Le Petit Journal,
supplément illustré, N°999, 9 janvier 1910
Une mystérieuse affaire
d'empoisonnement
Cette mystérieuse et tragique affaire
d'empoisonnement a justement passionné l'opinion publique. Le Petit
Journal l'a rapportée dans les plus grands détails, et nous sortirions
de notre cadre s'il nous fallait en exposer ici toutes les phases.
Contentons-nous d'en résumer le fait principal.
Au mois d'octobre dernier, le ténor Godard [sic],
de l'Opéra, qui se trouvait chez son ami, M. Doudieux, négociant, demeurant
au Vésinet [15, rue Thiers], mourait
subitement après avoir absorbé deux cachets d'antipyrine. Crise d'urémie,
dit le médecin. Et voilà que ces jours derniers il apparait nettement
que l'artiste a été empoisonné.
L'antipyrine prise par le ténor avait été envoyée à M. Doudieux par un
anonyme. D'autres envois anonymes lui étaient parvenus antérieurement
: des bonbons, des moules. Il les avait fait examiner par le laboratoire
municipal, qui y avait découvert de l'arsenic.
Qui donc voulait empoisonner M. Doudieux ?
Le négociant se perdait en conjectures, lorsque, ces jours derniers,
ayant reçu une lettre d'une demoiselle Marie Bourette qu'il avait courtisée
naguère, il reconnut que l'écriture de cette lettre était pareille à celle
des adresses portées sur les envois et sur les lettres anonymes qu'il
avait reçus récemment.
Tout s'éclairait. La demoiselle Bourette, dépitée de n'avoir pas été épousée
par M. Doudieux, tentait de se venger par ce moyen criminel. La Sûreté
fut prévenue. Inopinément, M. Hamard fit une perquisition chez la demoiselle
et découvrit d'autres lettres anonymes préparées pour être adressés à
M. Doudieux, et aussi une assez grande quantité d'arsenic.
A la suite de cette perquisition, l'inculpée fut mise en état d'arrestation,
malgré ses protestations d'innocence. Et c'est la scène de cette arrestation
que reproduit notre gravure, scène dramatique entre toutes, et prologue
d'un procès criminel qui comptera à coup sûr parmi les causes célèbres
de ce temps-ci.
Arrestation de Marie Bourette (janvier
1910) - En couverture du Petit
Journal -
A-t-elle été jolie,
cette grosse fille blonde qui fait songer à une Boule-de-Suif fadasse
rancie et fanée dans la continence, mâchant ses déceptions, ses misères
ses rancoeurs, pleine de fiel et de haine pour toutes celles dont
le bonheur éclate, insolent et la blesse. [...] Sous
un immense chapeau à plumes, celle-ci, avec sa grosse figure rougeaude
où le nez, relevé, s’écrase et disparait dans les bouffissures des
joues, a l’air d’une matrone hors d’âge, rigolarde et stupide, presque
inconsciente. Lorsque l’annonce de sa condamnation [...] la
frappe elle devrait chanceler, elle rit encore du même gros rire
imbécile et navrant.
La
vieille fille -
dans"Les
femmes fatales" - Gabriel
Reuillard, Albin Michel, Paris 1931.
L'empoisonneuse
est toujours une menteuse. Son état l'exige, car c'est un état qu'elle
exerce, et il est bien rare que, derrière un empoisonnement découvert,
on n'en pressente pas quelques autres, souvent toute une série. Cet état
donc demande une dissimulation de tous les instants : il est des
vies d'empoisonneuses qui semblent, à cause de cela, d'une extrême
complication romanesque. Pour que leurs combinaisons réussissent,
il ne faut pas qu'elles se permettent la moindre distraction ni que
leurs actes prêtent à quelque soupçon d'originalité. [...]
L'empoisonneuse que l'on vient de juger ne trompera personne, elle est
trop bête, mais son système de défense est nécessairement le [...] mensonge,
seulement manié avec grossièreté, tandis que l'héroïne du Glandier était
fort doucereuse et fort subtile. Mais Marie Bourette est plus caractéristique
encore de la psychologie de l'empoisonneuse, en ceci, qu'on ne voit pas
bien l'intérêt capital de ses expériences criminelles. Elles eussent
réussi qu'elles ne pouvaient lui apporter que des satisfactions négatives.
C'est une monomane et, par conséquent, étant donnée la qualité
de ses plaisirs et de ses vengeances, une personne fort dangereuse.
Epilogues
- Les empoisonneuses, Remy de Gourmont, [1er août 1910]