il laisse, en s'abstenant du choix, toujours partial, souvent arbitraire, qu'on inflige à l'oeuvre de l'artiste élu, on se prend à remarquer une autre sensibilité que celle des Heures Dolentes et de la Maison du Souvenir. Ce malade avait une immense soif de vivre. Le hasard ne l'avait peut-être pas seul conduit, un instant, au vérisme, avec la Cabrera. Si "piccinisée" qu'elle puisse apparaître, cette musique révèle le contraire d'un souffreteux par système, et cette vitalité l'entraîna, par deux fois, vers la musique extérieure, il aimait le moyen-âge français, dans sa truculence goguenarde, et le prouvait en écrivant — pour Bruxelles — la petite partition de la Farce de Cuvier, si peu connue, que l'on mettrait volontiers en parallèle avec Aucassin et Nicolette, l'exquise chantefable de Paul Le Flem. Il était passionné de folklore, ce qui nous vaut le meilleur de la Glu.

Henry Dangès (1870-1948) de l'Opéra
dans
"La Glu" de Gabriel Dupont.
Fonds BNF,

Je ne crois pas sacrifier à un souvenir de jeunesse, en affirmant qu'il s'agit-là d'une oeuvre, au sens plein du terme, et ne perdrai jamais l'occasion de protester contre l'étrange injustice qui l'écarte de nos théâtres. Le grand public, qui applaudit à Colomba d'Henri Büsser, applaudirait davantage; mais il ignore; et les délicats se disent rebutés par la brutalité de Richepin. Faux prétexte ! En soi, le sujet de la Glu n'est pas que "vériste"; et, si Dupont l'a choisi, c'est beaucoup moins pour le "mélo" final que pour l'ambiance bretonne, Il a retenu surtout la circonstance qui rassemble Marie-Pierre et la Glu, Cézembre et Marie-des-Anges au Croisic, en ce pays breton qu'il aimait, songeur et coloré tour à tour, dont il laisse ainsi la peinture vivante. J'ai parfois pensé qu'à cet égard, la Glu continuait le Roi d'Ys. Peu importe, si celui-ci s'inspire d'un moyen-âge nébuleux, si celle-là s'imprègne de naturalisme quasi-contemporain. Dans les deux cas, l'âme bretonne est là; et Dupont l'intègre au drame mieux que Lalo, qui ne pouvait, en 1888, s'évader tout à fait de l'opéra déclamatoire. Chez Lalo, le chœur reste épisodique, et ne constitue pas le rneilleur du Roi d'Ys. Chez Dupont, il s'unit à l'action tout entière, au point d'en commander l'expression, même quand elle est monodique. Il fallait, pour elle-même, cette fête bretonne, et l'orchestration de la chanson fameuse:

Un jour sur le pont de Tréguier
Lauderalidaïré

et l'on est tenté d'y voir un commentaire musical de l'admirable ronde de Lemordant, au plafond du théâtre de Rennes. Mais il le fallait aussi pour ce qu'elle prépare: or, la présence d'un choeur vraiment populaire permet la présentation des sentiments collectifs sous forme de folklore. Plus d'une fois, en effet, le folklore apparaît lui-même, et la fête bretonne contient la vieille mélopée de nos côtes atlantiques,

Celui que j'aime d'un grand amour,
Il est dessus la mer jolie

sous sa forme intégrale, à peine soulignée d'une harmonisation discrète. Mais souvent aussi Dupont crée du folklore. Le mérite n'est pas mince. Le refrain alerte et gaulois

Allons à Lorient
Pêcher la sardine,
Allons à Lorient
Pêcher le hareng.

s'amalgame à une chanson toute personnelle que chante Gillioury: chanson violemment rythmée, débordant de vie, riche de sensualité saine. Les vers sont comme un doublet simplifié du célèbre "Bateau rose"; mais le vers de neuf pieds, fruit de tout l'assouplissement romantique et post-romantique:

Je m'embarquerai, et tu le veux.
Comme un gai marin quittant la grève...

se fait ici plus court, plus incisif, et prend la physionomie de la leçon d'amour, commune à tous les folklores:

Les fill's et les gas
Qui s'aiment tendrement,
Voyager voulant,
Savent toujours comment.

Et la musique, qui, sur le poème du Bateau Rose, pouvait être mélodie sinueuse et quasi-fauréenne, a su devenir, pour ces quatrains qui sentent la chanson de matelot, fredon puissant, par lequel le choeur est invinciblement entrainé, qu'on aimerait chanter à pleine voix.
Ce don, très rare, qui consiste à créer du folklore, et qui caractérise avant tout Séverac, Dupont le possédait aussi. Comment pourrait-il, autrement, écrire la grande complainte de Marie-des-Anges?

Y avait un' fois un pauv' gas,
Et Iou lau laire et Iou lau là,
Y avait un' fois un pauv' gas
Qu'aimait celle qui n' l'aimait pas.

Gounod en a tenté l'adaptation musicale, autrefois... Gounod était trop "arrivé" pour faire simple. Dupont l'a fait, lui: c'est peut-être un chef-d'oeuvre en ce domaine. Rythme uniforme pour tous les couplets; dessin presque uniforme aussi: voilà ce que l'inspiration folkloriste imposait. Mais la progression du drame ne pouvait rester inexprimée, d'où les altérations tonales, émouvantes. Connaissait-il la mélopée slovaque, qui fait de ce procédé un emploi si pathétique? On le dirait. Ces harmonies toujours différentes quant à la tonalité, toujours pareilles quant à la ligne mélodique sont un commentaire admirablement fidèle et puissamment expressif. Il sait, de la sorte, être brutal, pour souligner le crime et la chute de l'assassin; il évoque des accords étranges quand parle le coeur de la morte; il devient douloureusement tendre à la fin, car

l'coeur disait en pleurant:
T'es tu fait mal, mon enfant?

Justesse sans minutie, pathétique sans mélodrame: voilà ce dont Gabriel Dupont se montre alors capable. Et ceci ne peut se dire sans une double mélancolie. Mélancolie devant la mort prématurée, mélancolie devant l'autre inspiration, qui l'emporta. Il pouvait, certainement, devenir un grand musicien populaire: et c'est un cas rarissime chez nous. Les grands musiciens français, de Rameau à Florent Schmitt, laissent toujours l'impression d'individualisme. Ceux qui, très rares, se font populaires le deviennent au très mauvais sens du mot: en se banalisant, c'est-à-dire en corrompant le goût de ceux auxquels ils s'adressent. L'expérience de la Glu pouvait être renouvelée. Qu'eut-ce été, s'il avait pu continuer dans cette voie? Car il était plus communicatif que Ropartz, plus vivant que Ladmirault—bretonnants eux aussi—; car il avait le sens scénique qui paraît manquer à Paul Dupin, le plus vraiment "peuple" parmi nos compositeurs (et je crois faire ici le plus grand des éloges). N'eût-il pas été le véritable musicien des "gwerz" celtiques, puissantes et passionnées sous leur allure de complainte? N'eût-il pas été le traducteur exact de Paul Fort, qui n'a pas encore trouvé son équivalent dans le domaine sonore, et qui, malgré Pierné malgré Caplet, malgré Honegger, semble toujours attendre son musicien? La Ballade des Cloches, harmonisée par Dupont, serait demeurée.

Gabriel Dupont et sa mère au Vésinet,
Archives du CNR de Caen.

Mais la maladie en avait décidé autrement...
Il serait puéril de chercher cause et effet, et de rattacher automatiquement les Heures dolentes à une tuberculose incurable. La réalité ne veut jamais être aussi simple, — la réalité artistique surtout. L'artiste a tant de façons de réagir selon l'existence ou contre l'existence... Il pourra, comme Mozart, ne rien révéler de ce qu'il éprouve; dans ce chant d'oiseau qu'est la Flûte enchantée, rien ne traduit la misérable et besogneuse carrière de l'auteur. Il pourra, comme Chausson donner l'apparence du bonheur et réaliser des oeuvres angoissées; la Sicilienne du Concert, l'adagio de la Symphonie en si bémol permettent de répondre à qui voudrait expliquer un art, tout un art, par on ne sait quel mécanisme psychophysiologique. Mais il reste certain que chez Dupont, la maladie minait des forces vives, ruinait cette soif de vie qu'il portait en lui: douloureuse agonie que la musique évoqua.
Ce ne fut pas sans lutte. Quand il abandonnait, musicalement, ce qu'il allait bientôt ne plus connaître: la joie populaire et l'espace sonore, Dupont savait ce qu'il abdiquait. Ceci ne peut guère être mis en doute, si l'on a rejoué cette pièce qu'il intitulait Après-midi de dimanche. Le malade est seul dans sa chambre, dominé par sa faiblesse et sa mélancolie, qui lui dictent une cantilène fiévreuse et lasse, tour à tour... Mais les cloches des vêpres s'éveillent, d'abord cristallines et sereines; elles suggèrent au poète un chant vaste et riche d'espoir, qui s'amalgame au carillon devenu triomphal c'est, dirait-on, l'appel à la vie, l'ivresse d'agir et de posséder le monde... Trop tard. Après s'être exaspérée, la voix des cloches s'interrompt brusquement; trois accords implacables comme le Never more d'Edgar Poë: la cantilène réapparait, sourdement rythmée par le son lointain des cloches mourantes, pour s'éteindre sur un souvenir décoloré de l'hymne radieux tout à l'heure, maintenant transposé en fa mineur, mué en glas mortuaire.
Voilà ce qui donne tant de prix au recueil pour piano, presque célèbre aujourd'hui, qu'il eut raison d'intituler les Heures dolentes. Il s'y montre moins préoccupé de se traduire uniquement lui-méme que. de rattacher son moi souffrant à l'existence désormais interdite. La vie du dehors ne lui parvient plus que par sons lointains: n'importe, il la chante encore et ce sont les enfants qui jouent dans le jardin. Parfois, une présence amie interrompt un instant le monologue intérieur du condamné, et c'est le poème de l'amie venue avec des fleurs. Parfois encore, la nature suffit. Les reflets du jour changeant le captivent: les soirs surtout, les soirs, "douloureux" et "défunts" que chantait Rodenbach, dont l'harmonieuse mélancolie s'adapte à sa lassitude résignée; et nous retenons "le soir tombe dans la chambre" comme une perfection de poème intime...
Ces moments, où le monde extérieur compte encore, donnent tout leur prix à ceux que la souffrance envahit. Alors, Dupont évoque, en sons qui semblent frissonner,

le pays monstrueux et morne dont il vient.

Ainsi parle l'épigraphe, si vraie, Mais, si l'on éprouve une émotion violente quand "la mort rôde", c'est qu'il s'agit d'un point culminant, non d'une constante; c'est qu'à l'instant d'avant, "la visite du médecin" rappelait malgré tout la vie, compromise, mais perceptible encore. Dupont ne fut pas celui qui s'enfermait dans sa souffrance, tout en l'exprimant. Moins encore fit-il métier de l'exprimer. Pas un moment, sa musique ne laisse l'impression d'avoir exploité un thème, ni même celle de l'avoir complaisamment développé. Sinon, la mort s'annoncerait par quelque déclamation trop ténébreuse et forcément théâtrale. Ici, quelques accords rauques interrompent une sorte de chanson presque impalpable, où passe l'égarement semi-conscient des grandes faiblesses: cela suffit.
On a fait de Dupont l'un des derniers romantiques; oui, s'il s'agit d'exprimer par là tout ce que son inspiration doit à l'individuel. Jamais son art ne donne l'impression d'objectivité. Auprès de la Maison dans les Dunes, les Préludes de Debussy pourraient passer pour musique impassible. Debussy dira, dans la concision voulue de ses dernières oeuvres, "ce qu'a vu le vent d'Ouest"; mais Dupont fait sienne la nature, et interprète "son frère le vent et sa soeur la pluie". Rarement paysages littéraires ou musicaux furent plus riches en états d'âme que les siens.
Dupont fut un romantique en tant qu'il fut profondément et sincèrement lyrique. Mais il n'eut rien du romantique traditionnel, Aucun "berliozisme" chez lui. Aucun désir de se draper dans l''individualisme. Le sien, loin de le mettre en défense contre la nature, l'en rapprochait. Même dans le Chant de la destinée, nous ne trouvons ni l'accent de la révolte, ni le ton de l'invective.
Sans vouloir la mort et sans la maudire, il accueille le sort contraire, aussi étranger à l'impassibilité pseudo-stoïque qu'éloigné de la rébellion byronienne. Le meilleur de lui-même semble lui dicter tendresse et sérénité: émotion, fille de la souffrance, mais supérieure à cette souffrance. Au terme anticipé de sa vie, il fait appel aux visions d'autrefois, avec une douceur qui veut ignorer l'amertume, avec une mélancolie qui n'est point haine, et chante, ineffablement, "la maison du souvenir". Devant la mort prochaine, il s'adresse au ciel étoilé. Serait-ce pour y chercher l'au-delà ? Possible; mais, sur ce point, la musique seule n'apporte aucune certitude; et nous n'y constatons, quant à nous, qu'une sérénité presque extatique, qu'amour devant ce que, peut-être, il ne verra plus deux fois... Ainsi naissent le rythme doucement scandé, l'harmonie simplement troublante et l'insistante mélopée du "clair d'étoiles": ainsi monte, comme un grand lys, son dernier chant, le plus pur: le nocturne d'Antar.
Quelle que soit la valeur du drame lyrique tout entier, il n'est pas défendu d'y glaner ce qui mérite d'être conservé pour soi-même; quelles que soient les sévérités par lesquelles Antar fut accueilli dans certains milieux, il n'en demeure pas moins, par endroits, la continuation des Heures dolentes et de la Maison dans les dunes, Inutile de la chercher dans l'héroïsme des deux derniers actes; inutile aussi de s'adresser aux pages où Dupont veut évoquer les voluptés orientales et les rythmes exotiques. L'Orient— l'a-t-il connu ? — l'aura moins profondément pénétré que la Bretagne. Les guerriers qui clament la dernier exploit d'Antar le victorieux, les femmes dont le choeur veut rehausser l'éclat du cortège nuptial chantent avec moins de vérité que les pêcheurs du Croisic. De même, les rythmes dansants du ballet gardent un caractère assez conventionnel, et déçoivent les admirateurs de Strawinsky, voire de Rimsky-Korsakoff. Mais ils ne sauraient rien reprocher à la "danse des roses" mélancoliquement nostalgique, où la couleur locale s'estompe au point de se faire oublier, qui se danse beaucoup moins qu'elle ne se rêve; et le nocturne qui sert de prélude à l'acte III mérite d'être considéré en dehors du drame, par rapport à la pure musique qu'il est.
Primitivement, le nocturne reparaissait tout entier dans l'action, sous forme de duo d'amour entre Antar et Abda, — beaucoup plus faible, gâté par une prosodie des plus médiocres, et pollué, semble-t-il, par l'adjonction de la voix; il prenait un caractère matériel et conventionnel à la fois, et Dupont s'en douta certainement, puisqu'il prescrivit, par la suite, une coupure qui le réduisait de moitié. On ne retient, en définitive, que l'interlude symphonique, sorte de lied orchestral dont l'essentiel est fait d'une phrase exposée deux fois, sans autre changement qu'un passage de la croche à la double croche, dans le murmure accompagnateur, lors de la réexposition.
C'est tout. Mais sur cette nappe sonore, uniforme comme l'immensité d'un ciel sans nuages, plane une vaste mélodie, où se succèdent quatre périodes de cinq mesures chacune: absence de carrure, qui détruit toute symétrie rigide, et confère à l'imploration mélodique on ne sait quel élan, vaste et contenu tout à la fois. La ligne expressive monte et retombe, sans jamais se départir de sa pureté sereine, religieuse d'accent, sans rigueur de sentiment ni de forme, implorante sans fausse extase, émouvante. parce qu'indifférente au pathétique extérieur. Elle reste calme et large; elle semble nous dire la tristesse apaisée, l'acceptation du sort contraire, à l'instant même où s'exprime pourtant, par elle, la soif de vivre... Nocturne, où passent à la fois l'aspiration de l'âme humaine, éternelle agitée, et le calme d'une impassible splendeur... on dirait que Gabriel Dupont traite ici la vie, qui l'abandonne, comme un autre Normand, le poète Camille Cé, traitait la femme infidèle en son Livre des résignations:

Dites-lui que l'amour est généreux et fort,
Et qu'au fond de ma peine une bonté pardonne.

C'est pourquoi Dupont doit parfois revivre en nos mémoires.
Le véritable artiste lègue toujours à l'humanité future une expression de lui-même où quelques hommes, fraternellement, se reconnaîtront. Elle survit à l'abandon des formes, à l'usure des esthétiques. La langue contrapuntique pourrait mourir: telle sarabande de Bach n'en demeure pas moins, immortelle. Un jour, l'art de Mozart semblera désuet peut-être: mais tel adagio porte en lui tant de grêce voilée, tant de délicate tendresse qu'il défie toute flétrissure, L'impressionnisme artistique va sembler à beaucoup forme inféconde et déjà démodée: n'importe! L'Hommage à Rameau, de Debussy, plane au-dessus de toutes les vogues et de tous les oublis.
De même chez les moindres. Gabriel Dupont ne fut pas un "grand", ne créa pas de facture nouvelle, ne fut pas toujours égal à lui-même, et mourut, sans doute, avant de s'être pleinement exprimé: Il est pourtant des heures où sa musique nous parle, comme parlaient, en leur temps, certains préludes de Chopin, certains lieder de Schumann, où certaines pages des Heures dolentes sont, pour certains états d'âme, la vérité. Henry Malherbe l'avait senti, quand il évoquait, pendant la guerre, un concert, "quelque part au front". Le 10e quatuor de Beethoven s'est déroulé. La sonate de Franck a laissé parler son rêve. Alors suivait le Poème de Dupont l'un des plus beaux quintettes modernes. Écoutons: il n'est pas d'autre conclusion possible...

"Cher et tendre Gabriel, qui avez été ravi si vite à notre amitié. Comme vous seriez troublé, si vous pouviez encore nous voir, groupés autour de votre oeuvre, dont la beauté surgit à votre fragilité. Vous effacez sur les visages de nos hommes cette résignation farouche, cette fatigue tétue, cette rêverie funèbre et sans espoir. Soyez béni, dans votre tombe encore fraîche, de nous apporter, ce soir, la grâce consolatrice de vos chants harmonieux, souples et odorants, qui nous prennent comme des bras qui laisseraient tomber une gerbe de fleurs, avant de nous étreindre." 

Son monument funéraire, au cimetière du Vésinet, fut financé grâce à une souscription, en 1921.

    A lire: Gabriel Dupont - de Philippe Simon, Séguier Editions, Collection Carré Musique (2002).


Société d'Histoire du Vésinet, 2005 - www.histoire-vesinet.org