Feuilleton paru dans Les Soirées littéraires n° 87, 26 juin 1881

Le Mystère du Vésinet
Imbroglio entre Paris et Londres
[2/6]
par Marie Guerrier de Haupt,
Lauréat de l'Académie française.

 

Chapitre II.

L'ermite de l'avenue de la Princesse. — Un visiteur nocturne.

Trois semaines environ s'étaient écoulées depuis le jour où le mystérieux étranger, désigné par les habitants du Vésinet sous le nom de l'homme au plaid, avait disparu sans laisser de traces.
Quelques amis de M. Gustave avaient poussé la curiosité jusqu'à faire le voyage de Paris pour voir le jeune homme, disparu, lui aussi, après avoir promis d'éclaircir le mystère qui intriguait tant de monde. On avait trouvé l'employé de commerce à son magasin; mais celui-ci avait assez mal accueilli les questionneurs. S'il n'était point venu au rendez-vous, avait-il dit, c'est que le désir de se promener à pied l'avait entraîné jusqu'à Chatou, où il avait dîné et d'où il avait repris le train pour Paris. Quant à l'étranger dont on s'était, à tort, tant préoccupé, ce n'était évidemment, qu'un Anglais excentrique en quête d'une villa à louer pour y passer la belle saison. Il avait sans doute, lui aussi, été à pied jusqu'à une autre station, peut-être jusqu'à Saint-Germain, premier but de son voyage, d'où il avait pu reprendre le train pour une autre destination.
Ces explications ne satisfirent personne. Gustave ayant engagé, d'un ton un peu raide, ses amis à ne plus l'ennuyer au sujet de l'Anglais, ceux-ci n'osèrent insister davantage. Mais, à l'invitation qu'ils lui firent de passer la journée du dimanche suivant au Vésinet, il répondit par un refus formel, alléguant d'importantes affaires de famille, qui, disait-il, ne devaient pas lui permettre de quitter Paris pendant tout le reste de la belle saison.
La conduite bizarre de Gustave ouvrit un nouveau champ aux suppositions. Le jeune homme, si empressé d'abord à courir sur les pas de l'étranger, paraissait maintenant redouter de paraître s'occuper de lui. Que s'était-il passé qui pût modifier ainsi ses dispositions? Avait-il rencontré l'Anglais? Une explication orageuse avait-elle eu lieu entre eux? On allait jusqu'à parler d'un duel sans témoins dans lequel Gustave aurait été battu. Mais où, quand, ce duel avait-il pu avoir lieu? Presque toutes les personnes qui avaient assisté à l'évanouissement de mademoiselle Jeanne et remarqué les allures étranges de l'homme au plaid — or ces personnes étaient nombreuses — avaient raconté à leurs amis et connaissances la scène de la place de l'Église, de sorte que tout le Vésinet, ou à peu près, s'intéressait maintenant à l'Anglais mystérieux et aurait voulu savoir ce qu'il était devenu.
Nous disons "ou à peu près". Cette curiosité quasi-générale comportait quelques exceptions, et le personnage chez lequel nous allons conduire le lecteur était une de ces exceptions.

Non loin de la gare, à main gauche quand on quitte le chemin de fer en venant de Paris, est une avenue ombragée de grands arbres, bordée de haies vives et d'élégantes clôtures de villas et qui porte le nom d'avenue de la Princesse. De vastes jardins rendent peu fréquentées certaines parties de cette avenue et c'est là que le passant peut remarquer une habitation modeste mais charmante dans sa simplicité.
Une porte à claire-voie, ouvrant sur la rue donne accès dans un jardin plein de fleurs et de verdure et, de l'avenue, on aperçoit la façade de la maison avec ses fenêtres coquettement encadrées de clématites et de plantes grimpantes, avec son petit perron surmonté d'une marquise, dont le toit en verre disparaît presque complètement sous un gracieux fardeau de chèvre-feuille et de vigne vierge, enroulant leurs rameaux flexibles autour des élégantes et frêles colonnettes de la balustrade.
Le jour où nous conduisons de nouveau le lecteur au Vésinet, la petite maison de l'avenue de la Princesse était plongée dans un silence si profond, quoiqu'il fût à peine huit heures du soir, qu'on aurait pu la croire inhabitée sans le rayon de lumière qui s'échappait de la porte-fenêtre du salon, restée ouverte sur le perron. Dans ce salon, un jeune homme de vingt et quelques années, à demi-couché sur un divan, fumait une cigarette et s'abandonnait si complètement à sa rêverie qu'il n'entendit même pas la porte de la salle à manger s'ouvrir pour livrer passage à la servante, femme d'une quarantaine d'années, à la physionomie franche et ouverte.
— Tout est en ordre, M. Richard, dit celle-ci, habituée sans doute aux distractions de son maître. Je vais m'en aller si vous n'avez plus besoin de rien.
— Je n'ai besoin de rien, Louise, merci. Vous pouvez rentrer chez vous, répliqua celui qu'on venait d'appeler M. Richard.
— Monsieur ira fermer à clé la porte du jardin sitôt que je serai partie, n'est-ce pas? reprit Louise après un instant d'hésitation.
— Je n'en vois guère la nécessité, mais si vous y attachez tant d'importance, je veux bien la fermer, Louise!
— Oh! oui, Monsieur, je vous en prie! insista la brave femme. Depuis deux jours je remarque un individu rôdant autour de la maison et qui, bien sûr, n'a pas de bonnes intentions. Si Monsieur voulait le permettre, mon mari et mon garçon viendraient passer la nuit ici. Ce n'est pas prudent de rester tout seul comme ça; d'autant plus que... que Monsieur évite soigneusement de voir ses voisins. Personne ne le connaît et personne ne viendrait à son aide si des malfaiteurs s'avisaient de vouloir lui faire un mauvais parti.
— Assez, Louise! interrompit le jeune homme. J'apprécie vos bonnes intentions, mais votre zèle vous entraîne trop loin. Quand je vous ai priée, il y a un mois, de préparer mes repas et de maintenir l'ordre ici, je vous ai prévenue que je déteste par-dessus tout les indiscrets et les bavards. Je vous pardonne volontiers pour cette fois; mais soyez tranquille, je saurais bien me défendre si on m'attaquait. Voyons, ajouta-t-il doucement, prenant en pitié l'embarras de Louise, quelle apparence a t-il, ce terrible malfaiteur qui vous inquiète si fort?
— Je ne l'ai pas très bien vu, répliqua celle-ci. Tout ce que je puis dire c'est qu'il est très grand, qu'il a les cheveux très noirs et de grosses moustaches, noires aussi. Ce que j'ai surtout remarqué parce que c'est vraiment effrayant ce sont ses grandes dents blanches, qu'il montre sans paraître avoir envie de rire, et qui lui donnent l'air d'une bête féroce. Mais comme vous voilà pâle, monsieur Richard, êtes-vous indisposé? Voulez-vous que je reste encore un peu?
— Pour me défendre, peut-être? fit Richard d'un ton de bienveillante raillerie. Non, ma bonne; encore une fois merci. Je n'ai besoin de rien. Partez; je vous promets que j'irai tout à l'heure fermer la porte du jardin.
A demi-rassurée par cette promesse, et craignant d'ailleurs, si elle insistait davantage, de s'attirer une nouvelle réprimande, Louise s'éloigna enfin. Quant à Richard, il retomba dans sa rêverie, tantôt absorbé par de lointains souvenirs, tantôt tordant fiévreusement de ses doigts blancs et fins comme ceux d'une femme, les bouts de ses moustaches blondes.


Richard l'obligea à descendre à reculon les degrés du perron.
Illustration d'après nature par F. Kauffmann

Richard Earley offrait dans toute sa personne le type parfait d'un gentleman. Froid, hautain, un peu dédaigneux, il se montrait en toute occasion généreux jusqu'à la prodigalité. Resté orphelin de bonne heure, il avait été élevé en Angleterre, par un oncle immensément riche et son unique parent, qui n'avait rien épargné pour son éducation. Sous un aspect presque frêle, Richard, rompu dès l'enfance à tous les exercices du corps, possédait une force physique remarquable. Sous un air d'extrême douceur il cachait une volonté de fer, contre laquelle toute volonté contraire devait fatalement se briser, et une nature violente, dont les manifestations, pour être rares, n'en étaient que plus terribles.
Peut-être une sorte de fausse honte vis-à-vis de lui-même l'empêcha-t-il d'aller tout d'abord fermer la porte, comme il l'avait promis à Louise. Quand il eut achevé sa cigarette, il se leva, et arpenta plusieurs fois le salon dans toute sa longueur; puis s'approchant de la bougie placée sur la cheminée, il ouvrit un médaillon attaché à sa chaîne de montre et contempla longuement le portrait qu'il renfermait. Il allait porter ce portrait à ses lèvres, quand un léger bruit qu'il crut entendre dans la rue le fit tressaillir. Refermant le médaillon, Richard sortit et traversa rapidement le jardin. Il mettait la main sur la porte pour la fermer quand une autre main poussa cette porte et une voix rude dit:
— Permettez! deux mots, s'il vous plaît.
— Mon oncle! s'écria Richard, qui se reprit aussitôt pour dire, avec un calme affecté, sous lequel on sentait gronder une sourde colère:
— Vous Monsieur? J'étais loin de m'attendre à votre visite!
— Je le sais, Dick, fit l'homme au plaid, et vous êtes loin aussi, de vous attendre à la proposition que je viens vous faire. Entrons chez vous; ce n'est pas ici que nous pouvons causer de ce qui m'amène.
Le jeune homme, sans répondre, l'engagea du geste à le suivre dans le salon. S'il eût fait jour, on aurait pu voir dans les yeux de Dick briller un espoir, inspiré par les paroles qu'il venait d'entendre, et ce fut avec une véritable émotion qu'il se mit en devoir d'écouter son visiteur.
— Dick, fit Mr Smith, après s'être commodément installé sur le divan, vous êtes mon neveu et mon unique héritier, n'est-ce-pas?
— Je suis votre neveu, oui Monsieur, répliqua Richard, mais je ne suis pas votre héritier, puisque, après votre inqualifiable conduite à l'égard d'une personne digne de tout votre respect, j'ai déclaré ne vouloir jamais plus rien recevoir de vous.
Les noirs sourcils de l'homme au plaid se contractèrent; mais il avait sans doute un parti pris de patience, car il reprit d'un ton qu'il essayait de rendre conciliant:
— Oui, je sais, vous avez dit ceci. Propos de jeune homme, extravagance qu'on ne doit pas prendre au sérieux. Dick, mon enfant, je vous ai élevé, je vous aime tendrement, je veux votre bonheur. Laissez-moi achever ce que j'ai à vous dire. Je suis riche; toute ma fortune vous appartiendra, mais cela ne suffit point à mon ambition pour vous. Je veux que Richard Earley, le fils de ma bien-aimée soeur, soit deux fois plus riche que son oncle et qu'il siège un jour à la chambre des pairs. Ceci vous paraît un rêve insensé?... Sa réalisation deviendra certaine dès que votre mariage aura été célébré; aussi, en bon oncle, je me suis mis à votre recherche, car vous aviez jugé à propos de me cacher votre adresse, et je vous apporte mon consentement à votre union.
— Votre consentement à mon union avec Jeanne! s'écria Richard, dont le visage s'empourpra.
— Eh! qui vous parle de cette fille? fit Mr Smith avec impatience. Il s'agit de miss Lilia Bornsby, fille unique de lord Bornsby, pair d'Angleterre et l'un des plus riches seigneurs des Trois-Royaumes!
— J'aurais dû m'en douter! fit amèrement Richard. Et c'est pour me décider à accepter une pareille proposition que vous osez, en ma présence, insulter miss Laurent? Cette "fille" dites-vous? Cette fille est un ange de pureté et, je le jure, elle sera ma femme! Quant à vous, Monsieur, sortez d'ici et n'y remettez jamais les pieds! Richard l'obligea à descendre à reculon les degrés du perron.
— Mon compliment, Dick! reprit l'oncle, en montrant ses dents blanches; vous voilà ici blême de fureur à propos de l'aventurière qui vous a ensorcelé. Il faut convenir que le sujet en vaut la peine!
Après avoir montré une fière indignation quand, à Londres, j'ai été dans la pension où elle donnait des leçons de musique lui reprocher la cupidité qui la poussait à se faire courtiser par l'héritier d'une grande fortune, l'ange de pureté a bien su vous faire tenir son adresse et vous engager à la suivre.
— Ce n'est pas vrai Monsieur! Je l'affime. Sur mon honneur miss Laurent ignore ma présence ici. Je me suis imposé le plus strict incognito, car je sais trop bien qu'elle ne me pardonnerait pas de l'avoir suivie, au risque peut-être de la compromettre, et de lui faire perdre une position qui lui assure une existence honorable.
— Ah! ah! ah! c'est charmant, en vérité! ricana Mr Smith; une existence honorable! Mademoiselle Laurent, croyez-moi, est au-dessus des préjugés d'honneur auxquels nous attachons tant d'importance. A propos, je l'ai vue l'autre jour. Elle s'est trouvée mal en sortant de l'église, et admirez quelle bonté est la mienne, je l'ai transportée moi-même dans une maison voisine, je l'ai fait revenir à elle, et je ne l'ai quittée que pour la confier aux soins d'un jeune homme de ses amis.
— Un jeune homme de ses amis? répéta Richard, les dents serrées, vous mentez! Mademoiselle Jeanne ne connaît personne ici.
— Bah! une jolie fille comme elle fait vite connaissance. Voyons, Dick, mon enfant, reprit Mr Smith, avec une feinte bonhomie; réfléchis avec calme; que peut-on attendre de bon d'une créature sans nom — car ce nom de Laurent qu'elle porte est pris au hasard— dont le père était peut-être un misérable voleur ou assassin, dont la mère était, à coup sûr, une femme sans honneur et sans principes!
— Vous êtes bien sévère pour ces malheureux enfants à qui la faute de leurs parents fait déjà une si triste existence, Monsieur! Qui vous prouve, d'ailleurs, que Jeanne ne soit pas la fille d'un homme du monde, d'un honnête homme qui maintenant peut-être donnerait sa vie pour retrouver l'enfant qu'il a jadis abandonnée? Supposez qu'elle soit votre fille, à vous par exemple, devrait-elle nécessairement, parce que vous l'auriez délaissée, avoir les sentiments et les instincts d'une fille perdue?
— Assez! assez! monsieur! s'écria Smith, perdant cette fois toute mesure, Taisez-vous! Si j'avais... si j'avais une fille, elle n'aurait pas, comme celle que vous aimez, des intrigues avec le premier venu!

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Société d'Histoire du Vésinet, 2010 – www.histoire-vesinet.org