Feuilleton paru dans Les Soirées littéraires n° 88, 3 juillet 1881
Le Mystère du Vésinet Imbroglio entre Paris et Londres [3/6] par Marie Guerrier de Haupt, Lauréat de l'Académie française.
Chapitre III.
La famille Kingston. — La lettre de Gustave. — Jeanne et Richard.
La famille Kinsgton, dont le nom a déjà été cité dans ce récit, occupait depuis quelques semaines une luxueuse et confortable habitation, située sur la route du Pecq, non loin du champ de courses du Vésinet, mais qui n'était nullement celle désignée à tort par un des témoins de l'évanouissement de la jeune fille. Cette famille, anglaise d'origine, devenue presque irlandaise par ses alliances, se composait de lord et de lady Kingston, de leur fille, mistress Varing, veuve depuis deux ans, et de la fille de celle-ci, la petite Nelly, ravissant baby de cinq ans, adoré par les grands parents, et souveraine absolue dans leur demeure. C'est dans ce paisible intérieur que nous retrouvons Mlle Jeanne Laurent, dont l'évanouissement au sortir de l'église avait donné lieu à tant de commentaires. La jeune fille, considérée officiellement comme lectrice et dame de compagnie de l'aïeule, servait en même temps d'institutrice à miss Nelly, lorsque la fantaisie venant à celle-ci d'épeler les syllabes imprimées au bas des images d'un magnifique alphabet illustré, elle priait gravement son amie — c'est ainsi qu'elle appelait Jeanne — de lui donner une leçon de lecture. Quoique Jeanne, entrée dans cette famille seulement au moment où celle-ci allait quitter Londres pour passer la belle saison en France, en fut encore peu connue, lady Kingston sentait chaque jour grandir sa sympathie pour cette jeune fille, déjà rendue sérieuse par le malheur, et portant si fièrement le fardeau de son isolement et de sa pauvreté que nul n'aurait même osé paraître la plaindre. Jeanne avait été présentée à lady Kingston par la directrice d'une institution où elle avait, pendant plusieurs années, donné des leçons de musique. Ses parents, avait-on dit, étaient Français et la jeune fille, née en Angleterre mais maintenant orpheline, désirait vivement connaître son pays d'origine. Les parents des élèves de Jeanne avaient été unanimes dans leurs éloges sur la parfaite honorabilité de la jeune maîtresse de musique, et dans l'expression de leurs regrets à propos de son départ. C'était donc avec la plus entière confiance que la respectable lady Kingston avait admis l'orpheline dans sa famille et rien, jusqu'alors, ne lui avait donné lieu de regretter cette confiance. Ce fût la petite Nelly qui, bien innocemment, éveilla pour la première fois, dans l'esprit de la grand-mère, des soupçons contre sa lectrice. — Une lettre pour mon amie! s'écria-t-elle un jour en se précipitant dans le petit salon, où Jeanne lisait à haute voix auprès de lady Kingston. C'est le facteur qui vient de l'apporter! — Une lettre-pour moi? fit Jeanne, devenue tout à coup très pâle. — Sans doute de la directrice du pensionnat où vous étiez à Londres? fit lady Kingston avec bienveillance. Mais non, ajouta-t-elle; cette lettre porte un timbre français. Je croyais que vous ne connaissiez personne en France? — En effet, je n'y connais personne; répondit la jeune fille, de plus en plus troublée. A moins que... — A moins que?... répéta la vieille dame, voyant qu'elle s'arrêtait. Mais pardon, reprit lady Kingston, d'un ton un peu froid; je ne vous demande pas vos secrets. Lisez, mademoiselle, je vous en prie. A moins que ma présence ne vous gêne? dans ce cas je puis vous laisser seule.. — Oh! madame, fit Jeanne confuse; pardonnez! je n'attendais aucune lettre. Mais puisque vous permettez... Elle décacheta la lettre d'une main tremblante et en commença la lecture à voix basse. Tandis qu'elle la parcourait, son visage, tout à l'heure si pâle, devenait pourpre, et une expression de honte et de colère remplaçait l'émotion qu'on pouvait y lire un instant auparavant. Lady Kingston suivait avec une attention pleine d'intérêt toutes les impressions que reflétait la mobile physionomie de la jeune fille. — Madame! oh! Madame! s'écria celle-ci les yeux pleins de larmes et froissant la lettre avec indignation, c'est un outrage infâme qu'on m'adresse! Je ne connais pas celui qui écrit cette lettre odieuse; je vous jure que je ne le connais pas! Lisez, Madame, lisez! et dites vous-même si j'ai mérité cette insulte! II y avait tant de loyauté et de noble franchise dans le regard de Jeanne que sa vieille amie sentit ses soupçons se dissiper. Elle renvoya d'un signe la petite Nelly, tout étonnée de l'effet produit par le papier qu'elle venait d'apporter, et, prenant à son tour la lettre, elle lut à haute voix, tandis que Jeanne couvrait son visage de ses mains, l'étrange missive que voici:
Mademoiselle, Pourquoi m'avoir repoussé l'autre jour quand, après votre évanouissement, je vous offrais l'appui de mon bras? Que vous ai-je fait pour me traiter avec tant de rigueur? Si je vous importune, ne vaudrait-il pas mieux me l'avouer que de me fuir comme vous le faites depuis quelque temps? Vous ne pouvez prétendre ignorer mon amour; vous ne m'avez jamais défendu de vous le laisser comprendre. Le jour même où vous m'avez si durement repoussé, nos yeux, lorsque vous étiez revenue à vous un instant auparavant, n'exprimaient pas cette cruelle sévérité que j'y lis maintenant. Encore une fois, que vous ai-je fait pour me traiter ainsi? Vous ai-je offensée sans le vouloir, moi qui sacrifierais sans hésiter mon existence pour vous éviter la plus légère contrariété? En ce cas, faites-moi connaître mes torts. On ne refuse pas, même à un criminel, le droit de se défendre; on ne le condamne pas sans l'entendre. Me refuserez-vous cette grâce suprême? Ne me répondez pas; je saurai trouver l'occasion de vous rencontrer. Ayez, seulement pitié de mon désespoir et ne me fuyez pas quand je vous adresserai la parole, car, malgré tout ce que me fait souffrir votre dureté envers moi, je serai jusqu'à mon dernier soupir, Votre Gustave.
Lady Kingston replia la lettre, et la rendit à Jeanne sans prononcer une seule parole. — Eh! bien, madame? demanda l'orpheline, surprise de ce silence... — Je n'ai rien à vous dire, Mademoiselle; répliqua la vieille dame, avec une contrainte évidente. Ce jeune homme parait vous connaître; il fait allusion à un évanouissement,... Quand donc vous êtes-vous évanouie? Je n'en ai rien su. — Il y a quinze jours, je crois; dit Jeanne embarrassée. C'était un dimanche au sortir de l'église. J'ai cru inutile de vous parler d'une chose si peu importante. — Ah! ainsi l'évanouissement est réel? Tout n'est donc pas faux dans les paroles de votre correspondant? fit lady Kingston, d'un ton singulier. — Mon Dieu! Madame! Mais que supposez-vous donc? s'écria la pauvre fille désespérée. — Je ne suppose rien, Mademoiselle; je remarque seulement que l'évanouissement auquel ce monsieur... Gustave, fait allusion, n'a point été inventé par lui. Oserai-je vous demander quelle était la cause de cet évanouissement? — Je ne sais... balbutia Jeanne, la chaleur sans doute. — Fort bien. Je n'insiste pas. Mais vous me permettrez, Mademoiselle, de remarquer encore que si la lettre dont vous paraissez indignée est extraordinaire, votre conduite, à vous-même, est difficile à comprendre. Vous ne connaissez pas ce monsieur, dites-vous? Est-il donc faux qu'il vous ait, le jour de... votre évanouissement, offert son aide pour revenir ici et que vous l'ayez refusée? — Oui, c'est faux, je le jure! s'écria la jeune fille. Je ne connais pas celui qui m'écrit! Je ne l'ai jamais aperçu! Soudain, frappée d'un souvenir subit, elle reprit: — Ah! pardon! il y avait en effet, dans le magasin où l'on m'a conduite pour me donner des soins, un monsieur, un jeune homme je crois, qui m'a proposé de me reconduire, et dont j'ai refusé l'offre. Je l'avais oublié. — Lui ne vous a point oubliée, à ce qu'il paraît, dit lady Kingston. Je ne vous demande pas, mademoiselle, quelle est votre intention au sujet de la prière qu'on vous adresse. Vous comprendrez, je l'espère, que vous nous devez quelque respect et ... — Mais, encore une fois, madame, que supposez-vous donc? s'écria Jeanne, oubliant sa réserve habituelle, et fixant sur lady Kingston ses grands yeux, brillants d'indignation. Il y avait un tel accent de sincérité et d'honnêteté justement révoltée dans ce cri, que la vieille dame, sentant encore une fois ses soupçons presque dissipés, reprit d'un ton plus doux: — Je vous le répète, mon enfant, je ne suppose rien. Seulement, mon âge, et ma position vis-à-vis de vous me donnent droit à des explications sur ce que votre conduite me paraît avoir de... d'extraordinaire. Ces explications, voulez-vous me les donner franchement et loyalement? Je serai indulgente, même pour une étourderie que votre inexpérience peut, à la rigueur, faire excuser; mais à la condition expresse que votre franchise envers moi sera complète. La jeune fille, loin de paraître reconnaissante de l'indulgence qu'on lui promettait, releva fièrement la tête, et répondit avec un respect empreint d'une sorte de hauteur. — Merci,madame! Mais je n'ai rien à me reprocher dont je doive rougir; l'indulgence que vous m'offrez m'est donc inutile. Quant à cette confiance sans réserve que votre position vis-à-vis de moi vous donne, dites-vous, le droit de m'imposer, veuillez, je vous prie, m'accorder deux jours de réflexion, afin de décider si je puis vous l'accorder, ou si le soin de ma dignité m'impose le devoir de renoncer à la position que vous avez daigné m'accorder près de vous? Lady Kingston, fière et orgueilleuse à l'excès, était capable de comprendre le sentiment qui avait dicté les paroles de Jeanne. Loin de paraître offensée elle répondit simplement: — Soit! J'attendrai.
Le lendemain du jour où cette scène avait eu lieu, Jeanne plus triste encore qu'à l'ordinaire, souffrant du changement qui, depuis la veille, s'était opéré dans la manière d'être de lady Kingston à son égard, prétexta d'un léger mal de tête pour s'abstenir d'accompagner les dames à la promenade qu'elles faisaient chaque soir après le dîner. Restée seule, elle alla s'asseoir sur une terrasse située à l'extrémité de la maison, à la suite d'un petit salon, dont la famille Kingston avait fait le parloir indispensable dans toute habitation anglaise. La jeune fille avait pris un livre. D'abord elle essaya consciencieusement d'en parcourir les pages pour essayer d'échapper aux pensés désolantes qui l'obsédaient. Mais bientôt, la préoccupation prit le dessus. Jeanne, oubliant sa lecture, laissa, sans même s'en apercevoir, tomber le livre à ses pieds, tandis que son regard suivait machinalement les nuages sombres qui s'amoncelaient au-dessus du champ de courses, et que son esprit évoquait l'image d'un passé encore bien près d'elle, mais qui pourtant lui apparaissait déjà lointain et voilé comme s'il eût appartenu au domaine des songes. Elle resta ainsi absorbée pendant assez longtemps, et la nuit était presque venue quand une voix la tira brusquement de sa rêverie: — Monsieur Gustave ne viendra pas ce soir, miss Jeanne disait la voix, tremblante de colère. Vous attendez en vain; il vaudrait mieux, rentrer car les soirées sont fraîches. — Sir Richard! s'écria la jeune fille, se levant vivement et se penchant sur la balustrade pour essayer de voir celui qui venait de parler. — Oui, sir Richard!! dit celui-ci en s'approchant. Sir Richard qui maudit le jour où il vous a connue, et à qui il a fallu le témoignage de ses propres yeux pour croire que celle dont il vénérait le souvenir comme celui d'un ange a pu devenir infâme! — Est-ce que je rêve? balbutia l'orpheline d'un ton presque égaré. Est-ce bien vous, vous, sir Earley, qui me parlez ainsi? — Ecoutez-moi, Jeanne; reprit le jeune homme, dont la colère cédait peu à peu à je ne sais quel vague espoir de trouver encore digne de lui celle qu'il avait rêvé de nommer sa femme. Ecoutez-moi: je suis arrivé ici peu de jours après vous. Je dissimulais soigneusement ma présence, craignant que vous ne fussiez offensée si vous appreniez que je vous avais suivie, malgré l'intention formelle exprimée par vous de renoncer à un projet qui m'était bien cher. Il y a huit jours environ j'ai appris votre évanouissement au sortir de l'église et l'intervention de mon oncle qui, paraît-il, après vous avoir donné des soins, vous a confiée à un... monsieur... un jeune homme... nommé... monsieur...Gustave.... C'est bien cela, n'est-ce pas? — On m'a assuré que vous... que vous... accueillez favorablement l'hommage de ce... monsieur. J'ai refusé de le croire. On m'a dit que vous lui donniez des rendez-vous; oh! Jeanne, est-ce donc possible? Je me suis indigné! — Mais qui donc vous a dit tout ceci? Qui donc est ce monsieur Gustave, que je ne connais pas et qui semble mon plus mortel ennemi? — C'est mon oncle qui m'a averti; fit Richard, soulignant ce dernier mot. — Richard! vous l'avez cru? dit Jeanne d'un ton de reproche douloureux. — Je n'ai pas cru, mais j'ai voulu savoir. Pendant plusieurs soirées j'ai vu Monsieur... Gustave, se promener autour de cette maison. Vous n'avez pas paru, j'en conviens. Mais un hasard, que j'oserais presque qualifier de providentiel, a fait que j'ai rencontré hier ce monsieur au moment où il allait, comme moi, mettre une lettre à la poste. La lettre qu'il tenait est tombée de ses mains et, sans en avoir l'intention je vous l'affirme, j'ai vu qu'elle vous était adressée. Un rendez-vous, sans doute? Cette fois vous n'avez pas voulu le faire attendre en vain. Vous avez laissé les dames Kingston sortir seules et vous êtes restée. Je ne puis m'expliquer le retard de M. Gustave; croyez que, s'il eût été exact, je ne me serais point permis de troubler votre entretien avec lui. — Ainsi, vous m'avez jugée infâme? reprit Jeanne comme répondant à ses propres pensées. Vous me croyez digne de mépris? Oh! il me manquait ce dernier coup! — Prouvez-moi que je me trompe, Jeanne, je ne demande qu'à vous croire! Prouvez-moi que j'ai mal vu, mal compris; que cet homme ne cherche point à vous voir, qu'il ne vous a pas écrit... — Sir Richard, fit l'enfant avec une incroyable dignité, je n'ai point à me justifier. J'ai seulement à vous dire ceci: Si l'on avait osé vous accuser en ma présence j'aurais traité les accusateurs de calomniateurs indignes; si j'avais vu que vous commettiez une action infâme j'aurais cru à une ressemblance fatale, à un accès de folie de ma part, que sais-je? J'aurais douté de tout et de moi-même; mais je n'aurais jamais douté de vous ! En achevant ces mots Jeanne se leva, et, quittant la terrasse sans attendre la réponse de sir Earley, sans même le regarder, elle rentra dans le parloir. La jeune fille ne put réprimer un léger tressaillement en y trouvant, debout près de la fenêtre, lady Kingston, qui de loin et sans entendre les paroles échangées entre elle et Richard, avait assisté à son entretien avec lui. — Veuillez me suivre dans ma chambre, mademoiselle, dit sévèrement la vieille dame. J'attends de vous immédiatement les explications promises pour demain. Jeanne, un instant atterrée, se remit presque aussitôt, et répondit simplement: — Il est inutile de rien exiger, madame, je suis prête à tout vous dire.